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Tourisme

Tourisme et vie sauvage : impossible conciliation ?

En créant des réserves de vie sauvage, « îlots de quiétude où la nature laissée en libre évolution reprend ses droits », l’ASPAS* fait face à un défi de taille quant à la place à laisser aux voyageurs de passage. Comment concilier la sanctuarisation d’un environnement ensauvagé avec la possibilité offerte aux humains de s’y rendre pour le plaisir ? Le tourisme de masse n’est pas (encore) une menace pour ces espaces de vie d’un nouveau genre, mais leur mise en place interroge sur les garde-fous nécessaires à la cohabitation entre voyageurs et nature sauvage.

Par Rodolphe Christin, sociologue essayiste, auteur notamment de La vraie vie est ici. Voyager encore ? (Ecosociété, 2020) ; et Samuel Belaud, rédacteur en chef Pop’Sciences Mag

Photographies : Visée-A

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La démarche de l’association consiste à acquérir des parcelles d’espaces naturels, pour ensuite ne plus y intervenir et laisser la faune et la flore sauvages y évoluer librement, de sorte qu’elles se régénèrent par elles-mêmes.

En achetant ces espaces, l’ASPAS use du principe de propriété comme pouvoir d’ensauvagement et non plus d’occupation. Il ne s’agit pas
d’un projet d’exclusion de l’humain de certains espaces naturels,
mais au contraire d’« une réponse à l’effacement du lien entre l’humain et son milieu »**.

En ce sens, qu’il soit curieux ou passionné, le voyageur a toute sa place au cœur de ces réserves – à condition que sa démarche bénéficie autant à la vie sauvage qu’à son désir de découverte. Ces réserves s’érigent en havres de paix face à l’invivabilité qui menace le monde en général et le monde sauvage en particulier.

 


 

Béatrice Kremer-Cochet (à gauche) et Gilbert Cochet (à droite) sont naturalistes, administrateurs des réserves de vie sauvage de l’ASPAS et à l’origine de l’association Forêts sauvages.

Infatigables défenseurs de l’environnement, et intarissables puits de science, ils œuvrent à l’acquisition de parcelles de nature pour laisser les processus écologiques s’y développer spontanément et en toute quiétude

 

La vie sauvage comme destination

L’industrie du tourisme a depuis longtemps développé des offres dites de wildlife tourism, principalement centrées autour de l’observation ou l’interaction – sous contrôle et souvent sans trop de spontanéité – avec la faune sauvage. C’est singulièrement le cas en Afrique, en Australie, en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Nord, qui sanctuarisent de vastes étendues de nature (Yellowstone, Serengeti, parc National royal d’Australie…) où la présence de touristes y est admise, parfois en grand nombre (plus de 3 millions de visiteurs par an au parc de Yellowstone !), mais maîtrisée. Paradoxalement, la nature y est autant sauvage qu’elle est parquée, elle révèle un monde qui relègue à la marge ses espaces de préservation et les spectacularise en les tenant à distance. L’exemple américain montre d’ailleurs que la création de sanctuaires coexiste très bien avec la surexploitation des ressources, le capitalisme maîtrisant l’art de l’intégration des antagonismes.

Béatrice Kremer-Cochet rappelle que « la biomasse des mammifères terrestres est composée à 96% des humains et de leurs animaux d’élevages ». Au moins quelques étendues sont-elles à l’abri de l’exploitation et préservent les 4% restants. Force est de constater que ces sanctuaires ne prospèrent pas en France, où « à peine 1% du territoire est protégé de façon stricte et laissé en libre-évolution » constate, amère, la naturaliste. Pas encore de quoi développer une offre touristique maîtrisée et de faire cohabiter visiteurs et vie sauvage, loin s’en faut. Certains le déploreront, d’autres s’en réjouiront. Écologie et développement touristique peuvent-ils filer le parfait amour sans rencontrer d’orages ?

 

La cohabitation comme horizon

L’épanouissement du sauvage ne supporte pas les grands nombres et suppose un certain désaménagement des territoires. Reste à savoir si la capacité d’une administration, publique ou privée, à canaliser la présence des humains est suffisante pour garantir la bonne cohabitation entre tourisme et vie sauvage. De plus, délimiter des espaces pour préserver leur biotope en contrôlant leurs influences, ne relèverait-il pas aussi d’une forme subtile d’artificialisation des lieux ? Il est difficile d’échapper aux contradictions d’un monde de plus en plus quadrillé, y compris par l’organisation de ses espaces de ré-ensauvagement…

Les réserves de vie sauvage administrées par l’ASPAS, malgré leur modeste superficie, relèvent le défi de cette cohabitation. La quasi-totalité de la réserve du Grand Barry (inaugurée en 2012) est ainsi inaccessible et ne compte qu’un seul sentier qui ne fait que l’effleurer. Il permet d’accéder à un point culminant, d’où il est possible d’observer le reste du sanctuaire. Gilbert Cochet précise qu’il faut « faire de la dentelle dans le partage du territoire » pour réussir la « nouvelle alliance » qu’il appelle de ses voeux et qui consiste à faire cohabiter les hommes et le reste du vivant. « Cette coexistence est possible, ajoute-t-il, même là où on s’y attend le moins, comme dans les Gorges de l’Ardèche ». Le naturaliste rappelle que chaque été « ce site classé doit gérer 2 000 000 de personnes sur la route, 200 000 sur l’eau en canoë et 20 000 randonneurs (…) et que malgré cette surfréquentation, le vautour percnoptère, le faucon pèlerin, l’apron, la loutre y ont fait leur réapparition ».

Découvrir

Le développement des réserves de vie sauvage augure-t-il une nouvelle alliance entre les visiteurs et la nature ? Pour ce faire, il faudra d’abord éviter le piège qui ferait de la nature sauvage un argument d’attractivité supplémentaire pour les territoires, une ressource à valoriser parmi d’autres, un fournisseur de biens et d’expériences.

Aussi la sobriété touristique est incontournable ; non pas en interdisant l’accès, mais en évitant l’encouragement et la mise en marché des territoires… Le développement d’une écosophie***, fondement culturel de la révolution écologique à venir, suppose une relation concrète, consciente, réfléchie, poétique et philosophique avec le sauvage. Pour cela des interactions entre l’humain et le sauvage doivent être possibles.

Des médiations restent à trouver pour opérer cette cohabitation, non seulement scientifiques, mais également poétiques, artistiques, sensibles et philosophiques. Il s’agit de développer en Occident une anthropologie ouverte à la diversité du vivant. Dans cette optique, multiplier de telles réserves est une condition salutaire, nécessaire, mais encore insuffisante si l’on souhaite inspirer une transformation culturelle d’envergure.

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* Association pour la protection des animaux sauvages

** Virginie Maris dans « Renouer avec le vivant », Socialter, hors-série n°2, 2020

*** Concept développé par le philosophe norvégien Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, éditions Dehors, 2020.

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