Recycler une partie des effluents générés par les activités humaines pour économiser une ressource amenée à devenir moins abondante. C’est tout l’enjeu des dispositifs de réutilisation des eaux usées traitées qu’entend développer le gouvernement français. Loin d’être la panacée, cette solution peut néanmoins se révéler pertinente dans certaines circonstances.
Par Grégory Fléchet
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Parvenir à réduire nos prélèvements d’eau de 10 % à l’horizon 2030. Telle est l’ambition du « Plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau », présenté le 30 mars 2023, par Emmanuel Macron, lors d’un déplacement dans les Hautes-Alpes. Pour atteindre cet objectif, le chef de l’État souhaite notamment s’appuyer sur la réutilisation des eaux usées traitées (Reut). Alors que l’assainissement conventionnel, tel qu’il est pratiqué dans les stations d’épuration, se concentre sur le traitement des paramètres physico-chimiques (azote, phosphore, matière organique, etc.), la Reut nécessite une ou plusieurs opérations supplémentaires pour éliminer un maximum de micro-organismes pathogènes. On peut alors parler de recyclage. En France, cette pratique reste marginale comparée à certains de nos voisins européens. Tandis que l’Espagne utilise déjà 14 % de ses eaux usées traitées et que l’Italie atteint presque le seuil des 10 %, nous consacrons moins de 1 % des effluents, issus généralement de nos stations d’épuration, à d’autres usages.
Comment expliquer ce retard ? La réglementation en la matière a longtemps été un frein au développement de la Reut. Il aura, en effet, fallu attendre 2010 pour que la France se dote d’une législation encadrant cette pratique pour l’arrosage des espaces verts et l’irrigation agricole. En outre, jusqu’en mars 2022 et la publication d’un décret élargissant le champ d’utilisation des eaux usées traitées, des applications comme le nettoyage de la voirie et des canalisations, la lutte contre les incendies ou la recharge des nappes phréatiques restaient proscrites. « Depuis le 26 juin 2023, la réglementation européenne a pris le relais du droit français pour tout ce qui concerne la Reut destinée à l’irrigation agricole », précise Julie Mendret, maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier et spécialiste du traitement des eaux usées.
Privilégier la gestion du risque à la performance
Au-delà de la volonté d’harmoniser cette pratique à l’échelle de l’Union européenne, le nouveau règlement vise à assouplir son encadrement. Bien que les eaux traitées à des fins d’utilisation agricole y restent classées en quatre niveaux de qualité – A, B, C et D, du plus élevé au plus faible – le durcissement de certains critères, comme la concentration de bactéries Escherichia Coli[1] , pose question. Pour les eaux de la catégorie A, destinées à l’irrigation des cultures vivrières consommées crues, ce seuil passe de 250 bactéries pour 100 ml à 10 bactéries pour 100 ml. « Parvenir à ce niveau d’exigence microbiologique implique de multiplier par deux ou trois des coûts financiers du traitement de l’eau, ce qui pourrait porter préjudice à la pérennité de certains projets », estime Rémi Lombard-Latune, ingénieur de recherche au centre INRAE Lyon-Grenoble Auvergne-Rhône-Alpes, et expert de la réutilisation des eaux usées traitées. S’il en va de même des catégories B, C et D, qui voient leurs seuils microbiologiques respectifs divisés par cent, le règlement européen permet toutefois de déroger à ces objectifs de performance[2] pour l’ensemble des catégories. Dans la nouvelle réglementation européenne, l’entreprise ou la collectivité qui met en œuvre un projet de Reut est tenue de démontrer sa capacité à gérer le risque associé à la réutilisation de l’eau ; une procédure qui peut se révéler complexe. Cela peut se traduire par la mise en place d’un traitement additionnel à base de chlore, ou bien encore par l’utilisation d’un système d’irrigation qui limite la dispersion des microorganismes, comme le goutte-à-
goutte ou la micro-aspersion.
Lutter contre les îlots de chaleur urbains
Cette plus grande flexibilité dans la gestion du risque contribuera sans doute à accélérer le déploiement de la Reut dans l’Hexagone. L’objectif que s’est fixé le gouvernement de développer 1000 nouveaux projets de ce genre, d’ici 2027, paraît en revanche difficile à atteindre si on se réfère à l’évolution récente de la pratique. Bien que dix-sept nouveaux projets aient vu le jour entre 2017 et 2022, dans le même laps de temps, neuf autres se sont arrêtés faute de rentabilité. « Sur la petite centaine de dispositifs actuellement en activité, 60 % ont recours à la technique du lagunage, complète Rémi Lombard-Latune. Cela consiste à entreposer l’eau pendant plusieurs jours dans des bassins de faible profondeur afin d’éliminer un maximum de bactéries sous l’action du rayonnement ultraviolet du soleil. » Cette solution présente l’avantage d’être peu onéreuse lorsqu’elle s’appuie sur des infrastructures préexistantes. Ce qui est rarement le cas.
À l’heure actuelle, la vocation agricole de la Reut est d’ailleurs en perte de vitesse sur le territoire national et la plupart des projets, qui ont vu le jour ces cinq dernières années, se situent désormais en zone urbaine. Le débit conséquent des effluents produits par les stations d’épuration des grandes agglomérations, combiné aux performances élevées de ces installations, souvent modernes, offrent davantage d’opportunités. « La nécessité d’adapter la ville au changement climatique en densifiant sa couverture végétale pour lutter contre le phénomène des îlots de chaleur urbains ouvre de réelles perspectives à la Reut en tant que source d’arrosage de ces espaces verts », illustre Rémi Lombard-Latune.
Une zone littorale plus propice à la réutilisation
Quoi qu’il en soit, la pertinence d’un projet de valorisation des effluents de stations d’épuration reste largement tributaire de la géographie du territoire. Dans certaines régions continentales du sud de la France, où les rejets des stations d’épuration peuvent fournir 80 % du débit d’étiage – débit minimum – des cours d’eau, la Reut risque, par exemple, de mettre en péril le fonctionnement des écosystèmes aquatiques, en diminuant le retour de la ressource aux milieux aquatiques. Ce n’est donc pas un hasard si la grande majorité des projets français sont localisés non loin des côtes atlantique et méditerranéenne. « À proximité des zones littorales où les stations d’épuration rejettent leurs eaux usées dans la mer, la Reut permet d’éviter une perte directe d’eau douce, souligne Julie Mendret. En se substituant aux prélèvements dans les nappes phréatiques, cette pratique peut, en outre, contribuer à maintenir leur niveau suffisamment haut. »
Aux Sables-d’Olonne, le programme Jourdain entend pousser la démarche encore plus loin en utilisant les eaux usées de sa station d’épuration pour produire de l’eau potable. Afin d’éliminer l’intégralité des contaminants présents dans ces effluents (bactéries, virus, nitrates, pesticides…), le projet s’appuiera sur un prétraitement par osmose inverse[3]. Une fois purifiée, l’eau sera reminéralisée avant d’être réinjectée dans un lac artificiel destiné à la production d’eau potable. D’ici 2027, le projet Jourdain prévoit de fournir 600 m3 d’eau par heure, soit la consommation d’une
ville de 60 000 habitants. Compte tenu du coût de revient[4] relativement élevé d’une eau traitée par osmose inverse – de l’ordre de 3 et 4 euros/m3 contre environ 2 euros/m3 pour la production et l’acheminement de l’eau potable – , ce genre d’initiative a toutefois peu de chance d’essaimer. Selon Rémi Lombard-Latune, une telle généralisation serait en tout état de cause lourde de conséquences : « alors qu’il est estimé que le traitement conventionnel des eaux usées génère environ 6 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales[5], cette contribution pourrait être bien supérieure si on décidait de traiter l’ensemble de ces effluents par des techniques de filtration sur membrane[6] comme l’osmose inverse ou la nanofiltration. »
L’utilisation de telles technologies doit alors être ajustée selon les différents enjeux en présence, les eaux produites par ces traitements étant, par exemple, moins chargées en polluants que les eaux traitées de manière conventionnelle. Si un déploiement généralisé de tels procédés est fort peu souhaitable, la réutilisation des eaux usées reste un outil intéressant dans un contexte de réchauffement climatique où l’eau va devenir de plus en plus rare, sous réserve que cette réutilisation se mette en place de manière adéquate.
NOTES :
[1] La présence de cette bactérie intestinale dans l’eau peut indiquer une contamination de la ressource par des matières fécales.
[2] Dans la législation française, la concentration de bactéries E. Coli devait être inférieure à 10 000/100 ml pour les eaux de catégorie B. Avec le nouveau règlement européen, ce seuil est désormais de 100 bactéries/100 ml, sans qu’il présente toutefois un caractère obligatoire.
[3] Système de filtration qui utilise la pression hydraulique pour forcer l’eau à circuler à travers une membrane semi-perméable dans laquelle toutes les particules et autres matières en suspension restent piégées.
[4] Le coût de revient représente l’ensemble des charges directes et indirectes qu’une entreprise doit payer pour produire un bien ou offrir un service.
[5] Ritchie, H., et al., CO 2 and Greenhouse Gas Emissions, OurWorldInData.org (2020) ; Dickin, S., et al,. Sustainable sanitation and gaps in global climate policy and financing, npj Clean Water 3, 24 (2020).
[6] Garfi, M., et al., Household anaerobic digesters for biogas production in Latin America: A review, Renewable and Sustainable Energy Reviews, 60 (2016).
Pour aller plus loin
« Laver le linge à l’eau recyclée : expérimentation en blanchisserie » par Caroline Depecker, Pop’Sciences Mag #12, novembre 2023.