Près de 60 % de la population mondiale vit aujourd’hui en ville, un chiffre qui monte à 80 % pour un pays urbanisé comme la France. Or, face au changement climatique, nos espaces urbains sont appelés à être réinventés. La solution peut alors se trouver dans un nouvel aménagement – ou ménagement – de nos cités intégrant harmonieusement le vivant.
Par Samantha Dizier
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« Depuis 70 ans, notre monde connaît une artificialisation généralisée sans commune mesure dans l’histoire », retrace Michel Lussault, professeur de géographie à l’ENS de Lyon. Jusqu’au début du 20e siècle, l’artificialisation de l’environnement a été relativement stable. En 1850, moins de 10 % de la population vivait dans des zones urbaines. À cette même époque, la ville de Lyon était alors parcourue par des cours d’eau et des zones humides. Au cours des deux derniers siècles, avec une intensification à partir des années 1950, l’homme a totalement fait disparaître l’eau de l’agglomération. Une disparition qui s’est étendue à l’entièreté du vivant. « Il s’agit d’un processus double, nous explique Michel Lussault. Il y a, d’une part, un escamotage des éléments vivants et non-vivants, qui sont recouverts par des dispositifs matériels, des édifices, de l’asphalte, etc. Et, d’autre part, on retrouve une instrumentalisation du vivant, une soumission de ses éléments à un processus d’instrumentation : on les utilise pour parvenir à des fins humaines. » Canalisation des fleuves, barrage, asséchement de zones humides, les exemples sont nombreux de modifications des milieux pour les rendre utilisables par l’homme. Ce phénomène, au-delà des centres-ville, concerne également les zones péri-urbaines et les campagnes, connectées aux logiques urbaines.
Le vivant face au changement climatique
Les villes sont appelées à accueillir de plus en plus d’habitants. Et elles vont devoir faire face aux conséquences du changement climatique avec l’accroissement de phénomènes météorologiques extrêmes, comme les vagues de chaleur et les inondations. Dans une ville dense, comme celle de Lyon, qui présente un centre très minéral, les masses thermiques des bâtiments, des routes, et de toutes les zones artificielles, vont créer un microclimat qui va avoir tendance à être en surchauffe. Jean- François Perretant, maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon et architecte à l’agence NOVAE[1], nous explique : « on va avoir, par exemple, des effets de canyon urbain. Les bâtiments vont réfléchir la chaleur du soleil sur les bâtiments de l’autre côté de la rue. Ils vont ainsi mutuellement se renvoyer de la chaleur et se mettre en surchauffe ». La compréhension des éléments du vivant, comme le soleil, le vent, l’eau, les végétaux, peuvent alors apporter des solutions de régulation climatique.
Pour Jean-François Perretant, « l’architecture a du sens si elle se trouve dans un environnement qu’elle comprend. L’architecte doit composer avec les différents éléments qui composent cet environnement et donc le vivant. L’idée est de considérer les aménagements comme des ménagements, dans le sens où on ménage les relations qui existent entre une architecture et son milieu ». On pourrait parler d’écosystème urbain, une ville étant constituée de composants, vivants et non-vivants, en lien les uns avec les autres, et en constante interaction.
De la matière grise d’architecte
Intégrer le vivant dans l’architecture, cela passe par le positionnement des bâtiments par rapport au soleil et au vent, ou encore la prise en compte du cycle de l’eau. Au-delà de la construction d’un bâtiment, il faut aussi aménager ses abords et réfléchir au lien qu’il entretient avec ce qui l’entoure. Intégrer ces éléments naturels au projet de construction permet alors de l’inclure au mieux dans son environnement. « Le travail sur la régulation climatique se fait par l’intégration des formes d’ensoleillement et de ventilation naturelle », insiste l’architecte. Cela se traduit par des formes urbaines qui permettent au vent de rafraichir les bâtiments sans avoir recours à une ventilation mécanique.
Un travail similaire peut être fait sur le cycle de l’eau, élément essentiel du rafraichissement des agglomérations, mais aussi sur l’ensoleillement. Il existe des organisations architecturales qui permettent de répartir l’ensoleillement de manière équitable entre les habitants, pour garantir au minimum deux à trois heures de soleil par logement par jour, tout au long de l’année. Ce qui conduit alors à réaliser des économies d’énergie, en profitant d’un chauffage naturel en hiver, par le biais des fenêtres. Ces dernières étant efficacement protégées en été. Nul besoin de technologies. Pour Jean-François Perretant, « concevoir les espaces urbains en ayant connaissance de leurs environnements et de leurs contraintes, c’est la meilleure méthode pour réintégrer la nature en ville, et rendre cette dernière plus confortable et ouverte à la biodiversité. La première matière écologique, c’est la matière grise : celles des aménageurs, des architectes, des techniciens… »
Des trames de couleurs
Au-delà de ces éléments naturels, les êtres vivants peuvent également être des ressources pour rendre nos villes plus agréables, comme la végétation qui contribue au rafraichissement, pouvant aller jusqu’à réduire la température de 4°C[2]. Mais il est également important de permettre à ce vivant d’habiter, lui aussi, ces lieux confortablement. L’un des problèmes majeurs de ces territoires urbains est que leur processus d’artificialisation a fragmenté les écosystèmes. Les espèces ne peuvent alors pas, ou difficilement, circuler d’un espace à un autre.
Depuis une quarantaine d’années, sont mis en place des corridors écologiques ou trames : bleues pour l’eau, vertes pour les végétaux, brunes pour le sol et noires pour la nuit. Leur objectif : recréer des continuités entre les espaces de nature, pour permettre aux espèces de circuler, et donc redynamiser les écosystèmes. « Pour mettre en place ces trames, il faut le faire à toutes les échelles, explique Karine Lapray, ingénieure énergie et environnement, co-gérante du bureau d’étude TRIBU[3]. On va fonctionner en strates. Par exemple, le couvert végétal va être la strate de vie des oiseaux. Mais pour se nourrir, ils vont devoir aller sur la strate basse, le sol. À chaque échelle de vie, il faut s’assurer de reconstituer ces trames, là où ils nichent, se reproduisent, mangent. » L’écosystème doit être pris en compte dans sa globalité.
Karine Lapray est intervenue sur le projet mené sur le quartier de la Confluence depuis 2002. « Sur un quartier industriel, très dégradé, avec très peu de sols vivants, et où existait une volonté de construire un quartier très dense, il y avait un vrai enjeu à trouver un équilibre entre tous les vivants », raconte-t-elle. Accompagné d’associations, comme la Ligue pour la protection des oiseaux[4] ou Arthropologia[5], ils ont travaillé pour mettre en place des continuités écologiques afin d’assurer la constitution d’écosystèmes, avec des milieux très différents, que sont les bords des fleuves et le centre urbain. Ce qui s’est alors traduit par l’introduction d’espaces de nichoirs, des essences d’arbres variés, la mise en place de bassins, de terrains plantés, de surfaces perméables pour laisser infiltrer l’eau, etc. « Notre suivi a montré qu’il s’est ainsi développé une biodiversité très riche et abondante », conclut Karine Lapray.
Des limites économiques
Ces nouveaux lieux ont un coût. Le premier problème qui se pose est celui de leurs gestions et de leurs entretiens. Comme le souligne Fanny Michel, responsable du service urbanisme et territoires à la Métropole de Lyon, « l’introduction de davantage d’espaces verts soulève ces questions logistiques qui peuvent peser sur les dépenses des collectivités. Mais ces efforts restent plus que nécessaires notamment dans les zones particulièrement dépourvues de ce type d’espaces. » Ces problématiques se retrouvent également sur les terrains privés. Un accompagnement à des nouveaux modes de gestion, qui interviennent moins sur les écosystèmes pour les laisser se développer plus librement, pourrait être proposé aux collectivités et aux citoyens. La Métropole de Lyon propose, par exemple, des aides financières aux habitants pour l’accompagnement à la végétalisation des espaces résidentiels.
En outre, réinventer des espaces de vie qui laissent la place aux écosystèmes, cela a un double coût souligne Michel Lussault. Selon le géographe, « à l’échelle mondiale et nationale, très peu de véritables mises en œuvre systématique de trames vertes et bleues ont été réalisées. » Pourquoi cela ? Tout d’abord, il faut investir dans une nouvelle ingénierie urbaine : inventer de nouvelles techniques, former les ingénieurs et architectes, convaincre les habitants, mettre en place une gestion adaptée. Et en second lieu, il faut soustraire des terrains à la construction immobilière. « Mettre en place ces trames suppose de reconquérir des espaces sur le développement des opérations immobilières et de construction, rappelle Michel Lussault. Or, le cœur du développement citadin, c’est le développement de la construction. Le plus grand stock de richesse au monde est le capital foncier et immobilier. »
Il faut alors trouver un terrain d’entente, par exemple, via des systèmes de compensation. Pour libérer de l’espace au sol, la solution peut être d’investir les hauteurs.
Densifier la ville ?
Selon l’Organisation des Nations unies, nous ne serons pas loin de dix milliards d’humains en 2050. Ce qui va nécessiter de trouver de nouveaux territoires de vie, de production, de loisir.
Une des réponses possibles est alors de densifier les zones urbaines. Objectif : éviter l’étalement de nos espaces citadins, et donc un exponentiel accroissement de l’artificialisation. Jean-François Perretant rappelle que « nous avons longtemps pensé que pour avoir un confort de vie, il fallait construire en dehors de la ville, pour retrouver un lien avec la nature. Mais pour cela, on a construit des routes, des infrastructures, des réseaux, qui ont complètement artificialisé l’environnement par cette extension vers les campagnes ». Cette expansion est très consommatrice de ressources et de terrains. La densification permettrait ainsi de limiter cet étalement urbain et de renaturer ces espaces périphériques. Les artifices seraient alors concentrés dans les zones déjà artificialisées.
« Cette densification doit être pensée comme une intensification », souligne l’architecte. Le but est de rassembler les personnes, mais aussi les services, les loisirs, les transports, afin d’avoir au plus proche de chez soi tous les éléments de sa vie. Ce qui permettrait de limiter les déplacements, et donc, par exemple, l’usage des véhicules personnels au profit de transports en commun.
Un enjeu politique et réglementaire ?
Certaines des réponses pour développer une ville plus durable sont donc déjà pensées, testées et mises en place. Mais une intensification de ces nouveaux ménagements de nos agglomérations est nécessaire. « Les orientations politiques sont indispensables à la mise en œuvre de changements en matière d’urbanisme et d’architecture », souligne Jean-François Perretant.
Ces sujets apparaissent de plus en plus présents dans les projets des collectivités et des métropoles. « Aujourd’hui, sur la métropole de Lyon, avant le déclenchement de toute étude urbaine, des pré-diagnostics écologiques et agricoles sont systématiquement réalisés », déclare Fanny Michel. « Limiter l’artificialisation des sols, préserver les terres naturelles et agricoles, les ressources et le patrimoine végétal sont également des objectifs qui sont inscrits dans le Plan Local d’Urbanisme et de l’Habitat (PLU-H), un outil de protection, mais également de programmation. »
Au niveau réglementaire, la loi climat et résilience du 22 août 2021 a fixé l’objectif d’atteindre le « zéro artificialisation nette des sols » (ZAN) en 2050. Une loi qui se décline au niveau local. « Le schéma de cohérence territoriale de l’aire métropolitaine lyonnaise est actuellement en révision, rapporte Fanny Michel, un document de planification, dans lequel va être intégré le « zéro artificialisation nette », avec l’objectif de réduire l’empreinte écologique des activités humaines, par notamment la préservation des sols et des milieux naturels. »
« Depuis 30 ans, on peut voir que les choses progressent, notamment avec cette inscription dans les textes de l’arrêt de l’artificialisation des sols. Mais, on rencontre une vraie réticence face à cette loi ZAN de la part d’aménageurs ou d’élus qui demandent des dérogations », nuance Jean-François Perretant. Plusieurs acteurs soulèvent ainsi le besoin d’une éducation et d’une acculturation à ces enjeux pour aller vers une ville qui donne une place à tous les vivants. Élus, aménageurs, architectes, jardiniers, habitants … nous sommes tous acteurs de ces changements, et devons y être formés. « Une agglomération se renouvelle de 1 % par an : il faut donc 100 ans pour faire une ville », énonce Jean-Yves Toussaint, professeur d’urbanisme et aménagement à l’INSA[6] Lyon. Ce n’est peut-être pas tant la ville qui doit changer, mais également nos manières, en tant qu’humain, d’habiter la ville.
Notes
[1] Société d’architecture et d’ingénierie impliquée dans une démarche environnementale de développement durable.
[2] Rafraîchir les villes des solutions variées, ADEME (2021).
[3] Bureau d’étude qui, depuis 1990, est spécialisé dans la conception éco-responsable des bâtiments et des territoires.
[4] Association française dédiée à la protection de la nature depuis 1912.
[5] Association naturaliste pour la connaissance et la protection des insectes et de la biodiversité.
[6] Institut national des sciences appliquées.
POUR ALLER PLUS LOIN
- L’éclairage nocturne : un enjeu juridique ?, par Samantha Dizier, Pop’Sciences Mag #13, juin 2024.