Échanger
Par Ludovic Viévard
Photographies : Visée.A
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La ville est par excellence le lieu de la circulation, plus rarement celui de l’échange de biens. Aujourd’hui, en tout cas. Car, comme le souligne l’historien Maurice Garden, la rue du Moyen-Âge est, elle, encombrée de tréteaux sur lesquels tout se vend, les boutiques ne servant que de lieux de stockage. Cet immense marché qu’était la rue s’est progressivement organisé et aseptisé. Contre ce mouvement d’hyperstructuration, des échanges réapparaissent des formes plus libres et spontanées, voire sauvages. Certaines, telles les boîtes à livres ou les « givebox », visent à créer de la convivialité, du lien entre habitants. Associatives, municipales ou installées par des particuliers, ces boîtes permettent de créer une circulation non marchande des biens. Échanger dans l’espace public peut ainsi prendre une forme militante. Par exemple, les « dead drops », ces clés USB scellées dans les murs qui permettent d’échanger des données numériques ! Certains, qui n’ont pas de voiture, le temps ou simplement l’énergie d’aller jusqu’à une « donnerie » officielle, se contentent de déposer dans la rue un réfrigérateur, un meuble, un fond de placard ou de cave… avec un panneau invitant le passant à se servir.
Communiquer - militer
La rue est traditionnellement un lieu d’expression et de contestation. Si l’espace public est constitué de signes légaux (panneaux indicateurs, enseignes commerciales, publicités, etc.), il est régulièrement « hacké » par tous ceux qui souhaitent s’y exprimer librement. Visibles mais pas toujours lisibles, les tags sont une signature par laquelle leurs auteurs s’approprient les lieux. Des habitants ou des passants anonymes s’échangent des messages, passent des annonces, sur une porte, un mur. Les artistes s’expriment eux-aussi dans la rue, contraignant le passant à une confrontation avec un art parfois militant. Certains nous enjoignent à une plus grande vigilance sur le fonctionnement de notre société. D’autres ont entrepris de renommer les rues pour souligner combien les femmes sont absentes de cette mémoire collective. D’autres encore, détournent les espaces publicitaires pour lutter contre la consommation et la « pollution visuelle ». Il y a également ceux, comme Faites-les parler, qui nous invitent à contribuer à une œuvre collaborative autour des personnalités médiatiques ou politiques. Ainsi, grâce à tous ces détournements, la rue redevient cette agora si chère aux Grecs, un lieu d’échange et d’élaboration d’idées, comme elle le fut lors du mouvement Nuit debout en 2016.
Réparer - embellir
Si l’espace public est le lieu de tous, son aménagement et son entretien dépendent des institutions publiques, seules compétentes. Pourtant, nombreux sont ceux qui interviennent et, apportant leur touche personnelle, réparent ou embellissent la ville. L’un des exemples les plus connus, et dont Ememem est emblématique (lire son interview), est celui du flacking, cet art de raccommoder qui consiste à reboucher les nids-de-poule avec des fragments de carrelage. D’autres utilisent des Lego comme une pièce réparant un mur. Les deux n’offrent évidemment pas la même solidité, mais elles ont en commun de détourner le matériau réparé pour embellir la ville. C’est aussi une démarche que poursuivent de très nombreux artistes qui insèrent leurs œuvres dans l’environnement. Ainsi, les fleurs que CAL colle et intègre à la végétation réelle produisent une réalité augmentée de la ville ! Certains « customisent » le mobilier urbain, ici une poubelle, là une vespasienne. D’autres peignent sur les murs, y collent des tableaux, des objets, des sculptures ou exposent leurs photos. D’autres encore se livrent au yarn bombing, une pratique qui consiste à habiller poteaux et rampes d’escalier de tricot. Réparation, embellissement, ludification aussi, comme le font certains artistes qui sèment des objets ou des cartes à retrouver et transforment ainsi la ville en terrain de jeu.
Habiter - se nourrir
L’espace public est de plus en plus investi par des habitants qui en font une extension de leur habitation ou de leur balcon. On se réapproprie la rue pour y faire pousser des plantes aromatiques, on cultive des jardins partagés, on dépose ses déchets biologiques pour les transformer en compost, etc. L’association Incroyables comestibles dispose, par exemple, des bacs dans l’espace public pour y planter des légumes et, dans certaines rues, des habitants fabriquent eux-mêmes des jardinières avec des palettes de bois. Entre agriculture urbaine, DIY (« do it yourself ») et embellissement, il s’agit bien souvent de pratiques de loisir qui permettent de vivre la ville autrement, d’y tisser des liens, de s’y détendre. Cet investissement de la ville se concrétise aussi, l’été, dans de nouvelles formes d’« habiter ». Ici on paie un ticket de stationnement pour y placer la table du déjeuner. Là des hamacs se tendent entre les arbres, on passe la nuit dans les parcs en jouant de la musique, en dansant, en buvant un coup… Autant d’occasions de pousser les murs de son appartement et de se rencontrer. La rue devient maison ouverte. Mais ces pratiques récréatives choisies ne doivent pas masquer les situations subies où la rue est le seul espace possible où habiter. Des cartons, parfois une tente, un duvet, un réchaud, la promiscuité et la galère… la rue investie par nécessité est aussi une prison.
L.V
Pour aller plus loin
CAL. La customisation de la ville à la portée de tous
Faites-les-parler. La rue redevient une agora
La rue est traditionnellement un lieu d’expression et de contestation. Par exemple, des habitants ou des passants s’échangent des messages, passent des annonces, sur une porte, un mur. Les artistes s’expriment eux-aussi dans la rue. Certains, comme Faites-les parler, nous invitent à contribuer à une œuvre collaborative autour des personnalités médiatiques ou politiques. Interview