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Santé[s] - One Health

D’Hippocrate à One Health : quand la médecine intègre l’environnement

Le bien-être humain est intrinsèquement lié à celui de son environnement. De nos jours, ce lien est de plus en plus reconnu, voire pris en considération, par la médecine. Mais la connaissance de cette connexion n’est pas une découverte récente : dans nos sociétés occidentales, elle remonte à l’Antiquité. Récit d’une histoire prenant racine dans la Grèce antique.

Par Samantha Dizier, journaliste.

 

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©Visée.A

« Pour approfondir la médecine, il faut considérer d’abord les saisons, connaître la qualité des eaux, des vents, étudier les divers états du sol et le genre de vie des habitants. »[1] Cette conception de la médecine prenant en compte l’ensemble de l’environnement de l’homme (environnement autant naturel que social) semble très moderne. Elle pourrait, par exemple, s’appliquer au concept de One Health qui reconnaît que les santés des humains, des animaux, des plantes et de l’environnement en général sont étroitement liées et interdépendantes[2]. Et pourtant, cette citation provient d’un court traité écrit au cours de l’Antiquité : Airs, eaux, lieux.

Premières traces écrites

Cet ouvrage fait partie des corpus de textes attribués au médecin grec Hippocrate, entre le 5e et le 4e siècle avant Jésus-Christ. Il s’agit des toutes premières traces écrites faisant un lien entre la santé des humains et leur environnement extérieur. Il n’est pas impossible qu’une telle relation ait déjà été établie auparavant, mais alors, sans avoir réussi à parvenir jusqu’à nous.

Elisa Andretta, directrice de recherche CNRS au sein du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA), nous rapporte que ce traité « considère les différents paramètres qui définissent l’environnement, les airs, l’eau et les caractéristiques physiques d’un site », comme ayant une incidence sur la santé humaine. Cet ouvrage est à destination de médecins qui s’installent dans un nouveau lieu, avec des indications pour adapter leur manière de soigner à ce nouveau milieu. Les recommandations qu’il contient commencent également à être utilisées dans les choix d’implantation d’une ville ou d’un palais, pour sélectionner un lieu favorable à la santé de ses futurs habitants.

Ces préceptes sont ainsi suivis par les médecins durant toute l’Antiquité gréco-romaine. Mais, au Moyen Âge, la transmission du traité d’Hippocrate est très accidentée et certains des savoirs qu’il contient se perdent peu à peu. Ils ne sont véritablement redécouverts qu’à l’époque de la Renaissance.

Renaissance de l’hippocratisme

« Au 16e siècle, Airs, eaux, lieux est retrouvé, étudié et remis en circulation, et ce, notamment, grâce à l’imprimerie », relate Elisa Andretta. Les médecins et spécialistes de l’époque s’en emparent, le commentent et y ajoutent leurs propres observations. « Mais ces éditions ne circulent pas uniquement dans le milieu des médecins. Le reste de la société s’en saisit également, et, particulièrement, les autorités publiques », ajoute l’historienne.

Ces autorités utilisent ces principes pour, par exemple, l’édification de nouvelles villes. L’importance du lieu sur la santé était prise en compte pour définir l’emplacement du site. « Quand Philippe II, roi d’Espagne, décide d’édifier sa nouvelle cour sur le site de l’Escorial [près de Madrid, NDLR] au début des années 1560, il convoque une commission d’experts composés d’architectes, d’officiers de la couronne, de moines, mais aussi de médecins », raconte Elisa Andretta.

Avec l’élargissement des frontières du monde connu, qui est florissant au 16e siècle, les explorateurs du nouveau monde emmènent ces préceptes avec eux. « Dans les descriptions de ces nouveaux espaces, on retrouve de nombreuses comparaisons de lieux avec des villes européennes ayant des environnements similaires, relate l’historienne. Il est alors supposé qu’ils auraient des effets équivalents sur la santé des habitants. »

De l’eau et de l’air

Deuxième élément primordial des enseignements hippocratiques : l’eau. Au 16e siècle, sa potabilité est un enjeu important. « Pour la ville de Rome, des traités rapportent des débats de médecins sur la qualité et donc le choix de la source en eau pour la cité », rapporte la chercheuse.

L’eau peut également se révéler fléau. Les inondations sont une problématique importante et peuvent avoir des conséquences désastreuses. À l’époque, la présence d’eaux stagnantes est perçue comme ayant un impact négatif sur l’état de l’air, un élément alors considéré comme le plus important de la santé. « Il était celui qui provoquait les épidémies. L’air est, en effet, partagé par tous ceux qui le respirent », explique Elisa Andretta. Cette importance de la salubrité de l’atmosphère a, par exemple, conduit à la mise en place des premières politiques de gestion des déchets organisées. Le pourrissement des déchets était, alors, associé à une dégradation de la qualité de l’air. « La médecine de l’époque était donc tournée principalement autour de la prévention », résume la chercheuse.

« La médecine [du 16e siècle] était donc tournée principalement autour de laprévention. »
Elisa Andretta - Directrice de recherche CNRS Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes.

Vers l’hygiène publique

Ces préceptes continuent à circuler, et ce, jusqu’au 18e siècle avec le néo hippocratisme, doctrine directement héritée des thèses d’Hippocrate et considérant l’influence des lieux et du climat sur la santé.

En 1776, la Société royale de médecine est créée. Celle-ci lance alors une grande enquête auprès des médecins. Son objectif : faire remonter des descriptions de tous les lieux du royaume et de leurs caractéristiques. « Ces mémoires de médecins sont appelés des topographies médicales. Et ils permettent de faire circuler le savoir néo-hippocratique », nous raconte Stéphane Frioux, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2 et directeur du Laboratoire de recherche historique Rhône Alpes. Ce savoir et ce lien avec l’environnement demeurent très empiriques. « Ce sont des constatations : dans telle région d’Italie ou du Midi français, les fièvres sont fréquentes, donc ce territoire est considéré comme malsain », explique Stéphane Frioux.

À la fin du 18e siècle, apparaît le concept d’hygiène publique, ou « l’art de conserver la santé des sociétés », selon Stéphane Frioux. L’objectif est alors de prévenir l’apparition de maladies, notamment chez les populations les plus vulnérables. « Si on prend l’exemple de la tuberculose, les recommandations sont de ne pas accueillir trop d’individus dans le même logement, dans des lieux insalubres ou peu lumineux. »

Il s’agit donc d’un domaine d’exercice qui ne concerne pas que les médecins, mais aussi les architectes ou encore les vétérinaires. En effet, à la campagne, les personnes en charge de cette nouvelle discipline ont davantage des formations de vétérinaire. En 1890, Lyon est une des premières villes françaises à créer un bureau d’hygiène publique. Ce qui devient obligatoire pour toutes les villes de France de plus de 20 000 habitants à partir de 1902.

 

© DR

Conseils de prévention contre la tuberculose qu’on
pouvait retrouver dans les Principes d’hygiène, une
brochure éditée par la Fondation Rockefeller et la
Commission américaine de préservation contre la
tuberculose en France, en 1916-1917.

Des ingénieurs et des architectes

Dans ce contexte, la place des architectes et ingénieurs est grandissante. « Les médecins font le rapprochement entre les miasmes provenant des matières organiques et l’émergence de maladies. Et pour prévenir cela, les ingénieurs ont la solution technique : ils proposent un système d’égouts avec de l’eau potable, pour chasser les matières usées loin des villes », expose l’historien. Conséquence : les épidémies de choléra diminuent.

Les ingénieurs paraissent alors plus efficaces que les médecins auprès des pouvoirs publics. Les médecins lancent l’alerte. Mais ce ne sont pas eux qui ont les moyens pratiques de mettre en œuvre des systèmes de prévention. Ce qui contribue à une baisse de prestige de cette médecine néo hippocratique à la fin du 19e siècle.

L’hygiène publique est également à l’origine de l’urbanisme. Dans une ville comme Lyon, on retrouvait un tissu de petites rues enchevêtrées et sombres, avec des immeubles très hauts. De grands travaux sont entrepris et des centaines de logements sont démolis, pour créer la rue impériale, qui deviendra l’actuelle rue de la République, une voie d’une grande largeur pour garantir l’ensoleillement. Ce processus, qu’on peut rapprocher de l’hausmannisation[3], se produit durant tout le 19e siècle.

Quand la technique invisibilise l’environnement

Le 20e siècle arrive et, avec lui, l’avènement de la technique, des médicaments, de la vaccination. « Avec les progrès de la médecine, la dimension environnementale est abandonnée et devient archaïque, retrace Stéphane Frioux. La théorie hippocratique est progressivement délaissée au profit des théories sur les microbes et les bactéries ». Quelques médecins persistent, principalement pour la tuberculose, et envoient leurs patients dans des sanatoriums à la montagne, à la campagne ou à la mer, pour profiter des bienfaits de ces milieux.

Mais après la Seconde Guerre mondiale, la tuberculose est progressivement soignée, grâce aux antibiotiques. Cette explosion de la biomédecine[4] rompt alors les dernières persistances des questions environnementales.

« [Au 20e siècle], avec les progrès de la médecine, la dimension environnementale est abandonnée et devient archaïque. »
Stéphane Frioux - Maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Lumière Lyon 2 et directeur du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes.

Vers une seule santé

Il ne faut pas attendre longtemps pour voir resurgir Hippocrate de la bibliothèque. À partir des années 1980, l’Organisation mondiale de la santé remet la santé environnementale sur le devant de la scène. « Cette organisation, fondée en 1946, définit la santé non seulement comme l’absence de maladies, mais aussi comme un bien-être physique et psychique sous toutes ses formes », rappelle Stéphane Frioux.

En 1978, la médecine triomphe avec l’éradication définitive de la variole, grâce à la vaccination. Or, quatre ans plus le tard, le sida est découvert. Les années 1980 sont l’époque d’une prise de conscience que la technique médicale n’est pas encore toute puissante et que de nouveau défis médicaux arriveront sans cesse. En 1986, la Charte d’Ottawa[5] pour la promotion de la santé remet en pleine lumière l’importance de l’environnement dans ses principaux axes d’actions.

Depuis les années 2000, apparaît le terme de One Health : Une seule santé. Un concept qui met en avant le fait que la santé est partagée par tous sur la planète : les humains, la faune, la flore, les milieux et l’environnement de manière plus générale. Ce concept renoue alors avec les théories d’Hippocrate, et, au-delà, incite également à prendre soin de cet environnement, dont notre bien-être dépend.


Notes

[1] Hippocrate, (traduction : Marechaux, P.), Airs, eaux, lieux, Rivages (1996).

[2] Le Groupe tripartite et le PNUE valident la définition du principe « Une seule santé » formulée par l’OHHLEP, Organisation mondiale de la santé (2021).

[3] L’hausmannisation fait référence à la transformation urbaine de Paris initiée au 19e siècle par Georges-Eugène Haussmann et Napoléon III (élargissement des voiries, réseau d’eau, grands parcs, etc.).

[4] La biomédecine fait ici référence à l’essor de la thérapie médicamenteuse, qui s’appuie sur l’industrie chimique et pharmaceutique, et le soutien de l’État à une biologie utilisant les analyses sanguines, puis la recherche sur les gènes.

[5] Charte émise lors de la première Conférence internationale pour la promotion de la santé. Cette charte est le document international de référence qui définit la promotion de la santé et les principes d’action qui y sont attachés.


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