La crise de la Covid-19 a mis en lumière l’interconnexion profonde entre les santés humaine, animale et environnementale. Pourtant, l’approche One Health, qui s’appuie sur ces relations complexes, peine encore à s’imposer comme une stratégie de référence dans les politiques publiques. Face aux menaces sanitaires croissantes et à la fragilisation des écosystèmes, comment matérialiser l’approche One Health pour prévenir les crises à venir ? Entre cadres internationaux et initiatives locales pionnières, la mise en pratique de cette approche nécessite de surmonter des obstacles structurels, mais offre également des opportunités inédites pour bâtir une santé globale et durable.
Par Marie Privé, journaliste.
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La pandémie de Covid-19 a agi comme un miroir grossissant des failles de notre système de santé mondiale. La réponse à la pandémie s’est souvent limitée à une approche sectorielle et réactive. « Pendant la crise de la Covid, on a très peu – voire pas du tout – intégré l’approche One Health dans la prise de décisions, explique Sébastien Gardon, docteur en sciences politiques et inspecteur de santé publique vétérinaire (VetAgro Sup). Les vétérinaires, par exemple, bien que directement impliqués dans la gestion des zoonoses, n’ont pas été reconnus comme des acteurs clés de la réponse sanitaire. On ne s’est pas non plus interrogé sur les méthodes de désinfection catastrophiques[1], ni sur les questions de santé mentale liée aux restrictions et aux confinements… On était dans une réaction de crise et d’urgence. » Pourtant, des alertes avaient déjà été lancées avec des maladies comme la grippe aviaire ou Ebola, rappelant l’urgence d’une vision globale de la santé.
Des obstacles à lever
Malgré l’émergence de l’approche One Health dans les discours scientifiques, sa mise en œuvre dans les politiques publiques reste confrontée à d’importants obstacles structurels. « Les politiques publiques sont, par essence, sectorielles[2], indique Amandine Gautier, sociologue et politiste (Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes). La mise en œuvre de cette approche est nécessairement paradoxale, elle est faite de confrontation. Car enclencher une action One Health nécessite de s’intéresser aux mécanismes de négociation : comment trouver un compromis entre des acteurs [pouvoirs publics, scientifiques, entreprises, etc, NDLR] qui ne partagent ni le même vocabulaire, ni les mêmes valeurs, ni les mêmes intérêts. Cela demande d’apprendre à coopérer dans un cadre qui n’y est encore que peu adapté, surtout en France. »
De plus, l’approche One Health suscite des tensions, car elle questionne les modèles économiques, notamment dans le secteur agroalimentaire où les logiques productivistes s’opposent souvent aux impératifs de santé publique. Cependant, malgré ces obstacles, des signes encourageants témoignent de l’institutionnalisation progressive de One Health. « Ce processus d’intégration, bien qu’encore fragmenté, se renforce à travers des réseaux composés d’acteurs issus de la haute fonction publique, qui tissent des liens privilégiés avec des scientifiques spécialistes des épidémies, des zoonoses, des professionnels de la santé animale et humaine, de l’écologie, afin d’encourager une gouvernance plus holistique[3] de la santé », indique Amandine Gautier.
Une dynamique internationale en marche
À l’échelle mondiale, on observe une intégration progressive de l’approche One Health au sein de certaines organisations, à l’image de l’alliance quadripartite : en mars 2022, quatre institutions onusiennes – l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, l’Organisation mondiale de la santé, l’Organisation mondiale de la santé animale et le Programme des Nations unies pour l’environnement – ont signé un accord inédit visant à renforcer la coopération en vue d’équilibrer et d’optimiser durablement la santé des personnes, des animaux, des végétaux et de l’environnement. Ces quatre agences, soutenues par des financements initiés au départ par la France et l’Allemagne, travaillent à intégrer One Health dans leurs stratégies globales.
Cette dynamique d’ancrage de l’approche One Health au sein des grandes organisations mondiales a été rendue possible, en grande partie, grâce au forum One Sustainable Health[4] (OSH), qui constitue aujourd’hui une plateforme unique de collaboration internationale. Lancé en octobre 2020, dans la foulée de la première vague de Covid-19, ce forum réunit des chercheurs, des représentants des pouvoirs publics, des ONG et des entreprises, avec pour objectif de promouvoir et d’accélérer une coopération renforcée.
Le forum OSH a ainsi mis en place des groupes de travail internationaux et pluridisciplinaires pour identifier des programmes opérationnels percutants et définir des lignes directrices innovantes, en vue de leur financement et de leur mise en œuvre. De ces groupes de travail sont ressorties une trentaine de recommandations, classées en quatre catégories principales : information du public, finance, données scientifiques et gouvernance. Parmi elles, on trouve des propositions comme « intégrer One Health dans les programmes scolaires dès le primaire jusqu’à l’université », « mettre en place des taxes pertinentes sur les combustibles fossiles/carbone, en abordant la pollution de l’air, l’élevage intensif et d’autres sources de pollution, y compris l’élimination des exonérations fiscales sur le carburant pour le transport aérien et maritime », ou encore « instaurer une législation visant à rendre illégale l’exploitation des zones de biodiversité sensibles et des ressources planétaires clés ».
« Ces recommandations sont destinées aux décideurs politiques et aux acteurs de terrain, pour les aider à comprendre et à répondre aux multiples crises à travers des actions concrètes et éclairées », affirme Benoît Miribel, secrétaire général de la fondation OSH. « Il est essentiel de comprendre que notre sécurité sanitaire dépend aussi de celle des autres pays, y compris des nations les plus pauvres. On se protège mieux en protégeant les autres qu’en érigeant des murs. »
En février 2022, l’initiative « Une Europe pour la santé mondiale » / « One Europe for Global Health » a été adoptée lors de la réunion des ministres européens de la Santé et des Affaires étrangères à Lyon. Cette déclaration vise à mobiliser l’Union européenne autour de One Health, avec des engagements tels que la réduction des cloisonnements pour renforcer la coopération intersectorielle et la création d’une gouvernance pour l’Union européenne de la santé.
En France, des initiatives en cours
Les membres de la fondation OSH ont récemment initié un dialogue avec les ministères français : « Une taskforce [groupe de travail, NDLR] interministérielle One Health va bientôt être annoncée, se réjouit Benoît Miribel. Dès octobre 2024, des préfets devraient être formés à l’approche One Health », marquant ainsi un nouveau pas vers l’institutionnalisation de cette démarche à l’échelle nationale.
La France s’inscrit, par ailleurs, déjà depuis 2023 dans l’approche One Health via la Stratégie nationale en santé mondiale (2023-2027)[5] , qui met en avant la nécessité de renforcer la résilience des systèmes de santé et d’intégrer cette démarche dans les politiques publiques. Parmi les priorités figurent la promotion de systèmes de santé équitables et résilients, la lutte contre les conséquences du changement climatique, et l’adoption d’une approche interdisciplinaire pour mieux répondre aux urgences sanitaires futures. Cette stratégie est le fruit de plusieurs années de travaux concertés entre ministères, opérateurs de recherche et acteurs de la société civile.
Territoires et élus locaux : des facteurs clé
Au niveau local, le site Auvergne-Rhône- Alpes se distingue par son application de One Health à travers le Plan régional santé-environnement 4[6] . Lancé en 2022, il se décline en actions concrètes telles que la gestion des ressources en eau, la qualité de l’air intérieur et extérieur, et la prévention des zoonoses. Ce type d’expérimentation régionale montre que l’approche One Health s’adapte aussi aux réalités locales. Car si la santé publique est souvent perçue comme une compétence exclusivement médicale et hospitalière, les élus locaux ont pourtant un rôle crucial à jouer : en tant que gestionnaires des territoires, ils ont le pouvoir d’agir sur l’aménagement urbain, la gestion des espaces verts ou encore la qualité de l’air et de l’eau. L’intégration de One Health dans les stratégies municipales améliorerait la qualité de vie et renforcerait la durabilité des territoires. Lyon s’inscrit, par ailleurs, parmi les villes « moteurs » de la démarche européenne One Health 4 Cities, avec pour objectif de promouvoir l’intégration de l’approche One Health dans les stratégies et projets urbains. Parmi les actions déjà instaurées, des cours d’école ont été renaturées et une alimentation saine pour la santé et les écosystèmes est proposée aux enfants dans les cantines.
L’approche One Health est désormais reconnue comme une solution incontournable pour relever les défis sanitaires globaux, mais sa mise en œuvre reste complexe. « Le problème, c’est l’effet silo[7] . Il faut de la précision et des métiers, certes, mais il faut aussi de l’horizontalité », souligne Benoît Miribel. Il appartient désormais aux décideurs publics, aux élus locaux et aux organisations internationales de poursuivre cet effort, en s’appuyant sur la science, la concertation et un engagement global, afin de construire un avenir plus résilient et durable pour tous.
Notes
[1] Sont notamment en tort une utilisation excessive de biocides, substances utilisées contre les organismes nuisibles, pouvant entraîner la formation de résistances chez les organismes visés.
[2] Gautier, A., Gardon, S., One Health : du concept à la démarche, Médecine Santé Environnement (2023).
[3] Une approche holistique consiste à prendre en compte un élément dans sa globalité plutôt que de le considérer de manière compartimentée.
[4] En français : Une santé durable.
[5] La France lance sa nouvelle stratégie en santé mondiale (2023-2027), Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (2023).
[6] Journée de lancement du PRSE4 Auvergne-Rhône- Alpes, La santé- environnement en Auvergne-Rhône-Alpes (2024).
[7] On parle « d’effet silo » quand des groupes de collaborateurs d’une organisation travaillent et communiquent de façon cloisonnée au sein de leur département, sans prendre en considération les orientations globales.
POUR ALLER PLUS LOIN
- Le Jardin des Mélisses : un espace de nature au cœur de l’hôpital, par Marie Privé, journaliste, Pop’Sciences Mag #14, décembre 2024.