Détecter précocement les maladies émergentes pour établir des stratégies de prévention efficaces ? Voici tout l’enjeu de l’épidémiologie, la « science de l’estimation du risque en santé ». Remise sur le devant de la scène au moment de la pandémie de Covid-19, cette discipline scientifique est à l’avant-garde pour anticiper et prévenir les épidémies. Son meilleur atout : la surveillance, qui doit concerner aussi bien la santé humaine que la santé animale, selon le concept One Health d’une seule santé dans un environnement partagé.
Par Clémentine Vignon, journaliste
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Alors que les pandémies semblaient relever du passé, la Covid-19 nous a brusquement rappelés à la réalité en 2020. En quelques semaines, des termes comme « R zéro », « variant », « test PCR » sont entrés dans le vocabulaire courant, et les courbes d’évolution de l’épidémie se sont mises à dicter notre quotidien. Une discipline scientifique méconnue du grand public s’est imposée : l’épidémiologie. La surveillance épidémiologique, notamment, a permis de suivre au jour le jour l’évolution de la pandémie, d’anticiper l’apparition de nouvelles « vagues » et de mettre en place une stratégie de lutte via la diminution des contacts infectieux, puis la vaccination.
Faire parler les données
La matière première de cette surveillance, ce sont les données de « vie réelle » qui, contrairement aux données obtenues dans le cadre d’essais cliniques contrôlés, sont issues de la vie courante (sources hospitalières, enquêtes de santé publique, etc.). Mine d’or pour les épidémiologistes, cette manne d’informations est traitée et analysée à l’aide d’outils informatiques, de modèles mathématiques et des biostatistiques[1], pour dégager des tendances ou repérer des événements inhabituels. « À partir de ces données d’épidémiosurveillance, l’idée est ensuite de proposer des interventions pour réduire le nombre de cas », explique Philippe Vanhems, professeur d’épidémiologie et de santé publique aux Hospices civils de Lyon et au Centre international de recherche en infectiologie. La finalité de la surveillance épidémiologique est donc la mise en œuvre de stratégies de prévention – par exemple, la vaccination pour maîtriser la propagation d’une maladie infectieuse[2].
Cette même surveillance est ensuite utilisée pour évaluer l’effet de ces interventions. C’est ainsi que l’efficacité de la vaccination a été démontrée en France et dans le monde dans de nombreuses infections, telles que la rougeole. Selon une étude épidémiologique internationale, environ 57 millions de décès auraient été évités dans le monde entre 2000 et 2022 grâce à la vaccination contre la rougeole[3]. Autre exemple, plus récent et à plus petite échelle, aux Hospices civils de Lyon (HCL) : une étude épidémiologique menée par le CERP (Center of Excellence for Respiratory Pathogen) de Lyon en 2024 a mis en évidence l’efficacité d’un nouveau traitement proposé aux nouveau-nés depuis septembre 2023 en France pour prévenir la bronchiolite du nourrisson, une affection liée au virus respiratoire syncytial. Une réduction de 78 % du risque d’hospitalisation pour bronchiolite dans les HCL au cours de la saison 2023-2024 a effectivement été constatée pour les enfants ayant bénéficié du traitement préventif.
Les animaux sauvages et domestiques, réservoirs d’agents pathogènes
S’agissant des maladies infectieuses émergentes, la surveillance épidémiologique s’inscrit dans une véritable course contre la montre qui doit aboutir à des prises de décision rapides et efficaces. Il en faut peu pour éveiller les soupçons des scientifiques. « Deux ou trois cas inattendus peuvent suffire à nous alerter et à déclencher des investigations », estime Philippe Vanhems. Le tout est de ne jamais baisser la garde, car une fois l’épidémie installée, il est plus difficile de la contenir. L’enjeu est donc d’anticiper ces maladies infectieuses – ou du moins de les repérer au plus vite quand elles émergent. Or, d’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 75 % des maladies infectieuses humaines émergentes proviennent d’animaux sauvages ou domestiques (élevage). La pandémie de Covid-19 en est une parfaite illustration. « Il y a eu tellement de contaminations entre les humains que nous avons presque oublié que la Covid-19 était une zoonose[4] au départ », observe Karine Chalvet-Monfray, professeure en biostatistique et épidémiologie à VetAgro Sup. Désormais, nul ne peut ignorer l’interdépendance entre la santé humaine et la santé animale. Sachant cela, surveiller de près la santé des animaux sauvages et domestiques s’avère nécessaire, notamment pour mieux anticiper et prévenir le franchissement de la barrière inter-espèces[5].
Depuis 1955, le réseau national SAGIR administré par l’Office français de la biodiversité se consacre à la surveillance événementielle[6] dans la faune sauvage. Concrètement, il s’agit de récupérer dans la nature des mammifères et des oiseaux sauvages morts pour déterminer les causes de leurs décès et repérer d’éventuels agents pathogènes circulants au sein de ces populations animales et de leur environnement. « La détection d’agents pathogènes transmis par les tiques chez un chevreuil permet, par exemple, de savoir que les tiques locales sont infectées », illustre Emmanuelle Gilot, professeure au sein du Laboratoire de biométrie et biologie évolutive.
En 2023, le réseau SAGIR a contribué à la création d’une salle de nécropsie (examen post-mortem pratiqué sur les animaux) de biosécurité de niveau 3 (BSL 3)[7] sur le campus de VetAgro Sup de Lyon, pour autopsier les cadavres d’animaux sauvages. « Les lésions macro et microscopiques retrouvées à l’autopsie nous renseignent sur le type d’agent pathogène rencontré, avant de procéder à des analyses plus poussées, microbiologiques, toxicologiques ou autres », explique Emmanuelle Gilot, également responsable du pôle Expertise Vétérinaire et Agronomique Animaux Sauvages (EVAAS) qui gère cette plateforme. Celle-ci fait partie de tout un ensemble d’équipements dont s’est doté le site de Lyon dans le cadre du projet EquipEx+ Infectio Tron financé par l’Agence nationale de la recherche et coordonné par l’Université Claude Bernard Lyon 1. Ce projet a pour objectif de mettre en œuvre le concept de One Health dans le domaine des maladies infectieuses émergentes au sein de l’écosystème lyonnais. À VetAgro Sup, ont ainsi vu le jour une volière pour chauve-souris – modèle animal d’intérêt dans la recherche sur les agents infectieux en raison de son incroyable tolérance aux pathogènes –, ainsi qu’un élevage de rongeurs en semi-liberté permettant d’observer les mécanismes de diffusion des pathogènes au sein de ces populations.
Dépasser la vision anthropocentrée
La surveillance de la faune sauvage sert en particulier à protéger la faune domestique, à savoir les animaux d’élevage. Les épizooties (équivalent des épidémies pour les animaux) qui déciment les élevages sont source de stress et de difficultés financières pour les éleveurs, déstabilisent les filières d’élevage, engendrent des pertes économiques et menacent la sécurité alimentaire. Mais ce n’est pas tout. « L’atteinte des animaux domestiques, surtout quand il s’agit de mammifères comme les porcs ou les bovins, est aussi une porte d’entrée vers une transmission de l’agent infectieux aux humains », rappelle Emmanuelle Gilot. Depuis mars 2024, la souche H5N1 du virus de la grippe aviaire, une infection qui touche principalement les oiseaux sauvages et d’élevage, se propage dans des élevages bovins aux États-Unis, laissant craindre une possible transmission à l’être humain. En protégeant le bétail, on protège donc aussi indirectement les humains.
Pour éviter la contamination des animaux domestiques par la faune sauvage, des mesures d’hygiène sont mises en place dans les élevages, complétées ou non par d’autres moyens de prévention, tels que la vaccination. Dans la faune sauvage, en revanche, les actions restent limitées. « Les méthodes de prévention qu’on applique chez les animaux domestiques sont difficilement reproductibles dans la faune sauvage », explique Emmanuelle Gilot. Vacciner tous les oiseaux sauvages contre la grippe aviaire est inenvisageable !
Enfin, s’il est primordial d’empêcher la contamination des animaux domestiques par la faune sauvage, l’inverse est tout aussi vrai, notamment dans un objectif de préservation de la biodiversité. « Un aspect souvent négligé », regrette Emmanuelle Gilot. De même que nous, humains, devons aussi veiller à ne pas contaminer les animaux, sauvages ou domestiques. Car dans la chaîne de transmission, nous ne faisons pas figure d’exception : nous sommes aussi à la fois victimes et sources d’agents pathogènes, hôtes et réservoirs. Conditionnés par notre vision anthropocentrée, ce point de vue peut paraître difficile à concevoir. Prendre de la hauteur pour faire évoluer notre regard est à la base du concept One Health.
Faire de One Health une réalité
Mais si ce concept est attrayant sur le papier, il ne va pas forcément de soi. Intrinsèquement, les associations de protection de la nature, les éleveurs ou encore les acteurs de santé publique n’ont absolument pas les mêmes priorités. « Tout l’enjeu est de trouver des compromis », affirme Emmanuelle Gilot. Pour cela, une bonne coopération entre les différents acteurs est indispensable.
Des compromis doivent aussi être faits en ce qui concerne la surveillance épidémiologique. Impossible de surveiller partout et tout le temps… Il faut donc choisir quand et où on place la loupe. Pour aider les gestionnaires d’espaces naturels à définir leur plan de surveillance sanitaire de la faune sauvage, l’équipe EVAAS de VetAgro Sup a créé l’outil d’aide à la décision « Priorité santé faune ». Celui-ci élabore des listes d’espèces et de maladies à surveiller par ordre de priorité sur un territoire donné, en fonction des enjeux qui lui sont propres.
En santé humaine, la problématique est identique. « Parce que la surveillance a vocation à être pérenne, nous sommes obligés de réduire le nombre de variables ou d’informations recueillies », indique Philippe Vanhems. Enfin, comme toutes ces surveillances s’articulent à différentes échelles – locale, nationale, européenne et mondiale – on peut imaginer l’importance de former des collaborations solides et efficaces entre les différents acteurs. Encore en discussion à l’OMS, l’accord mondial sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies, qui vise à tirer des leçons de la pandémie de Covid-19, doit notamment aboutir à des recommandations favorisant une meilleure surveillance des épidémies au niveau mondial.
Les maladies zoonotiques les plus courantes en Europe ne sont pas forcément celles auxquelles on pense spontanément. Il s’agit de deux maladies bactériennes touchant le système digestif, la campylobactériose (137 000 cas en Europe en 2022) et la salmonellose (65 000 cas)*. Transmises principalement par voie alimentaire (viande, œufs ou produits laitiers contaminés…) ces zoonoses provoquent des symptômes typiques de la gastro-entérite.
* Selon « The European Union One Health 2022 Zoonose Report » publié par l’European Food Safety Authority et l’European Centre for Disease Prevention and Control.
Notes
[1] La biostatistique scientifique est un champ qui consiste à appliquer des théories, des méthodes et des techniques statistiques à des données biomédicales pour en extraire des connaissances scientifiques.
[2] Maladie causée par un micro-organisme pathogène tel qu’une bactérie ou un virus.
[3] Minta, A.A., Ferrari, M., Antoni, S., et al., Progress Toward Measles Elimination — Worldwide, 2000– 2022, MMWR Morb Mortal Wkly Rep, 72 (2023).
[4] Maladie infectieuse qui se transmet des animaux vertébrés à l’homme, et vice versa.
[5] Le franchissement de la barrière inter-espèces désigne le passage d’une maladie d’une espèce à une autre jusqu’alors non affectée (l’homme le plus souvent).
[6] La surveillance événementielle, au contraire de la surveillance programmée, est la détection de la survenue d’événements particuliers (signes cliniques, mortalités) par des observateurs de terrain en contact avec les animaux.
[7] Le BSL 3 correspond à un niveau de sécurité 3 sur 4. Les microorganismes sont, en effet, classés en quatre groupes, en fonction de la gravité croissante du risque d’infection qu’ils représentent pour l’homme. Ceux du groupe 3 sont susceptibles de provoquer une maladie grave chez l’homme avec un risque possible de propagation dans la collectivité.
POUR ALLER PLUS LOIN
- Vent debout contre la menace planante de la grippe aviaire, par Clémentine Vignon, journaliste, Pop’Sciences Mag #14, décembre 2024.