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Intelligences

Les émotions ont leur raison que la raison ne peut ignorer

Il est rare que nos décisions soient purement rationnelles. Elles s’accompagnent de ressentis affectifs subtils qui, positifs ou négatifs, colorent les choix possibles.

Par Caroline Depecker, journaliste.

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© Visée.A

L’erreur est humaine et tout le monde y a droit. Même Descartes. Connu comme le père du rationalisme moderne pour avoir affirmé qu’il faut user de raison pour connaître, ce mathématicien et philosophe du 17e siècle séparait par ailleurs la pensée, siège de l’âme, du corps, réceptacle des sensations et des émotions. Un raisonnement juste se devait de privilégier la première au détriment du second. Cette approche duale a été remise en question en profondeur, en 1994, par le neuroscientifique Antonio Damasio à travers son essai L’erreur de Descartes : la raison des émotions.

« Jusqu’aux années 1990, seuls les chercheurs en psychologie s’intéressaient aux émotions humaines. »
Rémi Gervais - Neurobiologiste et professeur émérite à l’Université Claude Bernard Lyon 1.

« Jusqu’aux années 1990, seuls les chercheurs en psychologie s’intéressaient aux émotions humaines, explique Rémi Gervais. Les neurobiologistes, quant à eux, ne savaient pas très bien avec quels outils les mesurer. Antonio Damasio a levé cet écueil en développant le cadre expérimental adéquat », et a montré, a contrario de Descartes, que les émotions sont essentielles pour prendre des décisions.

Les travaux développés par le neuropsychologue montrent que, lorsque nous faisons un choix, celui-ci s’accompagne de réactions corporelles. Par exemple, une accélération du rythme cardiaque en cas de stress ou des nausées si nous avons consommé de l’alcool plus que souhaité. Ces sensations corporelles sont associées à des émotions perçues comme positives ou négatives. Ces états émotionnels sont, ensuite, mémorisés dans un réseau incluant le cortex orbitofrontal, c’est ce qu’Antonio Damasio appelle les « marqueurs somatiques[1] ». Chaque situation vécue se voit ainsi attribuer une étiquette qui définit sa valeur émotionnelle. Lorsque nous sommes confrontés à un événement similaire ultérieur, ces marqueurs somatiques se réactivent et sont pris en compte par l’individu lors de ses prises de décision.

Des émotions utiles pour gagner au casino

L’hypothèse des marqueurs somatiques a été étudiée au laboratoire à l’aide de la tâche dite « du casino ». Grâce à ce jeu, on évalue la capacité des individus à anticiper les conséquences de leurs décisions alors que celles-ci engendrent des gains et des pertes pour les participants amenés à choisir entre des options risquées ou sûres. Les chercheurs ont pu comparer des volontaires en bonne santé à des patients atteints de lésions du cortex orbitofrontal. Verdict : les personnes bien portantes manifestent des réactions émotionnelles anticipées, comme l’augmentation du rythme cardiaque ou une légère sudation, qui les aident à écarter les choix risqués et à privilégier ceux qui sont bénéfiques à long terme. Mais chez les personnes lésées, aucun signe d’alerte émotionnelle ni prudence : leurs décisions, impulsives, favorisent les gains immédiats au détriment de pertes futures. Au final, ils s’en sortent moins bien que les autres.

On dit souvent que la peur est mauvaise conseillère, mais en réalité, « cette émotion est en toile de fond de chacune de nos décisions et heureusement qu’elle est là, commente Rémi Gervais. C’est elle qui vous incite à appuyer de façon instinctive sur la pédale de frein pour éviter la survenue d’un accident au feu rouge ».

Quand l’émotion est envahissante ou lorsque nous sommes anxieux, l’histoire est toute autre, par contre, car l’amygdale, une petite structure en forme d’amande, est alors en surrégime. Et vient interférer dans le processus décisionnel qui s’en trouve fortement perturbé !


Notes

[1]  Qui se rapportent au corps.


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