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Economie, Société

L’innovation peut-elle réconcilier les Français avec leur agriculture ?

Par Benoit De la Fonchais
Photographies : Visée.A ; Isara-Lyon

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Soucieux de leur santé et de leur environnement,de nombreux consommateurs rejettent le modèle agricole qui les a nourris jusqu’ici : ils veulent du bio, du local, du terroir. En face, les agriculteurs dénoncent l’agribashing qui déferle sur eux et discrédite leur métier. Comment renouer le dialogue ? En puisant dans les recettes du passé ou en misant sur l’innovation ?

Jeudi 11 avril 2019, la cour d’appel de Lyon a donné raison à l’agriculteur Paul François qui accusait la société Monsanto d’être responsable de son intoxication, en 2004, par un désherbant de la marque. Derrière ce procès opposant un paysan français et une firme multinationale à la réputation sulfureuse se dessine un procès plus vaste, celui de l’agriculture « moderne ». On a l’habitude de parler de « révolution verte » pour désigner les progrès qui ont permis d’augmenter considérablement les rendements et de sécuriser les récoltes en faisant appel à la mécanisation, aux engrais et aux produits phytosanitaires, communément appelés pesticides. On l’a un peu oublié, mais cet élan modernisateur de l’agriculture s’est accompagné d’une augmentation et d’une diversification de l’offre alimentaire ainsi que d’une sécurité alimentaire sans pareilles. Une chose est sûre : depuis le début des années 2000, ce modèle est remis en question. Le contrat de confiance qui liait les Français à leurs agriculteurs se défait. Les premiers estiment que les agriculteurs ne se soucient pas assez de santé, d’environnement et de bien-être animal ; les seconds dénoncent l’hostilité de l’opinion publique et l’ingratitude des consommateurs. Comment les réconcilier ? En revenant à une agriculture à l’ancienne ou en misant sur l’innovation ?

Pour essayer de comprendre la crise qui traverse notre système alimentaire, un peu de recul n’est pas inutile. Pierre Cornu, professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’Université Lumière Lyon 2, rappelle qu' »il n’y a pas eu d’âge d’or de la paysannerie ni de moment où il y aurait eu une harmonie stable entre l’Homme et la nature. Les  sociétés agraires, souligne-t-il, sont des sociétés de la tension, de l’équilibre précaire, des soudures difficiles, où les phases de cherté et de disette alternent avec des phases d’abondance. » Qui se souvient aujourd’hui des famines qui ont décimé les campagnes françaises jusqu’au XIXe siècle et de la peur de manquer qui a façonné les mentalités pendant des siècles ? Qui craint encore les intoxications alimentaires qui provoquaient chaque année des milliers de morts ? Peu de monde. Mais d’autres peurs ont surgi. Jamais les Français n’ont été aussi méfiants devant leur assiette. Huit sur dix jugent probable le risque que certains aliments nuisent à leur santé, selon l’étude Food 360° menée par l’institut Kantar TNS. « Fondée ou non, cette perception engendre une attention accrue à toutes les informations qui permettent aux consommateurs de se rassurer sur la qualité des produits (origine, lieu de fabrication, mentions « sans » sur les packagings, produit bio…)« , analyse Pascale Grelot-Girard, directrice de l’expertise de l’Institut.

Le monde agricole est aujourd’hui sans boussole, il a le sentiment de ne plus être porté par les politiques publiques.
Pierre Cornu (Professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université Lumière Lyon 2. Il vient de faire paraître une "Histoire de l’Inra" aux éditions Quæ.)

Pourtant, l’alimentation n’a jamais été aussi sûre : la dernière crise sanitaire sérieuse remonte à l’année 1996 (crise de la « vache folle »). La crainte est devenue diffuse : le consommateur n’a pas peur pour aujourd’hui, mais pour demain. Il redoute les effets à long terme des produits transformés sur sa santé.

L’agroécologie, nouvelle feuille de route de l’agriculture française

Au souci de sa santé se mêlent désormais d’autres considérations. Le consommateur veut aussi avoir une approche plus responsable, note l’étude Food 360° : « Il a pris conscience que ses choix ont des répercussions sur l’environnement, le bien-être animal ou le revenu des agriculteurs. » Ce qui le pousse à modifier son comportement alimentaire : il se tourne vers
les produits bio, réduit sa consommation de viande ou fréquente les Amap (Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne) et autres magasins de producteurs. Autant de changements qui bousculent le monde agricole. Pris en tenaille entre une réalité économique impitoyable et les nouvelles attentes de la société, celui-ci doit se réinventer. Certains agriculteurs font le choix de se convertir à l’agriculture biologique, d’autres restent attachés au modèle qu’ils ont toujours pratiqué, d’autres enfin tentent de trouver une troisième voie, cherchant à limiter les intrants (engrais et pesticides) et à s’appuyer davantage sur l’agronomie et la nature – ce qu’on appelle l’agroécologie, nouvelle feuille de route de l’agriculture
française et européenne. « Cette crise fissure une profession qui était assez unie jusqu’ici, constate Pierre Cornu. Le monde agricole est aujourd’hui sans boussole, il a le sentiment de ne plus être porté par les politiques publiques. » Certes, la loi Agriculture et Alimentation, votée en octobre 2018, a redonné un cadre visant à rééquilibrer les relations commerciales et à promouvoir une alimentation saine et durable. Mais, de l’avis même du ministre de l’Agriculture, « le compte n’y est pas. » Les agriculteurs ont toujours du mal à vivre dignement de leur travail.

Pour Pierre Cornu, la crise doit être comprise à l’échelle du système alimentaire dans son ensemble, « de la production au consommateur en passant par la distribution. » Il reconnaît qu’il n’est pas simple d’amener tous les acteurs concernés à discuter sereinement des évolutions nécessaires. Et déplore aussi une certaine hystérisation du débat public, notamment autour de la question du bien-être animal. « Avec des vidéos dénonçant à juste titre des conditions d’élevage ou d’abattage intolérables dans certains endroits, une association comme L214 a projeté un imaginaire ultra-violent sur les filières animales« , constate-t-il. Ces images ont pu entretenir un discours et des actions antiviande, voire anti-élevage, qui découragent les éleveurs engagés dans le développement des filières de qualité.

Un climat exacerbé autour de la suppression du glyphosate

Ce climat exacerbé, on a pu le constater aussi autour du débat sur le glyphosate, herbicide le plus utilisé au monde, dont la France a décidé de se passer en trois ans, et plus largement sur celui des pesticides, dont certaines associations demandent l’interdiction totale. Autre terrain sensible : l’amélioration génétique des variétés. La forte opposition contre les plantes
génétiquement modifiées au début des années 2000 a abouti à l’interdiction de la culture (2008) et de l’expérimentation d’OGM en plein champ (2013). Plus récemment, d’autres techniques d’amélioration génétique comme la mutagénèse ont été assimilées par la Cour de justice européenne aux OGM, au grand dam des experts des biotechnologies végétales.

L’innovation n’est pas seulement technologique, elle passe aussi par une meilleure connaissance des services que la nature rend à l’agriculteur.
Christophe David (Directeur délégué de l’Isara-Lyon, école d’ingénieurs en agriculture, alimentation, environnement et développement rural)

Faut-il déduire de ces phénomènes que la science n’a plus sa place dans l’agriculture ? Ce n’est pas l’avis de Christophe David, directeur délégué de l’Isara, l’école d’ingénieurs en agriculture, alimentation, environnement et développement rural de Lyon. « Ne cultivons pas la nostalgie : on ne reviendra pas à l’agriculture d’antan, affirme-t-il. Les solutions passent par l’innovation. Mais cette innovation n’est pas seulement technologique, elle passe aussi par une meilleure connaissance des écosystèmes agricoles et des services que la nature rend – gratuitement – à l’agriculteur. » On pense, bien sûr, à la pollinisation assurée par les insectes, mais il en existe de nombreux autres. On peut ainsi associer les espèces végétales sur une même parcelles afin qu’elles se protègent mutuellement des bioagresseurs (maladies, insectes et mauvaises herbes) ; renoncer au labour pour préserver la vie du sol et sa fertilité (agriculture de conservation) ; recourir au biocontrôle (contrôle par des mécanismes naturels) pour limiter la prolifération des insectes nuisibles ; introduire des légumineuses, qui fixent l’azote, entre deux cultures pour réduire les apports d’engrais ; planter des haies en bordure des parcelles pour favoriser le développement des insectes auxiliaires (favorables à l’agriculteur)… Toutes ces améliorations, qui structurent l’agroécologie, reposent sur l’observation et la science.

L’idée qu’on pourrait se passer du génie agronomique et revenir à des pratiques « traditionnelles » est une utopie dangereuse.

Pierre Cornu

Rien de surprenant pour Pierre Cornu. « Cela fait longtemps que les systèmes alimentaires sont gouvernés par un principe d’innovation, rappelle l’historien de l’agriculture. C’est ce qui a poussé les agriculteurs à mieux irriguer, à créer des terrasses, à planter des haies coupe-vent, à chercher à améliorer leur cheptel ou à essayer de nouvelles variétés de blé. Autant d’avancées, pas forcément spectaculaires, mais efficaces pour produire des systèmes équilibrés. Toute innovation qui s’inscrit durablement dans les usages est le fruit d’une co-construction entre des savoirs formalisés et la pratique« , souligne Pierre Cornu, qui rappelle que la IIIe République avait nommé un professeur d’agriculture dans chaque département afin d’aider les agriculteurs à adopter des pratiques rationnelles et augmenter la qualité de leurs produits. « L’idée qu’on pourrait se passer du génie agronomique et revenir à des pratiques « traditionnelles » est une utopie dangereuse, estime-t-il. On peut piloter une transition rapide vers des systèmes plus sobres en intrants, supprimer le gâchis, les glucides et protéines inutiles à notre santé, mais cela demande un contrat de confiance entre la société, l’État et les scientifiques. »

L’agriculture de précision mise sur le numérique

Si l’innovation en agriculture ne peut se réduire à la technologie, elle ne va pas s’en priver. C’est le cas dans le domaine de l’agriculture « de précision », qui mobilise l’informatique, la cartographie satellite ou par drone, le big data et l’intelligence artificielle pour développer des outils d’aide à la décision permettant à l’agriculteur de piloter plus finement son exploitation. Ces outils permettent ainsi de limiter l’apport d’engrais ou de positionner au mieux les traitements des cultures. L’innovation passe aussi par les biotechnologies, avec les limites propres à l’Union européenne, notamment pour proposer des variétés plus résistantes au stress (hydrique, climatique). Une tendance qui se traduit par l’amélioration génétique d’espèces bien connues, mais aussi par la mise en culture d’espèces ou de variétés délaissées jusqu’ici. Plusieurs laboratoires dans le monde travaillent ainsi en ce moment sur des céréales pérennes (n’ayant pas besoin d’être semées chaque année) qui permettraient de préserver les sols et de diversifier les productions végétales.

L’impact du réchauffement climatique est déjà perceptible

S’adapter au réchauffement climatique qui vient : s’il est un secteur qui s’y prépare, c’est bien celui de l’agriculture. Les variations de température, de pluviométrie, de nuisibilité des bioagresseurs vont avoir un impact, déjà perceptible, sur les cultures. Plus largement, ce sont nos systèmes alimentaires et l’offre qui en résulte qui risquent d’être fragilisés. Cette question taraude depuis quelques années Arthur Grimonpont et Félix Lallemand, deux jeunes scientifiques lyonnais, qui ont lancé un programme de recherche axé sur la résilience des systèmes alimentaires face aux grandes menaces (climatiques, énergétique, économique, écologique…) qui pèsent sur notre monde (lire l’encadré plus bas). Ce rapide tour d’horizon montre qu’il existe aujourd’hui de nombreuses pistes pour réussir la transition alimentaire. Elles réclament toutes de l’innovation et de la sagesse. Pas question de répéter les erreurs des Trente Glorieuses. « L’intensification de l’effort de recherche doit être orientée vers l’alimentation durable des populations et non vers l’optimisation des processus industriels« , résume Pierre Cornu. « Quant à la réconciliation des Français avec leur agriculture, elle passe par une reconnexion entre l’alimentation et l’agriculture« , estime Christophe David : « Il faut expliquer au consommateur d’où vient l’alimentation et remettre en place une éducation à celle-ci.« 

Ils testent la résilience de nos systèmes alimentaires

Arthur Grimonpont et Félix Lallemand, fondateurs des Greniers d’abondance, à l’épicerie des Halles de la Martinière (Lyon)

Jusqu’il y a peu, la question de la sécurité alimentaire était réservée aux pays les plus démunis. Mais avec le réchauffement climatique et les nombreux risques systémiques auxquels nos sociétés industrialisées sont exposées, elle nous concerne aussi désormais.

La raison ? Notre système alimentaire est en réalité très vulnérable en raison de la sophistication des chaînes d’approvisionnement et de leur extrême dépendance aux énergies fossiles. Résultat ? Une contrainte sur la disponibilité en pétrole ou une crise financière peuvent conduire à des ruptures dans ces chaînes, compromettant en quelques jours la sécurité alimentaire du pays. C’est ce constat qui a poussé Arthur Grimonpont, ingénieur spécialisé dans l’aménagement du territoire, et Félix Lallemand, docteur en écologie et évolution du Muséum national d’Histoire naturelle, à s’intéresser à la résilience de nos systèmes alimentaires, autrement dit leur « capacité à absorber un choc et à se réorganiser tout en conservant les mêmes fonctions. » Pour structurer leur action, ils ont créé une association, joliment appelée Les Greniers d’abondance, qui poursuit un triple objectif : mener des programmes de recherche, favoriser la communication et accompagner les institutions souhaitant s’engager dans cette voie. Leur premier projet de recherche-action, dénommé Orsat, sera mené avec la communauté d’agglomération du Grand Angoulême. L’objectif : évaluer la vulnérabilité du territoire, identifier des critères de résilience des systèmes alimentaires et déterminer les moyens pouvant être mobilisés par les collectivités pour transformer leur modèle d’alimentation. Ce projet interdisciplinaire rassemble des laboratoires de recherche, des associations, des experts et des collectivités. Il débouchera sur la publication d’un guide à destination des collectivités souhaitant s’engager pour la résilience alimentaire de leur territoire.

Les promesses des céréales pérennes

À l’Isara, l’école d’ingénieurs en agriculture, alimentation, environnement et développement rural de Lyon, Olivier Duchêne mène sa thèse sur une variété pérenne de céréales.

Sa particularité : elle n’a pas besoin d’être semée chaque année et assure une double production de grain et de fourrage. À ce jour, l’essentiel de la production alimentaire mondiale provient de céréales annuelles telles que le blé, le maïs, l’orge ou le riz. Pour exprimer tout leur potentiel de rendement, ces cultures impliquent l’utilisation de produits fertilisants et phytosanitaires. Elles réclament également un travail du sol important en prévision du semis. Dans la nature, la famille des graminées, à laquelle appartiennent les céréales, est composée de plantes annuelles et de plantes vivaces. Dans l’histoire de l’agriculture, seules les graminées annuelles ont jusqu’ici été sélectionnées et domestiquées pour la production de céréales. Mais cela pourrait bientôt changer. Dans différents laboratoires internationaux, des chercheurs ont commencé à sélectionner des graminées vivaces afin d’introduire pour la première fois des céréales pérennes. Les atouts de ces céréales ? Leur rusticité, qui les rend moins sensibles aux aléas climatiques et aux maladies ; leur polyvalence : elles produisent à la fois des grains et du fourrage pour l’alimentation animale ; leurs services écosystémiques tels que la préservation de la fertilité des sols et le contrôle des adventices sans herbicides. Reste à évaluer les conditions de développement de ces céréales pérennes pour définir des modes de production adaptés à nos contextes climatique et agricole. C’est l’objet de la thèse menée par Olivier Duchêne, doctorant à l’Isara, l’école d’ingénieurs en agriculture, alimentation, environnement et développement rural de Lyon. Ses travaux s’inscrivent dans une large collaboration engagée par l’institut avec diverses universités américaines, belge et suédoise, l’Inra de Clermont-Ferrand ainsi qu’avec des professionnels des secteurs de la collecte des céréales et de la production de semences. Reportage

En visite dans une parcelle d’essai située en Isère, le doctorant Olivier Duchêne observe les épis de céréales pérennes semées à côté de céréales annuelles. Les premières ont un système végétatif très important, les secondes concentrent leur énergie dans les épis.

Olivier Duchêne surveille la pousse de micro-parcelles de Kernza,nom de la variété de céréales pérennes la plus utilisée actuellement pour l’expérimentation.

Encore proches de l’état sauvage, les céréales pérennes doivent être domestiquées et hybridées pour que leurs qualités nourricières se rapprochent de celles des céréales annuelles.

La moisson des céréales pérennes permettra à terme de récolter du grain pour l’alimentation humaine et du fourrage pour l’alimentation animale.

Principal atout des céréales pérennes, ici du miscanthus : elles n’ont pas besoin d’être semées chaque année, ce qui évite le travail du sol et assure une couverture permanente bénéfique.

Avec ses grains petits et effilés, le Kernza ne peut rivaliser avec les rendements des variétés de céréales utilisées par les agriculteurs (15 quintaux / ha, contre 70 en moyenne).

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