Bien que la production de détritus reste indissociable de l’histoire de l’humanité, notre entrée dans la modernité, au milieu du 20e siècle, l’a fait basculer dans une toute autre dimension, tant en termes de volume que de diversité des déchets générés. Si, à l’instar de la France, la plupart des pays industrialisés sont parvenus à améliorer la collecte et le traitement de leurs ordures ménagères, celles-ci ne constituent néanmoins qu’une petite fraction des déchets générés par un système économique axé sur la surconsommation.
Par Grégory Fléchet, journaliste.
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À l’ère du tout numérique et des réseaux sociaux, nous pourrions être tentés de croire que ce mode de vie virtuel est davantage déconnecté des contingences matérielles. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : la quantité de détritus générés par l’humanité n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd’hui. Pour les seuls déchets ménagers que nous déposons tous les jours dans des conteneurs prévus à cet effet, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estime que la production mondiale dépasse désormais les 2 milliards de tonnes par an et devrait atteindre 3,8 milliards de tonnes d’ici 2050[1] . Si la quantité de déchets générée par nos sociétés modernes suit, depuis plusieurs décennies, une pente ascendante, il n’en a pas toujours été ainsi.
Jusqu’à la fin du 19e siècle, la quasi-totalité des détritus provenant des activités humaines est réutilisée à des fins agricoles ou industrielles dans la plupart des pays. En France, cette forme de recyclage est, alors, assurée par plus de 500 000 chiffonniers qui sillonnent les villes à la recherche de matériaux usagés. Au-delà de la collecte de vieux chiffons pour le compte de l’industrie papetière, ces agents informels de la propreté se chargent de récupérer ferrailles, bois, verre, boues, cartons, peaux d’animaux… En dépit de leur capacité à recycler efficacement les restes, les chiffonniers voient leur activité progressivement remise en cause par les nouvelles préoccupations hygiénistes de la société. Dès 1883, un arrêté pris par le fameux préfet de la Seine, Eugène Poubelle, impose aux Parisiens d’entreposer leurs ordures ménagères dans des contenants métalliques munis de couvercles. Dans les décennies suivantes, tandis que les premiers systèmes de collecte municipaux voient le jour, la réutilisation des déchets commence à diminuer dans la plupart des villes françaises.
Légiférer pour juguler le débordement
Au sortir de la seconde guerre mondiale, alors que le métier de chiffonnier est sur le point de disparaître, la montée en puissance de l’économie de marché déclenche un emballement de la production de déchets. « En l’espace de quelques années, les foyers des pays occidentaux vont être inondés de biens de consommation pour lesquels aucune solution n’a été prévue une fois ces objets devenus obsolètes », rappelle Laurence Rocher, professeure en études urbaines à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre du laboratoire Environnement Ville Société (EVS). En France, cette surconsommation aboutit, dès le début des années 1970, à la multiplication des décharges sauvages. Face à ce trop-plein de déchets, les pouvoirs publics prennent de mesures législatives visant à généraliser le traitement des déchets. La première grande loi française sur la gestion des ordures ménagères, imposant aux communes la responsabilité de leur collecte et de leur élimination, est ainsi promulguée en 1975. Elle donne lieu à la création de centaines d’installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND) telles que le site de Borde-Matin. Situé près de Saint-Étienne, ce centre d’enfouissement accueille 357 000 tonnes de déchets par an, ce qui en fait aujourd’hui l’un des plus importants de France encore en activité.
À la faveur d’une nouvelle loi votée en 1992 n’autorisant plus la mise en décharge d’un rebut qui n’a pas fait l’objet d’une valorisation préalable, nombre de municipalités se tournent vers l’incinération de leurs ordures ménagères. Cette stratégie offre, en effet, la possibilité de récupérer la vapeur issue de la combustion des déchets pour alimenter des réseaux de chaleur urbains ou produire de l’électricité. « Bien que la part des ordures ménagères recyclées augmente régulièrement depuis plusieurs années et avoisine désormais les 30%, les deux tiers de ces mêmes déchets continuent d’être enfouis ou incinérés[2] », précise Laurence Rocher.
Le traitement chimérique des déchets ménagers
Enfouissement et incinération sont pourtant loin de constituer la panacée en matière de traitement des déchets. La première solution émet du méthane, qui constitue un puissant gaz à effet de serre, tout en produisant un liquide nommé lixiviat[3] susceptible de provoquer une pollution diffuse des sols et des nappes phréatiques. Si l’incinération présente l’avantage de réduire de 75 % le volume initial de déchets, elle génère des résidus solides appelés mâchefers, dont une partie seulement peut être valorisée sous forme de sous couches routières ou de remblais. Du fait de leur niveau de toxicité élevé, les résidus d’épuration des fumées émanant de ces installations doivent, pour leur part, être entreposés dans des installations de stockage de déchets dangereux. Pour Laurence Rocher : « ces deux procédés dominants que sont l’enfouissement et l’incinération n’ont pas tant vocation à traiter nos déchets, encore moins à les éliminer, mais à tenter de les contenir, de les concentrer, sans éviter complètement les fuites et pollutions. »
Pour autant, les 35 millions de tonnes d’ordures ménagères produites chaque année dans l’Hexagone [4] représentent à peine 10 % de la totalité des résidus découlant de nos activités. Loin derrière le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP). Avec 240 millions de tonnes de déchets produits tous les ans celui-ci constitue, de très loin, le premier gisement national. Bien que l’écrasante majorité des rebuts du BTP sont de nature inerte[5], ils font tout de même l’objet d’un suivi qui, depuis une quinzaine d’années, se veut de plus en plus rigoureux. S’ils sont parfois employés pour façonner certains éléments du paysage périurbain ou de nouveaux parcs arborés, ces déchets minéraux servent le plus souvent à remblayer une carrière arrivée en fin d’exploitation. La législation imposant la valorisation de 70 % des déchets du BTP à l’échelle régionale, les entreprises sont incitées à trouver des solutions de valorisation. « Lorsque le contexte géographique le permet, elles privilégient, pour la plupart, le comblement de carrières à ciel ouvert, car une seule de ces cavités suffit à entreposer l’intégralité des déchets provenant d’un même chantier, ce qui rend la démarche de valorisation beaucoup moins contraignante », précise Laetitia Mongeard, maîtresse de conférences en urbanisme à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du laboratoire EVS.
Le réemploi annihilé par le progrès technique
En matière de déchets, le secteur du bâtiment a longtemps fait preuve d’une grande sobriété. Cette philosophie, qui perdura jusqu’au milieu du 20e siècle, reposait sur la réutilisation in situ de la pierre naturelle, des tuiles et du bois des anciennes constructions pour en édifier de nouvelles. Mais avec l’avènement des matériaux composites tels que le bois aggloméré ou la plaque de plâtre standardisée, ce réemploi est devenu inopérant en raison de la trop grande variété de substances composant ces matériaux industriels.
Ce faisant, la démolition des bâtiments occasionne aujourd’hui un important volume de déchets, celui-ci avoisinant les 45 millions de tonnes par an. Une fois les substances dangereuses telles que le plomb et les fibres d’amiante extraites du bâti, des spécialistes de la déconstruction procèdent au curage du bâtiment pour séparer les matériaux non dangereux et non inertes (bois non traité, plastiques, textiles, plâtre, etc).
La dernière étape consiste à abattre l’ossature de l’édifice à l’aide d’explosifs ou de pelles mécaniques. Les gravats qui en résultent constituent les trois-quarts des déchets provenant du démantèlement de nos bâtiments. En France, la réintégration de ces matériaux dans de nouveaux projets immobiliers n’en est encore qu’à ses balbutiements. Bien que 70 % de la totalité des bétons déconstruits soient désormais recyclés sous forme de granulats, une très faible part de ces matériaux servent ensuite à élaborer le béton employé sur de futurs chantiers. Car comme le souligne Laetitia Mongeard, améliorer le réemploi de ce matériau ne relève pas de la seule prise de conscience écologique : « si les Pays-Bas et la Belgique réutilisent aujourd’hui une grande partie de leurs bétons, c’est avant tout parce que leurs sites de stockage de déchets inertes sont arrivés à saturation, ce qui est encore loin d’être le cas dans notre pays. »
La face cachée de notre matérialité
De la même manière que les déchets, que nous trions quotidiennement ou que nous déposons de temps à autre à la déchetterie, les gravats entreposés devant un immeuble en déconstruction donnent à voir le caractère matériel de notre existence. L’ensemble de ces rebuts ne constitue toutefois que la partie émergée de cette matérialité. « Alors qu’un Français produit en moyenne 610 kg de déchets par an[6] , il en génère en fait vingt fois plus si l’on tient compte à la fois de l’ensemble des matériaux mobilisés pour fabriquer chaque produit qu’il consomme et de tous les déchets générés en amont de leur élaboration », explique Jérémie Cavé, chercheur en écologie territoriale à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
La matérialité de notre mode de vie s’est longtemps inscrite dans le paysage français, comme en attestent les terrils du Nord-Pas-de-Calais et de la région stéphanoise. Désormais, elle s’exprime à des milliers de kilomètres de nos lieux d’habitation, sur un nombre restreint de territoires ayant fait de l’extractivisme l’une de leurs principales sources de revenus. C’est notamment le cas du Brésil, où 60 % de la totalité des déchets proviennent du secteur minier. Or, la forte concentration d’exploitations minières combinée à l’inévitable entreposage de leurs résidus dans des bassins de décantation[7], dégrade non seulement l’environnement de manière durable, mais constitue aussi une réelle menace pour la population. En témoigne la catastrophe survenue dans l’État du Minas Gerais (Brésil) le 25 janvier 2019. Liée à la rupture soudaine de la retenue de résidus miniers de Brumadinho, l’équivalent d’un barrage entier de boues toxiques s’est effondré. Cet événement provoqua la mort de 270 personnes tout en polluant le bassin du fleuve Paraopeba sur plus de 300 km. Dans une certaine mesure, cette tragédie est le résultat de notre goût immodéré pour les objets dopés aux composants électroniques à l’image du smartphone dont le nombre d’unités en circulation dans le monde dépasse désormais celui des êtres humains vivant sur Terre. « Un smartphone de 200 g nécessite l’extraction de 200 kg de matières parmi lesquelles figurent des métaux précieux tels que l’or et l’argent et des métaux dits “stratégiques” comme le tantale, le néodyme, le lithium et le nickel », précise Jérémie Cavé. Pour réduire à la fois la consommation de ressources naturelles et la production de déchets miniers engendrés par la fabrication de nos objets électroniques (téléphones portables, ordinateurs, tablettes, écrans plats…), le chercheur préconise notamment de privilégier la réparation et l’achat d’équipements numériques d’occasion.
Dans les années à venir, une autre solution pourrait consister à extraire les métaux contenus dans nos appareils électroniques obsolètes, dont le volume mondial augmente chaque année de 60 millions de tonnes. Le recours à cette véritable mine urbaine reste pour l’heure limité. « Dans un smartphone où les quelques 70 matériaux qui le composent sont disséminés en très petites quantités sous la forme d’alliages complexes, rien n’a été prévu pour le démantèlement et le recyclage », illustre Jérémie Cavé. Au-delà de ces contraintes techniques, l’exploitation à grande échelle du gisement que constituent nos déchets électroniques semble fort peu probable sans l’adoption d’une législation visant à entraver en amont l’extraction géologique des minerais.

Bassin de stockage de résidus toxiques issus de l’extraction de l’oxyde d’aluminium situé à proximité de la ville de Stade dans le nord-ouest de l’Allemagne.
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Terril de houille (entassement de déchets miniers à ciel ouvert) de Loos-en-Gohelle dans le département
du Pas-de-Calais où l’extraction du charbon a perduré jusqu’au milieu des années 1980.
Creative Commons_© Sylvain Beucler
Notes
[1] Au-delà de l’ère des déchets – Transformer les détritus en ressources, résumé du Rapport du PNUE du 28 février 2024 sur les perspectives mondiales de la gestion des déchets (2024).
[2] La France dispose aujourd’hui de 232 installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND) et de 126 incinérateurs dédiés au traitement des ordures ménagères.
[3] Liquides résultant de l’action conjuguée de l’eau de pluie et de la fermentation des déchets enfouis. Ces jus d’ordures peuvent contenir des polluants de type azoté et organique ainsi que des éléments-traces métalliques (plomb, mercure, cadmium…).
[4] Bilan environnemental 2024 sur la production et le recyclage des déchets en France, Statistique publique de l’énergie, des transports, du logement et de l’environnement (2025).
[5] Caractérise un déchet qui ne se décompose pas, ne brûle pas et ne produit aucune réaction physique ou chimique dans l’espace et dans le temps.
[6] Ce chiffre englobe les déchets ménagers collectés en porte-à-porte et les apports en déchetterie.
[7] Barrages en terre servant à stocker les sous-produits, à la fois solides et liquides, de l’extraction minière.
POUR ALLER PLUS LOIN
- Construction et réemploi : quand l’ancien devient une ressource, par Samantha Dizier, Pop’Sciences Mag #16, novembre 2025.
- Du CO2 pour un recyclage plus vertueux des batteries, par Ludovic Viévard, Pop’Sciences Mag #16, novembre 2025.
- Quand la ville se libère du poids de ses déchets, par Grégory Fléchet, Pop’Sciences Mag #16, novembre 2025.
- Le déchet : matière pour repenser le monde, par Anne Guinot-Delemarle, Pop’Sciences Mag #16, novembre 2025.
BIBLIOGRAPHIE
- Cavé, J., De Pin, A., Tastevin, Y. P., La civilisation du déchet : Tout savoir sur le recyclage… et ses limites, Éditions Les Arènes (2024).
- Berlingen, F., Recyclage : le Grand enfumage, Éditions Rue de l’échiquier (2020).
- Landau, B. et Diab, Y., (dir.), La terre dans tous ses états, Éditions Presses des Ponts (2020).
- Monsingeon, B., Homo detritus, Éditions Seuil (2017).


