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Construction et réemploi : quand l’ancien devient une ressource

Outils incontournables de l’économie circulaire[1], le réemploi et la réutilisation commencent à se faire une place dans le secteur du bâtiment et de la construction. Mais de nombreux freins limitent encore la généralisation de ces pratiques. Explications.

Par Samantha Dizier, journaliste.

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© Visée.A

En 2020, d’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, le secteur du BTP est en France celui qui a généré le plus de déchets : 213 millions de tonnes, sur un total de 310 millions. Sur la même année, la consommation de matières sur le territoire s’est, quant à elle, élevée à 693 millions de tonnes : elle est constituée pour moitié de matériaux de construction (graviers et sables, granulats)[2]. Des ressources qui ne sont pas inépuisables. En outre, au niveau mondial, le secteur de la construction représente 37 % des émissions de gaz à effet de serre[3].

Pour répondre à ces enjeux, il est possible de repenser nos pratiques de construction, comme de déconstruction, et de se tourner vers de nouveaux usages tels que le réemploi et la réutilisation de ressources déjà existantes.

« Le réemploi consiste à réemployer un objet ou une matière dans sa fonction originale, sans avoir à l’améliorer, ni à le dégrader. »
Rabia Charef - Architecte et chercheuse associée à l’Université de Lancaster (Royaume-Uni).

Comme nous l’explique Rabia Charef, architecte et chercheuse associée à l’Université de Lancaster (Royaume-Uni), le réemploi consiste à « réemployer un objet ou une matière dans sa fonction originale, sans avoir à l’améliorer, ni à le dégrader. » Par exemple, cela correspond à récupérer une poutre dans un bâtiment en déconstruction, et à s’en resservir en tant que poutre dans un nouvel édifice.

La réutilisation consiste, elle, à détourner l’usage de l’objet. « On récupère une fenêtre : on va conserver ses vitres, sa matière, sa qualité. Mais on va en faire une cloison intérieure », retrace Pauline Dozier, architecte indépendante et membre de Re.Source Réemploi, un collectif lyonnais d’architectes spécialisé dans le réemploi des matériaux[4].

Dans ces deux cas, la matière ne devient jamais un déchet. Ces procédés limitent ainsi considérablement l’utilisation de ressources et d’énergie. Comment met-on alors en place ces pratiques ? Et quels obstacles rencontrent ceux qui souhaitent les utiliser ?

À la recherche de gisements

Pour mettre en œuvre du réemploi ou de la réutilisation, il faut, tout d’abord, trouver des matériaux. « On parle de gisement quand on identifie une grande quantité de matériaux avec un potentiel de réemploi sur une opération de déconstruction d’un bâtiment, par exemple », explique Pauline Dozier. Une partie du travail de l’architecte[5] consiste donc à repérer ce type de gisement, comme « un chantier où l’on sait qu’une toiture va être déposée [retirée] et dont les tuiles ont été posées récemment ».

Sur tout le territoire français, des réseaux d’acteurs locaux impliqués dans le réemploi et la réutilisation se créent et permettent de trouver des ressources. « Mais cela fonctionne encore de manière empirique, nuance Pauline Dozier. Il y a une multiplicité de réseaux : des plateformes numériques, des matériauthèques, des listes de diffusion mail… Chacun a ses méthodes, mais il n’y a rien d’universel. » L’architecte souligne ainsi que des matériaux restent parfois stockés, alors qu’ils pourraient être utilisés. Et qu’inversement, il est parfois difficile de trouver les ressources que l’on recherche.

Pour certains types de matériaux, il y a de véritables difficultés à trouver des gisements. Jean-Claude Morel, chercheur à l’École nationale des travaux publics de l’État, (ENTPE) est spécialisé dans le réemploi de terres d’excavation pour la construction de bâtiment en terre crue. « Il n’y a pas de réseaux, pas de structuration. Pour les chantiers sur lesquels j’ai travaillé, c’est l’artisan lui-même qui a dû circuler en voiture pour repérer et suivre des camions qui transportaient de la terre, pour pouvoir identifier des gisements », rapporte-t-il.

« Dans le cas d’une déconstruction, nous sommes là pour identifier ce qui a un potentiel [de réemploi] parmi les éléments déposés. »
Pauline Dozier - Architecte indépendante et membre de Re.Source Réemploi.

Le réemploi : du savoir-faire

Le rôle des professionnels est alors primordial dans le développement de ces pratiques. L’architecte peut être un élément moteur. Pauline Dozier nous explique : « Dans le cas d’une déconstruction, nous sommes là pour identifier ce qui a un potentiel parmi les éléments déposés. La meilleure solution est de les réutiliser sur place. Mais on peut aussi les intégrer dans un autre projet de construction. » Une fois qu’il a identifié un objet, l’architecte accompagne la matière jusqu’à ce qu’elle soit réutilisée de manière cohérente. Cela peut donner lieu à de l’expérimentation. Pour Jean-Claude Morel, il est nécessaire que l’architecte change sa manière de faire de l’architecture. Dans le cas de la réutilisation de la terre, « cela demande une vraie transition, une démarche de recherche, de réappropriation. Ce sont des choses qu’on ne nous a pas apprises à l’école ».

« Il faut impliquer au plus tôt les entreprises de construction et les artisans. Leur expertise est nécessaire. »
Jean-Claude Morel - Chercheur à l’École nationale des travaux publics de l'État.

« Il faut également impliquer au plus tôt les entreprises de construction et les artisans. Leur expertise est nécessaire », ajoute Jean- Claude Morel. Le réemploi est une pratique intégrée dans les usages des artisans. « Lorsqu’un maçon va ouvrir une paroi pour créer une baie dans un mur de pierres, il ne va pas mettre la pierre à la benne. Il connaît la valeur de la pierre et va la mettre de côté pour la valoriser, nous raconte Pauline Dozier. L’artisan a son expertise : il connaît les matériaux, leur valeur, leur qualité. »

Sur la commune du Teil (Ardèche), le collectif Re.Source Réemploi a accompagné cette dernière sur des déconstructions afin de permettre le réemploi de matériaux dans les projets de reconstruction de la commune : ici, des pierres sont collectées. © Collectif Re.Source Réemploi

Mais, cette expertise a un coût. Dans une opération de réemploi, des économies sont faites sur l’investissement en matière, comme il s’agit de seconde main. Mais il faut ajouter du temps de travail humain : « la matière grise de l’architecte, le savoir-faire de l’artisan, davantage de main d’œuvre. Cela va déplacer les coûts des matériaux vers du temps de travail. Le coût total est alors similaire à une opération classique, rapporte Pauline Dozier. Or, de plus en plus de constructions ont des budgets très limités, où la “valeur matière grise” n’est pas prise en considération. »

Assurances : le bras de fer

Un autre frein aux pratiques de réemploi et de réutilisation est de les faire accepter aux assurances. Sur un chantier, si des objets réemployés sont utilisés, il faut convaincre l’assureur de la fiabilité du matériau et de sa pose. Dans le cas de la construction d’un bâtiment privé, telle qu’une maison individuelle, l’artisan, ou son client, peuvent engager leur responsabilité auprès des assurances. Celles-ci acceptent alors ou non d’assurer l’édifice. Pauline Dozier témoigne que cela peut être extrêmement variable selon les assureurs, les matériaux employés, le niveau de preuve apporté.

Pour les opérations de plus grande envergure, telles que des immeubles ou des bâtiments accueillant du public, les blocages peuvent être encore plus nombreux. Jean-Claude Morel nous rapporte les difficultés qu’il a connues sur le chantier de construction du bâtiment de l’Orangerie, un immeuble de bureaux, bâti dans le quartier de la Confluence à Lyon en 2019. Cet édifice a été édifié en blocs de pisé (des blocs de terre crue[6]). « Le bureau de contrôle du chantier – qui valide la construction – n’était pas habitué à construire en terre et a bloqué le chantier. Nous avons réussi à les convaincre grâce à l’expérience du maçon et aux soutiens des chercheurs de l’ENTPE. Cela demande de faire de la pédagogie et d’investir beaucoup de temps », constate le chercheur.

Édifié en 2019 dans le quartier de la Confluence, et construit en blocs de pisé (des blocs de terre crue), le bâtiment de l’Orangerie a été un chantier précurseur du réemploi de terres d’excavation pour construire un édifice de cette échelle à Lyon. © Fabrice Fouillet

Des outils légaux ont été mis en place pour accompagner ce type de projet, tel que le permis d’innover[7]. Mais il s’agit de processus longs et coûteux, qui sont finalement peu utilisés par les professionnels.

Des incitations, mais pas de contraintes

Malgré ces freins, les pratiques de réemploi deviennent de plus en plus présentes. Pauline Dozier relève ainsi des demandes en constante augmentation.

Depuis 2023, sur de la rénovation et de la démolition significative, à partir de 1000 m², il est obligatoire réglementairement de faire un diagnostic préalable « produits, équipements, matériaux et déchets ». Ce diagnostic a pour but d’identifier tous les matériaux qui composent les bâtiments en distinguant ceux qui ont un potentiel de réemploi. À partir de cette base-là, certains maîtres d’ouvrage s’en saisissent et l’intègrent dans leur projet.

La réglementation environnementale 2020 (RE 2020) incite également à intégrer des objets réemployés dans la construction de bâtiment neuf. « Avec la RE 2020, on doit analyser tout le cycle de vie de l’édifice : de sa production jusqu’à sa fin de vie, en comprenant toute sa durée d’exploitation. Pour chaque matériau, on fait un bilan : sa méthode d’extraction, la consommation de CO2 pour le produire, son transport, sa mise en œuvre… Utiliser des matériaux de réemploi permet alors de faire considérablement baisser ce bilan », analyse Pauline Dozier.

Par ailleurs, « dans les marchés publics, il est de plus en plus fréquemment demandé d’avoir une attention portée sur la qualité environnementale des bâtiments. Par conséquent, le réemploi devient un sujet pertinent avec la demande d’intégrer dans les équipes un bureau d’étude avec cette compétence », ajoute l’architecte. Il y a ainsi une volonté de réfléchir à l’intégration de ces procédés. Mais en définitive, Pauline Dozier rapporte que cela reste souvent consultatif, et que cette attention ne se concrétise que rarement. Il s’agit pour le moment d’incitations, mais il n’y a pas d’obligation réglementaire. Pour l’architecte, les pratiques de réemploi sont encore loin de dépasser les méthodes classiques : « cela reste anecdotique », déclare-t-elle.

Dépasser les freins

Pour que le réemploi et la réutilisation s’intègrent davantage dans le secteur de la construction, de nombreuses pistes sont à explorer. Le levier réglementaire, tant à l’échelle nationale qu’européenne, est un instrument incontournable, selon les chercheurs et architectes interrogés, autant pour faciliter la mise en place de ces procédés que pour dépasser leurs points de blocage, comme ceux des assurances.

Le développement de filières de ressources est également un point central. Rabia Charef étudie l’organisation de ce marché de seconde main, et notamment la possibilité de connecter entre elles les plateformes digitales de réemploi. « Je travaille sur la création d’un passeport numérique pour chaque élément d’un bâtiment. Par exemple, pour une porte, ce passeport pourrait comporter des informations concernant sa composition, ses performances techniques, ses certifications, un historique d’utilisation (dans la mesure du possible), sa géolocalisation… » L’objectif est de pouvoir rendre possibles la traçabilité de ces éléments et l’accès à des données fiables quand on recherche une porte à réemployer dans un autre édifice. « Mais pour cela, nous avons besoin que les plateformes s’alignent sur les normes européennes en cours[8] afin d’assurer leur interopérabilité [compatibilité], alerte la chercheuse. Grâce à l’adoption de standards communs, ces données pourront être partagées et consultées de manière cohérente sur l’ensemble des plateformes européennes de réemploi. »

Des barrières culturelles sont, de plus, à lever. Le réemploi et la réutilisation véhiculent encore une image négative, les objets de seconde main restant souvent considérés comme de faible qualité. Ainsi, il est nécessaire de communiquer et sensibiliser autour de ces pratiques. Pauline Dozier soulève, de plus, l’importance de former les acteurs de la construction, qui le sont pour l’instant très peu.


Notes

[1] Selon l’ADEME, l’économie circulaire désigne un ensemble d’usages dont la finalité est de préserver les ressources naturelles comme l’eau, l’air, le sol et les matières premières.

[2] Bilan environnemental de la France, Édition 2022, DATALAB, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires (2023).

[3] Matériaux de construction et climat : Construire un nouvel avenir, United Nations Environment Programme (2023).

[4] Parmi les professionnels, les termes de réemploi et réutilisation sont souvent employés sans distinction, avec une dominance du mot réemploi. Dans cet article, nous procéderons de même.

[5] D’autres professionnels de la construction peuvent mettre en œuvre des pratiques de réemploi, tel que l’assistant à maîtrise d’ouvrage, qui accompagne et conseille le maître d’ouvrage, le commanditaire du projet.

[6] Terre non cuite, simplement séchée, utilisée notamment dans la construction, par opposition à la terre cuite qui compose les céramiques, les briques…

[7] Des dérogations en faveur de l’innovation en matière de construction – permis d’innover et permis d’expérimenter, Cerema (2021).

[8] Zacharia, M., Digital product passport: what’s a DPP, One Click LCA (2025).

Un concept très ancien

La réutilisation d’objets ou de matériaux pour construire de nouveaux bâtiments ne date pas d’hier. Les historiens et archéologues en retrouvent des traces depuis la Préhistoire. Elle ne se perd qu’à partir de la révolution industrielle, et surtout au 20e siècle avec le développement d’une architecture reposant sur des matériaux neufs, standardisés et produits à échelle industrielle. Auparavant, la réutilisation était courante que cela soit pour des raisons économiques, techniques, symboliques ou encore politiques. À Lyon, on en retrouve de nombreux exemples, notamment au travers du choin de Fay – calcaire des carrières du Bugey (Ain) – utilisé dans les constructions antiques et qui va être réemployé tout au long du Moyen Âge*.


Notes

* > Chopin, H., et al., Les pratiques de récupération dans la construction : le remploi du « choin » de Fay à Lyon et à Vienne (Moyen Âge – Temps Modernes), Revue archéologique de l’est, 69 (2020).


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