De par sa situation géographique et son climat, la France métropolitaine fait figure de véritable jardin d’Éden agricole. Si l’Hexagone dispose aujourd’hui d’une agriculture à la fois productive et diversifiée, elle le doit en grande partie à son climat tempéré et aux pluies régulières qui le caractérisent. Mais à mesure que le changement climatique s’amplifie, la précieuse ressource fait de plus en plus souvent défaut, y compris dans des régions jusqu’ici épargnées par les épisodes de sécheresse. Face à un accès à l’eau qui devient chaque année un peu plus incertain, la première agriculture d’Europe est tenue de se réinventer pour conserver son leadership.
Par Grégory Fléchet
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Pâturages littéralement grillés par le soleil dès la fin du printemps, obligeant bon nombre d’éleveurs à puiser dans leurs réserves hivernales de fourrage plus tôt que prévu. Multiplication des arrêtés préfectoraux imposant aux exploitants agricoles des restrictions sur l’usage de l’eau allant parfois jusqu’à l’interdiction d’irriguer certaines cultures qui voient alors leur rendement diminuer d’un tiers. Exceptionnelle par sa précocité, sa durée et son intensité, la sécheresse de 2022 a mis à mal le modèle agricole français. Une situation de crise qui témoigne de la forte dépendance de notre agriculture à la ressource hydrique au moment où celle-ci se révèle la moins disponible. « Sur une année complète, le secteur agricole représente à l’échelle nationale environ 12 % des prélèvements d’eau, mais en été cette part peut grimper jusqu’à 90 % dans certaines régions », confirme Anne Honegger, géographe de l’environnement et directrice de recherche au CNRS rattachée à l’ENS de Lyon.
Sur l’ensemble du territoire national, l’agriculture ne ponctionne pourtant que 10 % de toute l’eau que nous utilisons chaque année pour nos activités, à la différence de la répartition mondiale des usages de l’eau. Mais contrairement aux trois principaux usages de cette ressource que sont le refroidissement des centrales électriques, l’alimentation des canaux et la production d’eau potable, l’agriculture n’en restitue qu’une infime partie aux écosystèmes aquatiques. Résultat : plus de la moitié de l’eau consommée[1] tous les ans en France est due aux activités agricoles. « Selon les données émanant du Commissariat général au développement durable[2], 80 % de cette eau est dédiée à l’irrigation de quelques cultures, précise Anne Honegger. Le maïs et les céréales, telles que le blé ou l’orge, constituent plus de la moitié des surfaces irriguées. » Or, ces grandes cultures peuvent très bien se développer sans l’appui de l’irrigation, et ce, à la différence des productions fruitières et maraîchères qui nécessitent un apport en eau constant pour atteindre leur maturité. Appliquée à une parcelle de maïs ou de colza, cette irrigation permet avant tout de maximiser son rendement tout en s’assurant que ce niveau de production perdure d’une année sur l’autre.
Vers une irrigation de résilience
Sous nos latitudes tempérées, le changement climatique se matérialise notamment par une hausse des températures estivales conjuguée à un déficit de précipitations. Dans ces circonstances, l’évapotranspiration de tous les végétaux augmente pour supporter la surchauffe. Conséquence de ces perturbations : des cultures censées supporter la sécheresse, comme la vigne, l’olivier ou la lavande, ont désormais besoin d’être irriguées durant l’été. Entre 2010 et 2020, la surface de vignes ayant bénéficié de cet apport complémentaire en eau a ainsi doublé en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Dans les années à venir, cette irrigation de « résilience », qui vise à sécuriser les récoltes, est amenée à se développer dans la moitié sud du pays. Or, cette montée en puissance ne pourra se faire en parallèle de l’irrigation de production.
À l’échelle du bassin versant[3] Rhône- Méditerranée, qui englobe la région PACA, une grande partie de l’ancienne région Rhône- Alpes et la moitié est de la région Bourgogne- Franche-Comté, l’eau destinée à l’irrigation provient en majorité de cours d’eau dont les étiages[4] deviennent plus sévères et précoces à mesure que le climat se réchauffe. Dans les années à venir, le pompage de l’eau dans les fleuves et rivières de ce territoire de 130 000 km2 devra nécessairement faire l’objet d’arbitrages locaux sur le type d’irrigation que ces prélèvements devront alimenter en priorité, au risque de mettre en péril l’intégrité écologique des milieux aquatiques. D’autres régions agricoles préfèrent miser sur le déploiement de retenues artificielles dites de « substitution ». Destinées à accueillir une partie de l’eau des rivières ou des nappes phréatiques en hiver, lorsque leur niveau est à son maximum, ces « mégabassines » voient leur contenu restitué aux cultures durant la saison sèche.
Pour les parcelles irriguées, qui ne représentent toutefois que 5 % de la surface agricole utile nationale, l’une des clés de l’adaptation aux sécheresses extrêmes, longues et répétées réside dans le déploiement de systèmes d’arrosage plus performants comme la micro-aspersion ou le goutte-à-goutte. Selon la nature des sols et le contexte climatique, ces dispositifs permettent de réduire les apports en eau de 15 à 25 % tout en conservant les mêmes niveaux de rendement agricole. Des économies substantielles peuvent également être réalisées en contrôlant l’irrigation à partir d’outils d’aide à la décision afin d’apporter la bonne quantité d’eau au bon moment. Cette réduction de la consommation passe aussi par la modernisation des systèmes de transfert d’eau les plus anciens. « Dans la vallée du Rhône, où un important réseau de canaux d’irrigation achemine l’eau par simple gravité vers les parcelles agricoles, plusieurs millions d’euros sont investis chaque année pour réduire les pertes liées aux fuites et à l’évaporation », illustre Thomas Pelte, expert en gestion quantitative et changement climatique à l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse.
Transformer l’agriculture pluviale
Dans le cas de l’agriculture pluviale qui dépend entièrement des précipitations pour son alimentation en eau et constitue l’essentiel des terres cultivées de l’Hexagone, de réelles mutations sont à prévoir. « Bien que l’on puisse envisager de remplacer rapidement les cultures de printemps par d’autres variétés disposant de cycles de vie moins longs de manière à les récolter le plus en amont possible de la période de sécheresse, cette stratégie ne sera efficace qu’à court terme », prévient Patrice Garin, agrogéographe au centre INRAE de Montpellier.
De récentes modélisations climatiques menées par un groupe de chercheurs français[5] montrent, en effet, que la température moyenne de l’Hexagone à l’horizon 2100 sera près de 4°C supérieure à celle du début du 20e siècle si les tendances actuelles d’émissions de gaz à effet de serre se maintiennent. Un été aride et caniculaire comme celui de 2022 pourrait par ailleurs devenir la norme dès 2050. Devant ces projections pour le moins préoccupantes, l’agriculture pluviale va rapidement devoir se transformer si elle veut limiter les impacts négatifs du changement climatique sur son niveau de production.
L’économie expérimentale à la rescousse
Son salut pourrait venir de l’application à large échelle des préceptes de l’agroécologie. Réunissant un ensemble de techniques culturales qui s’appuient sur les fonctionnalités offertes par les écosystèmes, cette approche systémique de l’agriculture inclut un large éventail de pratiques visant à capter et conserver un maximum d’eau dans les sols : absence de labours, augmentation du nombre de rotations culturales, paillage du sol, mise en place de cultures intermédiaires, agroforesterie[6], restauration des haies et des zones humides, etc. Les capacités d’infiltration des sols non travaillés sont, par exemple, deux à huit fois plus élevées que celles des sols labourés. L’introduction de cultures intermédiaires permet, quant à elle, de limiter de façon significative l’évacuation de l’eau dans la couche supérieure du sol. « Si d’ici une quinzaine d’années le sud de la France se retrouve avec le climat du sud du bassin méditerranéen, toutes les grandes cultures d’été actuelles auront atteint leurs limites de tolérance à la sécheresse, assure Patrice Garin. Nous n’aurons alors d’autres choix que de remplacer ces espèces par des plantes adaptées à ce nouveau paradigme climatique comme les cultures d’hiver. »
Reste à mettre en œuvre les politiques publiques capables d’accélérer cette mutation agro-environnementale tout en emportant l’adhésion d’une large majorité d’agriculteurs. Pour relever ce défi, certains chercheurs proposent de s’appuyer sur les méthodes de l’économie expérimentale[7]. « Ce mode d’expérimentation « au préalable » permet d’évaluer l’impact de mesures politiques dans un délai beaucoup plus bref et pour un coût très inférieur à un tâtonnement par essais et erreurs tel que cela se pratique dans le domaine agricole », explique Marianne Lefebvre, maîtresse de conférences en économie à l’Université d’Angers. L’économie expérimentale pourrait, par exemple, servir à comparer les effets et l’acceptabilité de mesures visant à inciter les agriculteurs à diminuer leurs prélèvements d’eau lorsque la ressource se fait rare. « Cette stratégie peut consister à accorder des contreparties financières aux agriculteurs qui irriguent de manière éco-efficiente. Mais, on peut aussi envisager de réserver l’irrigation en période de sécheresse aux agriculteurs qui limitent leur consommation le reste de l’année », illustre Marianne Lefebvre. Récompenser d’une manière ou d’une autre les actions des agriculteurs favorisant un usage modéré de l’eau ne pourra toutefois suffire à juguler une crise de l’eau qui semble s’inscrire dans la durée. Face à cette situation, c’est tout notre modèle agroalimentaire, des systèmes de production agronomiques aux préférences alimentaires des consommateurs en passant par les modèles de transformation et de distribution de ces aliments, qu’il va nous falloir réinventer.
NOTES
[1] Part de l’eau prélevée qui n’est pas restituée au milieu naturel après utilisation.
[2] Les prélèvements d’eau douce par usages et par ressources, notre-environnement.gouv.fr (2023).
[3] Territoire drainé par un cours d’eau et ses affluents, pouvant s’apparenter à une sorte de « cuvette » dans laquelle les eaux convergent vers un même point de sortie, appelé exutoire.
[4] Niveau moyen le plus bas d’un cours d’eau ; abaissement exceptionnel du débit d’un cours d’eau.
[5] Ribes, A. et al. An updated assessment of past and future warming over France based on a regional observational constraint, Earth Systems Dynamics (2022).
[6] Mode d’exploitation des terres agricoles associant, sur une même parcelle, des arbres à des cultures agricoles et/ou de l’élevage.
[7] Méthode de recherche qui vise à concevoir des situations économiques en laboratoire dans le but d’étudier les décisions d’individus dans un environnement contrôlé et reproductible.
POUR ALLER PLUS LOIN
« Quand le stockage devient source de tensions », par Grégory Fléchet, Pop’Sciences Mag #12, novembre 2023.