Longtemps rejeté de la sphère des idées, le déchet est devenu un objet dont la philosophie et les sciences humaines se sont emparées ces dernières années. Pour en savoir plus sur notre relation avec lui et la manière dont il questionne nos modes de vie, nous avons interrogé la philosophe Claire Larroque, auteure de l’essai « Philosophie du déchet ».
Propos recueillis par Anne Guinot-Delemarle
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Que permet l’approche philosophique pour penser le déchet ?
Claire Larroque[1] : La philosophie a longtemps essayé de comprendre l’essence des choses, privilégié les « Idées avec un grand I ». On a laissé la matière à l’écart du domaine de la pensée. Pour Platon, réfléchir sur la saleté, c’était risquer de discréditer la philosophie. Avec François Dagognet[2] , à la fin du 20e siècle, la philosophie s’est réintéressée à la matière. Il a contribué à lui donner une nouvelle légitimité, qu’elle soit déchet, caillou, graisse, ou tout ce qui est mis de côté.
La cohabitation des deux termes, « philosophie » et « déchet », peut sembler, paradoxale : la première se dédiant à l’analyse abstraite, le second relevant du monde matériel. Or, l’analyse philosophique des déchets révèle que leur gestion est aussi une question politique et éthique, ce que l’on a trop tendance à oublier en la reléguant à une question technique.
Quelle définition du déchet propose la philosophie ?
C.L. : Le déchet ne peut pas vraiment se définir seul. Plusieurs approches de philosophes, d’anthropologues montrent qu’un déchet, c’est ce qui va être exclu d’un système. Or, il est difficile de le penser hors du système culturel et symbolique dans lequel il est produit et consommé. Un déchet est ce qui n’est pas à sa place, ce qui est rejeté du monde. À partir de là, se créent les frontières entre « le monde et l’immonde »[3]. Le déchet est souvent un objet apatride, au statut flou, en suspens, dont on ne sait pas s’il va être ou non réintégré dans la sphère d’usage.
Que dit notre rapport au déchet sur notre société et sa relation avec la nature ?
C.L. : Notre système de consommation conduit à ce que nous ne voulons pas voir le déchet que nous produisons. C’est comme si l’on refusait de prendre le pouls du monde, tel qu’il est vraiment. Le peu d’intérêt que nous portons aux déchets, à leurs trajectoires, aux travailleurs qui leur sont dédiés, s’applique également à la circulation de la matière en général.
Sur le rapport à la nature, cette distance vis-à-vis des objets et de la matière que l’on jette, révèle une forme de déni : on serait comme « flottants », déconnectés des conditions matérielles du monde dont nous faisons pourtant partie et que nous influençons.
Que faire des déchets, ou plutôt avec eux ?
C.L. : La gestion des déchets devient une question sociale et politique à partir du moment où le consommateur est sollicité pour les trier dans sa sphère domestique. Le problème est que ce sont les filières, experts et entreprises qui prédéfinissent, produisent les futurs déchets et organisent la gestion des ordures.
Paradoxalement, il s’instaure une moralisation de la question des déchets, une responsabilisation, voire une culpabilisation des citoyens, alors même que ces derniers ne peuvent prendre part démocratiquement à une discussion sur ce qui leur paraît utile, inutile, nécessaire ou superflu. Même chose pour le choix d’un site de traitement des déchets. Ce sont des questions de justice sociale et environnementale qu’il faut ouvrir à la discussion démocratique.
Dans votre ouvrage, vous indiquez : « la gestion des déchets doit réintégrer le monde commun ». Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quelle place donner à la nature ?
C.L. : L’idée que les déchets réintègrent le monde commun, c’est justement la possibilité que les citoyens se réapproprient cette question, à partir du moment où ils impactent l’environnement dans lequel nous nous situons. L’objectif est de retrouver une forme d’action dans le monde environnant et d’éviter une forme d’hétéronomie[4].
Des espaces comme les ressourceries, recycleries, ateliers de réparation, permettent aux usagers de requestionner ce rapport aux objets, de recréer un lien avec la matière, retrouver de l’autonomie, (ré)apprendre des savoir-faire. S’agissant du rapport au vivant, quand on ose regarder le déchet en face, on affronte aussi notre propre finitude. Cela contribue à questionner notre propre ancrage dans le monde vivant, notre interdépendance aux écosystèmes et nous rappelle à une certaine humilité.
Une telle démarche peut conduire à concevoir des objets techniques qui permettront de « faire avec » la nature et non pas la dominer. On pourra ainsi distinguer les déchets acceptables, permettant de vivre dans un monde habitable, de ceux qui ne le sont pas.
Vous évoquez le terme de « communs négatifs » : qu’est- ce que cela signifie ?
C.L. : On parle souvent des communs à propos de ressources positives, comme l’eau ou la connaissance. Mais il existe aussi des communs négatifs, c’est-à-dire des fardeaux collectifs dont personne ne veut mais que nous devons gérer ensemble : déchets ménagers, pollutions industrielles, sols contaminés.
Leur gestion collaborative peut prendre des formes très concrètes : des coopératives de récupérateurs qui transforment les ordures en revenu, des composteurs partagés dans les quartiers, ou encore des parcs éco-industriels où les déchets des uns deviennent les ressources des autres. Ces expériences montrent que même ce qui semble relever du rebut peut devenir le support d’inventivité démocratique et de solidarité.
Pourrait-il exister une société sans déchets ?
C.L. : Non, je ne le pense pas. Selon moi, parler de zéro waste (démarche zéro déchet), a plutôt un effet « étiquette ». Il serait davantage intéressant de déterminer la façon la plus écologique de faire avec nos restes et de concevoir des systèmes de production qui génèreront des déchets permettant de vivre dans un monde soutenable et habitable par tous les vivants.
De même, le mythe du « tout recyclage » ne se réalisera jamais, car il y aura toujours une déperdition de la matière. Il faut, certes, recycler, réutiliser le plus possible mais toujours dans une perspective de diminuer notre consommation.
Notes
[1] Larroque, C., Philosophie du déchet, PUF (2024).
[2] Dagognet, F., Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, Plessis-Robinson : Institut Synthélabo (1997).
[3] Harpet, C., Du déchet : philosophie des immondices, corps, villes, industrie, L’Harmattan (1998).
[4] L’hétéronomie est le fait qu’un être vive selon des règles qui lui sont imposées, selon une « loi » subie. C’est l’absence d’autonomie.
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