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Ville et Vivant

L’épopée de la nature en ville : entre défiance et connivence

Dans l’entrelacement des immeubles de béton, des rues d’asphalte et du tumulte urbain, la ville cache une histoire souvent oubliée : celle de ses habitants non-humains. La présence des plantes et des animaux en ville a fortement contribué à modeler et enrichir l’espace urbain au cours du temps. Cette relation complexe, fruit de millénaires de cohabitation tantôt houleuse, tantôt harmonieuse, nous dévoile comment l’évolution des villes s’est faite en miroir de notre rapport au vivant.

Par Marie Privé

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©Visée.A et Flor Labanca

L’histoire de la nature en ville s’ouvre sur un paradoxe. « Au départ, la ville – la cité et ses remparts – a été créée pour se protéger d’un environnement hostile, explique Lise Bourdeau-Lepage, professeur en géographie urbaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre du laboratoire Environnement Ville Société. Il s’agit de se protéger des humains “ennemis”, mais aussi de la nature. La ville se construit ainsi sur cet antagonisme, et c’est ce qui explique cette manière de percevoir la ville comme quelque chose de différent, qui ne peut se lier à la nature. » Mais le vivant saura toujours s’octroyer une place dans nos villes au cours de l’histoire.

Retour au Moyen-Âge. Cette époque se caractérise par une nette opposition entre ville et nature. « La nature est peu présente dans les villes françaises. Sa fonction principale est de pourvoir aux besoins physiologiques de l’homme, indique Lise Bourdeau-Lepage. La nature est nourricière, et lorsqu’elle est décorative, elle est chargée de symboles : le lys va, par exemple, signifier la pureté, la mandragore le malin… » La pensée augustinienne[1], associée à la doctrine de l’Église catholique, défend l’idée qu’il est nécessaire de tourner son regard vers le monde intérieur de sa conscience. « Cette doctrine dominante au Moyen-Âge interdisait de se laisser distraire par les choses visibles et terrestres, autrement dit par le spectacle de la nature. »

Au départ, la ville – la cité et ses remparts – a été créée pour se protéger d’un environnement hostile.

Lise Bourdeau-Lepage, professeur en géographie urbaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre du laboratoire Environnement Ville Société.

 

La Renaissance marque un changement de cap. « C’est l’avènement de la “nature artifice”, c’est-à-dire qu’art et nature vont former un tout, relate le professeur. C’est à ce moment-là que le jardin devient une forme d’art. » Un deuxième phénomène vient aussi remodeler le paysage urbain dès la seconde moitié du 16e siècle : l’installation de la noblesse en ville. « On va voir se déployer des jardins luxueux dans les hôtels particuliers des nobles. La nature devient gage de grandeur sociale. » Cette époque marque l’émergence d’une nature magnifiée et dominée, mais réservée à une poignée de privilégiés. L’une des premières promenades plantées voit le jour en 1604 à Paris : le mail de l’Arsenal (actuel boulevard Morland dans le 4e arrondissement) est constitué de larges allées bordées d’arbres, mais il est clôturé. « Seules les populations aisées peuvent jouir de ces espaces de verdure. Les plus pauvres en sont exclus physiquement, mais aussi socialement, car ils n’ont de toute façon pas le temps de s’y rendre », précise Lise Bourdeau-Lepage.

À l’intérieur des remparts, des bêtes en pagaille

En ce qui concerne les animaux, ils ont toujours été omniprésents en ville. « Les nombreux animaux visibles dans les villes à l‘ère préindustrielle sont essentiellement destinés à l’alimentation, indique Stéphane Frioux, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2 et directeur du laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes. On y trouve des élevages d’animaux en pleine ville, comme des porcheries ou des vacheries, et l’abattage se pratique directement au sein des boucheries ou dans les arrière-cours des habitations. On utilise aussi les sous-produits animaux pour de nombreuses productions artisanales comme le cuir, l’engrais, les bougies… »

« Les nombreux animaux visibles dans les villes à l'ère préindustrielle sont essentiellement destinés à l’alimentation. »
Stéphane Frioux, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Lumière Lyon 2 et directeur du laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes.

Le tournant de la révolution industrielle, à partir des années 1750, accentue encore la présence animale en ville. L’essor de la mobilité induit une profonde transformation de l’organisation urbaine. « Avant, on traversait les villes à pied. Mais au fur et à mesure qu’elles s’étendent, il y a une montée en puissance du transport hippomobile (l’utilisation de chevaux comme force de traction des véhicules), avec notamment l’émergence des transports publics, indique Stéphane Frioux. L’omnibus, par exemple, est inventé vers 1820 : il consiste en une sorte de grande diligence tirée par des chevaux, concédée par la ville à une société privée. » Au 19e siècle et jusqu’au début du 20e, avant l’essor du moteur et de l‘automobile, « des centaines de milliers d’animaux étaient présents dans les grandes villes comme Paris, Londres ou New York, principalement des chevaux liés aux transports, mais aussi des animaux entraînant des moteurs dans des manèges industriels et artisanaux », précise le chercheur. C’est également une période marquée par l’essor des loisirs populaires et de l’impérialisme, entraînant l’apparition en ville du zoo. « C’est au 19e siècle que sont créés les zoos des grandes villes européennes. À l’époque, les conditions de vie des animaux n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui, comme le montre, par exemple, l’ancienne cage de l’ours minuscule – encore visible au parc de la Tête d’Or à Lyon », raconte l’historien.

Dans les villes industrielles, le vivant aseptisé

Le végétal, au moment de l’industrialisation, devient un élément constitutif du bienêtre sanitaire des individus. « Jamais la nature n’est parue aussi belle que lorsque la machine a fait son intrusion dans le paysage », écrit l’historien des jardins Michel Baridon[2]. Le mouvement hygiéniste du 19e siècle fait son apparition : la nature est utilisée pour réduire les miasmes de la ville. « Ainsi, se multiplient les jardins publics et les larges voies plantées où l’air peut circuler librement », détaille Lise Bourdeau-Lepage. L’ingénieur Adolphe Alphand, connu pour son travail d’embellissement et d’assainissement de Paris, préconise l’implantation d’un parc public à chaque point cardinal de la capitale, ainsi que de 80 squares, de manière à ce que chaque parisien soit à moins de dix minutes à pied d’un espace de nature. « On développe l’idée qu’il est nécessaire de bouger, d’éviter les excès pour être en bonne santé, et la promenade devient un loisir urbain gratuit qui convient à tous », spécifie le professeur. Le milieu du 19e siècle est également marqué par une instrumentalisation de la nature à des fins de paix sociale, illustrée par la création des jardins ouvriers. Lise Bourdeau- Lepage explique que « les chefs d’entreprise voient cela comme une manière saine, pour leurs ouvriers, d’occuper leur temps libre, qui passent alors moins de temps au café, considéré comme un lieu de dépravation et de revendications ».

Le début du 20e siècle marque, quant à lui, une première vague d’exclusion des animaux en ville. « On commence à lutter contre la présence des moustiques et des mouches qui peuvent être vecteurs de maladies, ce qu’on ignorait avant la fin du 19e siècle, indique Stéphane Frioux. On va jusqu’à employer un vocabulaire militaire pour chasser ces indésirables : “la guerre aux mouches”, “la croisade sanitaire” contre les insectes… sont quelques-uns des termes que l’on retrouve dans les archives. » On se met également à cacher le sang des animaux du regard des citadins : « les abattoirs sont déplacés des centres-villes vers les faubourgs, où ils sont soumis à des contrôles d’hygiène ».

La nature au service du bien-être humain

Le courant de l’urbanisme progressiste du 20e siècle met en lumière une manière encore différente de percevoir la nature en ville. La proposition 11 de la charte d’Athènes[3] de 1933 dit que « plus la ville s’accroît, moins les conditions de nature y sont respectées ». « Ici, par “nature”, Le Corbusier entend les plantes et les animaux, mais aussi le soleil et l’espace, tout cela étant considéré comme des nourritures fondamentales pour l’homme, générant du bien-être à la fois psychologique et physiologique », explique Lise Bourdeau-Lepage. Paradoxalement, cette pensée va générer des grands ensembles fonctionnalistes avec des surfaces vertes collectives, qui seront finalement vite perçues comme insuffisantes pour combler le besoin de nature des citadins. Les Trente Glorieuses[4] et l’augmentation du pouvoir d’achat vont générer une forme de périurbanisation : « une partie de la population va pouvoir acheter une maison avec jardin en périphérie des villes, renouant ainsi avec une nature jugée trop restreinte en ville », rapporte le professeur.

Dans les années 1970, les préoccupations environnementales émergent en réaction aux nuisances automobiles, au bruit, à la pollution, aux mauvaises odeurs industrielles… « Les citadins demandent plus d’espaces verts, mais on reste dans un paradigme hygiéniste où cette nature doit être contrôlée (pesticides, jardinage) », tempère Stéphane Frioux. L’évolution aboutissant à la tendance actuelle d’un retour du vivant en ville ne s’est réellement opérée qu’au début des années 2000. « Aujourd’hui, les gens sont conscients qu’ils ont besoin de nature, ils en font même un élément constitutif de leur bien-être[5] », affirme Lise Bourdeau- Lepage. Le défi qui s’offre à nos sociétés est de mieux prendre en compte les besoins du vivant non-humain dans nos aménagements urbains, en préservant la biodiversité et en privilégiant les solutions fondées sur la nature, qui contribuent à la résilience de nos villes face au changement climatique.

 


Notes

[1] La pensée de saint Augustin (354 – 430 ap. J.-C.) donne naissance à un ensemble de thèses philosophiques et théologiques ayant régné sur la période médiévale et au moins jusqu’au 17e siècle. L’augustinisme inclut des thèses sur la nécessité de la grâce pour le salut, la conciliation entre foi et raison, la connaissance naturelle de Dieu, la négativité du mal.

[2] Baridon, M., Les jardins : paysagistes, jardiniers, poètes (1998).

[3] La charte d’Athènes tire son nom d’une publication de l’architecte et urbaniste Le Corbusier faisant suite à un congrès international d’architecture moderne (CIAM) et qui énonce les grands principes du fonctionnalisme en architecture et en urbanisme.

[4] Période historique comprise entre 1946 et 1975 pendant laquelle la France et la plupart des économies occidentales connurent une croissance exceptionnelle et régulière.

[5] Selon les résultats d’une enquête menée par Lise Bourdeau- Lepage : Bourdeau- Lepage, L., Nature(s) en ville, Métropolitiques (2013).


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