21 avril 2007 – Presqu’île d’Antrema, côte Nord-ouest de Madagascar. Une jeune femme meurt en couche dans notre véhicule qui la transporte d’urgence au centre de santé le plus proche, à 80 km. Hémorragie post partum. L’une des principales causes de mortalité maternelle dans le monde.
Par Claire Harpet, anthropologue, ingénieure de recherche à l’Université Jean Moulin Lyon 3, membre du laboratoire Environnement Ville Société (EVS).
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Parler d’une seule santé comme d’un souci que l’on porterait de manière égale au vivant – animaux, plantes, écosystèmes et humains confondus – peut paraître, dans de telles circonstances, déplacé, indécent, insupportable ! Une dernière lubie des pays industrialisés pour s’acheter une conscience écologique ?! Pourtant, le concept One Health – dont on entend parler depuis peu dans nos sociétés occidentales -, n’est, en soi, pas une idée nouvelle. Il incarne, dans de nombreuses communautés dites « traditionnelles », partout sur le globe, un principe fondamental d’existence, une nécessité première de survivance ! Et pour cause : une société qui vit en autosubsistance use avec précaution du milieu naturel qui lui procure ressources alimentaires et matières premières pour habiter et se soigner. Ce mode de coexistence est régi par des règles coutumières transmises de génération en génération.
À Madagascar, sur la presqu’île d’Antrema classée « Nouvelle aire protégée » en 2020, je mène depuis une vingtaine d’années des recherches ethnoécologiques, en étroite collaboration avec les habitants garants des écosystèmes[1] Dans le cadre de mes travaux, je recueille et analyse l’influence des préceptes ancestraux sur la préservation des milieux, et leurs atouts pour un développement économique soutenable, gage de survie pour les sociétés locales dans un pays reconnu comme l’un des plus pauvres de la planète.
En octobre 2012, je retrouve le Chef coutumier et Ombiasy (devin guérisseur). Il me conte à nouveau le récit du mythe des origines qui relie les membres de sa communauté aux lémuriens diurnes de la presqu’île d’Antrema. L’histoire raconte comment un couple de lémuriens a soigné son aïeul et lui a transmis l’art de guérir par les plantes[2] Ce mythe fondateur, qui traite de la santé, témoigne des bienfaits d’une coalition entre l’humain, l’animal et la plante pour maintenir une symbiose salvatrice. Cette croyance toujours vivace sous-tend de nombreuses pratiques, comme l’usage des plantes médicinales pour soigner les fractures et désinfecter les plaies. Elle contribue aussi au maintien de la préservation du milieu dans lequel vit l’animal.
Ces formes de récits sanitaires relatifs au vivant se sont égarées au fur et à mesure que nos sociétés dites « modernes » s’engageaient dans un modèle matérialiste et une médecine positiviste centrée sur la recherche exclusive des causes organiques de la maladie. Cependant, alors que l’Organisation mondiale de la santé reconnait, à la fin du 20e siècle, l’utilité des médecines traditionnelles comme pratiques opérantes pour soulager et soigner, un changement de paradigme s’opère au sein de la communauté scientifique.
Le 16 mai 2023, je retourne sur la presqu’île d’Antrema, où les habitants n’ont été que très peu impactés par la crise de la Covid-19. Paradoxalement, l’enclavement de leur territoire, qui rend l’accès aux soins d’urgences si difficile, les a épargnés de la fulgurance du virus. Un constat qui confirme la part non négligeable de nos modes de vie sur notre santé. Comment assurer à des populations humaines en précarité un accès au soin équitable sans compromettre la santé d’un écosystème préservé ?
Le concept One Health, propulsé sur le devant de la scène en 2020 à la suite de la crise pandémique, n’a pas émergé par hasard. Il prend consistance à un moment inédit de l’histoire humaine, où les connaissances scientifiques acquises sur le vivant et la prise de conscience de sa vulnérabilité nous enjoignent à reconsidérer nos modes d’existence et d’emprise sur la nature. Le défi One Health n’est pas seulement un défi sanitaire, il est aussi et peut-être avant tout un défi écologique !
Notes
[1] Harpet, C., Au pied de l’arbre (Ambody kahazo) – pensée malgache du végétal, À l’ombre des forêts, Éditions L’Harmattan, Paris (2014).
[2] Harpet, C., One Health, un concept vieux comme le mythe, Sortir des crises, One Health en Pratiques, Éditions Quae (2022).
Le mythe des origines - par le chef coutumier et Ombiasy (devin guérisseur) - presqu’île d’Antrema (Madagascar) – octobre 2012
Dans les temps forts anciens, un homme nommé Maroankastaka, cultivait son champ au cœur de la forêt. Un matin, comme à son habitude, il prit sa hache et se rendit en forêt pour couper quelques arbres afin d’entretenir sa parcelle cultivée. Mais ce jour-là, il fit un mauvais geste et s’entailla profondément la jambe. Il ne pouvait plus se lever. Ses forces l’abandonnaient. Deux lémuriens, un mâle et une femelle, qui avaient assisté à la scène depuis la cime des arbres, descendirent prudemment à terre et s’approchèrent de Maroankatasaka. Ils observèrent sa blessure puis repartirent. Lorsqu’ils réapparurent, ils étaient chargés de branchages. Méticuleusement, ils posèrent des feuilles sur la plaie de Maroankatsaka après les avoir longuement mastiquées. Ils recommencèrent ainsi plusieurs fois l’opération jusqu’à ce que la blessure soit entièrement recouverte. Puis ils s’en retournèrent, laissant Maroankatsaka au pied de l’arbre. Lorsque son fils le retrouva à la tombée de la nuit s’inquiétant de ne pas le voir rentrer, Maroankatsaka allait beaucoup mieux et raconta toute son histoire. Par la suite, lorsqu’il se rendait dans son champ, il retrouvait le couple de lémuriens qui lui enseigna comment soigner par les plantes. Depuis lors, les lémuriens de la presqu’île d’Antrema sont considérés comme des animaux sacrés pour tous les descendants de Maroankatsaka. Ils ne peuvent être chassés, consommés, ni même capturés. Les membres de la famille possèdent l’art de guérir par les plantes.
L’anthropologue et la santé
L’anthropologue forge son analyse à partir des réalités sensibles d’un territoire. En santé, son attention se porte plus particulièrement sur la diversité des représentations de la maladie et des pratiques thérapeutiques associées, ainsi que sur les modes d’accès aux soins. En écologie, ses recherches se focalisent sur l’implication des sociétés humaines dans la gestion et la préservation des milieux naturels et sur leurs capacités d’adaptation et de résilience face aux changements climatique et environnementaux. Le déploiement du concept One Health (une seule santé), ouvre de nouveaux champs de réflexion en renforçant les interconnexions entre les sphères de la santé et de l’environnement.