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Ville et Vivant

Pour une culture du vivant

L’urgence écologique, dans laquelle nous sommes, commande de revoir profondément notre rapport à la nature. À travers la notion de vivant, une communauté d’êtres humains et non-humains se dessine, esquissant de nouvelles possibilités de relations. Qu’il s’agisse de soin, d’égards, d’alliance… d’autres manières de faire lien s’expérimentent. À défaut d’être encore pleinement instituées, celles-ci pourraient définir « une culture du vivant » originale, qui ouvre une voie alternative aux seules volontés de maîtrise et de domination.

Par Ludovic Viévard

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©Visée.A et Flor Labanca

S’extraire de la nature, pour s’affirmer comme un être de culture, semble être le long cheminement de l’homme occidental. Des travaux – dont celui, pionnier, de Lynn White en 1967 – ont relié une certaine lecture de l’Ancien Testament à l’entreprise moderne de domination sur le vivant, installant une filiation idéologique de très longue durée. C’est dans ce contexte de mainmise que, au 17e siècle, Descartes nous institue comme « maîtres et possesseurs » d’une nature vue comme un fond de ressources. Grâce aux sciences et aux techniques, prolongées dans les processus industriels, l’exploitation à large échelle de la planète devenait possible. Mais aujourd’hui, l’agonie de ce réservoir de ressources révèle qu’il était bien plus que ce à quoi on voulait le réduire. Le rêve moderne devenu cauchemar, il devient urgent de réviser notre rapport au vivant.

"La ville incarne la puissance de l'homme et son pouvoir de transformer le milieu."
Lise Bourdeau-Lepage, professeur en géographie urbaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre du laboratoire Environnement Ville Société.

Pour l’illustrer, regardons du côté des villes. Comme le souligne Lise Bourdeau-Lepage, professeur en géographie urbaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre du laboratoire Environnement Ville Société[1], « la ville incarne la puissance de l’homme et son pouvoir de transformer son milieu ». Ainsi, le fait urbain, comme « création humaine »[2], est, lui aussi, un signe de la rupture qui l’oppose à la nature. Mais là encore, les choses changent. Les études conduites par la chercheuse témoignent de la montée d’un « désir de nature », essentielle au bien-être des personnes. Dans un article à paraître dans la revue Espaces et sociétés, elle rappelle que, « en 2012, 55,7 % des 150 personnes interrogées à Lyon au printemps, dans la rue, ont qualifié leur demande de nature de « besoin vital » ». Cette attente témoigne d’une évolution, mais laquelle ? Car, poursuit-elle, la nature que les habitants veulent voir revenir demeure « bien souvent technicisée dans le but de rendre des services et de réduire certains maux urbains ».

Retrouver du commun dans l’unité du vivant

Que les urbains placent davantage d’attentes dans la nature pour assurer leur bien-être témoigne-t-il d’une réelle prise de conscience du rôle du vivant dans l’équilibre du monde ? C’est en tout cas à cette rupture culturelle qu’appelle Baptiste Morizot, maître de conférences en philosophie à l’Université d’Aix-Marseille. Dans « Vivant », l’entretien qu’il a donné pour l’ouvrage Face aux chocs écologiques en 2020, il rappelle que « les ouvriers les plus importants quant à l’habitabilité du monde […] ce n’est et ne sera jamais nous ». Ce sont les pollinisateurs, ce sont les arbres, c’est l’ensemble du vivant qui vit avec nous, car le vivant est partout, y compris dans les villes. Tenir ce vivant pour ce qu’il est, c’est aussi rompre avec des catégorisations anthropocentrées. Fini les nuisibles ou les mauvaises herbes ! Il faut inventer d’autres rapports de reconnaissance, par exemple, avec la notion de diplomatie entre espèces. Celle-ci inaugure une « gestion » différente de nos conflits d’usages, sans solutions létales, donc, mais en travaillant sur nos représentations et en développant d’autres modes de communication. Dans son ouvrage Manières d’être vivant, le philosophe explique que : « la diplomatie avec le vivant en soi et hors de soi est un type de relation qui devient pertinent lorsqu’on cohabite ensemble, sur un même territoire, avec des êtres qui résistent et insistent. Des êtres qui, pour autant, ne doivent pas être détruits ou affaiblis outre mesure, car notre vitalité dépend de la leur »[3].

Cette unicité de destin est portée par le terme « vivant » qui a le mérite d’inclure humains et non-humains [lire en fin d’article : « Nature, biodiversité, vivant : de quoi parle-t-on ? »]. Dans ce vaste ensemble n’apparaissent pas que la faune et la flore, remarquables et majestueuses, qui peuplent nos imaginaires de la « Nature » sauvage. C’est aussi l’anodin, l’ordinaire, le minuscule, comme ces bactéries, virus, protistes ou levures… tout ce monde invisible qui grouille partout sur la planète comme sur notre peau et dans nos entrailles. Notre microbiote est composé de près de mille milliards de micro-organismes sans lesquels nous ne pourrions vivre !

L’unité du vivant et cette coprésence permanente – y compris visible grâce aux traces des virus dans notre génome – permettent d’avancer l’idée d’un lien de parenté qui circule à l’intérieur de cette grande famille. Ainsi indique Baptiste Morizot dans « Vivant », « estimer que nous sommes les parents des bactéries de notre intestin, du moindre chénopode[4]ou d’un brin d’herbe n’est pas une décision philosophique de notre part. C’est un fait documenté ». C’est sur cette base que le philosophe envisage la refonte d’une pensée de la relation.

Quelle(s) culture(s) du vivant ?

Si l’utilisation du mot vivant porte la volonté de s’extraire de l’opposition nature / culture qui traçait une séparation quasi ontologique[5] entre l’homme et le reste du monde, il ne faudrait pourtant pas évacuer trop rapidement la question de la culture. Pourquoi ? D’abord parce que l’opposition tient mal : en réalité, on trouve dans le vivant non-humain bien des formes de culture, au sens d’organisation sociale. Ensuite parce qu’une culture du vivant, entendue comme des savoirs accumulés et partagés, est souhaitable dès lors qu’elle ouvre la voie à d’autres relations aux mondes non-humains.

C’est avec le travail de Bernard Lahire que l’on peut chercher à retisser les cultures des vivants, qu’ils soient humains ou non. Il consacre son dernier ouvrage, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023), à la recherche de structures sociales communes entre les sociétés humaines et non-humaines. Avec cette « sociologisation du biologique », le sociologue dit revenir sur une fracture trop longtemps et artificiellement maintenue entre l’humanité et les autres formes du vivant. Constater, comme le fait Bernard Lahire dans cet ouvrage, « que l’espèce humaine ne se distingue pas radicalement des autres espèces animales » – partageant notamment des mécanismes d’habituation et d’apprentissage –, c’est révéler un cheminement commun au vivant humain et non-humain dans la durée du temps et de l’évolution. Et ce n’est que parce qu’il constate cette parenté du vivant que le sociologue peut légitimement poursuivre une telle ambition comparatiste.

Produire une culture du vivant est une autre façon, portée par Baptiste Morizot, de rendre important notre lien à la nature, d’éprouver d’autres manières d’être vivant, d’en pister les traces pour mieux en ressentir la diversité et la proximité. Ainsi rappelle-t-il, dans « Vivant », « le vivant est extraordinairement versatile, métamorphique dans sa nature même. La seule chose que nous puissions faire est d’exacerber notre sensibilité à ajuster toujours les égards aux transformations de la situation ». Dans ce rapport transformé, le démiurge cartésien laisse la place au « diplomate » ou, pour Catherine Larrère, professeure émérite de philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, au « pilote »[6]qui oriente plus qu’il ne contrôle. Le démiurge fabrique, impose sa volonté à la nature. Le pilote guide, compose avec les éléments. En choisissant ce terme qui évoque le jardinier, la philosophe renvoie à l’éthique du care, de la relation, de la compréhension et du soin, « qui n’implique pas de considérer séparément les humains et la nature », comme elle le précise dans L’écoféminisme.[7]

Renouer par le soin

C’est aussi le soin que Lise Bourdeau-Lepage mobilise pour instituer un rapport plus attentif des citadins au vivant. Ses enquêtes montrent, toutefois, combien la pratique d’une renaturation par les citoyens est complexe et que leurs velléités de soin se heurtent parfois à l’indifférence, voire à la négligence des passants. C’est que cette éthique du soin doit se porter sur l’ensemble du vivant, non-humain certes, mais aussi humain. « Pour renouveler notre relation au vivant non-humain, nous dit Lise Bourdeau-Lepage, il faut adopter une nouvelle conception de la nature, fondée sur le respect de celle-ci et la complémentarité qui nous lie à elle. Cela suppose une nouvelle manière de faire société, car, précise-t-elle, on ne peut pas imaginer prendre soin de la nature sans prendre soin des personnes. »

Renouer avec la nature, c’est produire une culture du vivant, faite d’attention et de proximité. C’est faire de cet autre non-humain un familier qui ne soit pas l’objet des seuls spécialistes. Certes, la pensée du vivant, visant à réparer notre lien abimé au monde, ne fait pas l’unanimité. Face à ce courant, des critiques se lèvent. On lui reproche de s’intéresser aux représentations du vivant et moins à l’organisation de la société. En particulier, on lui oppose un manque d’intérêt pour la question de la production industrielle et agricole, qui devrait être au cœur de l’interrogation contemporaine. Car comment sortir de l’exploitation du vivant tout en maintenant le niveau de production nécessaire à notre survie ? Reste que le vivant apparaît comme une pensée féconde pour transformer un rapport au monde, culturellement orienté vers la domination depuis des siècles, et avec lequel il est plus qu’urgent de rompre. 

« [Le vivant est] tout ce qui nous entoure, c'est la biosphère dont nous sommes devenus responsables, jusques et y compris le vivant humain dans ses différentes cultures à protéger. »
André Micoud Sociologue, directeur de recherche honoraire du CNRS au Centre Max Weber.

L'expérience du vivant : une relation vitale à l'accès trop inégal

Comme le souligne Lise Bourdeau-Lepage, si de nombreux citadins expriment un désir de nature, tous ne sont pas logés à la même enseigne. En ville, la végétation est inégalement répartie et si certains vivent près d’un parc arboré, d’autres subissent les grands axes de circulation. Ces inégalités socio-spatiales, qui soulignent l’inégal accès à ce bien vital, sont révélatrices d’autres inégalités. Avec le concept d’inégalités environnementales, né aux États-Unis au début des années 1980, les chercheurs ont pu mettre à jour ces mécanismes de cumul d’inégalités. Ils montrent que les personnes les plus défavorisées socialement sont aussi celles qui ont le plus de difficultés d’accès à la nature. Pour le géographe Samuel Depraz, maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3, les inégalités d’accès à la nature sont liées à des inégalités de revenus et de mobilité, qui ont également conduit les populations défavorisées à développer d’autres formes de loisir.* On comprend à quel point ces inégalités sont dommageables lorsque l’on mesure l’importance pour le bien-être et la santé que produit l’accès à la nature et que l’on sait que c’est par sa fréquentation régulière que se nourrit une culture du vivant.

* Samuel Depraz : Inégalités territoriales et politiques publiques, Millénaire 3, DPDP, Métropole de Lyon (2020).

©Flor Labanca

Nature, biodiversité, vivant : de quoi parle-t-on ?

Nature, biodiversité, vivant… ces termes désignent sensiblement une même réalité, mais en soulignent des aspects différents. « Dans les usages de « nature », nous indique le sociologue André Micoud, on voit qu’est véhiculée la dimension essentiellement sauvage de la faune et de la flore. » Quant au mot « biodiversité », le chercheur rappelle son origine, en 1984, suite à un congrès américain de chercheurs œuvrant pour la conservation des espaces naturels, où étaient rassemblés des spécialistes de la diversité génétique (des gènes), spécifique (des espèces) et écologique (des écosystèmes). « C’est tout ce spectre de la diversité du vivant qui est rendu dans le terme biodiversité, qui a une connotation beaucoup plus scientifique que nature. » Le vivant a, en revanche, une dimension plus large et inclusive. Il désigne « tout ce qui nous entoure, c’est la biosphère dont nous sommes devenus responsables, jusques et y compris le vivant humain dans ses différentes cultures à protéger », explique le chercheur. Il précise que nous sommes entrés dans une temporalité nouvelle, « ce n’est plus le temps chrétien (où l’on attend le salut) ni le temps de la modernité (où l’on croit au Progrès), c’est celui de la préservation de tout le vivant, car nous sommes des vivants qui avons besoin des autres vivants, alors que ceux-ci sont menacés ».

Pour André Micoud, « le terme « vivant » arrive dans un moment où celui-ci est devenu « agissable »*, que ce soit par la biologie (avec le génie génétique) ou par l’écologie orientée vers sa protection pour la préservation de l’habitabilité de la Terre ». Mais à l’heure où l’inflation du terme « le vivant » – dans la littérature de recherche et en direction d’un public plus large – rend compte de la vitalité de l’enjeu, le sociologue attire l’attention sur la nécessité de ne pas « magnifier le seul vivant sauvage, laissé à lui-même, tel que le terme nature le véhicule. Il ne faut pas oublier, au prétexte qu’il serait moins digne, le vivant domestiqué et cultivé, qui subit une dramatique standardisation ».

* Sur lequel il est possible d’agir ou qui peut être l’objet d’une action. 


Notes

[1] Le laboratoire Environnement Ville Société est une unité mixte de recherche avec pour tutelles le CNRS, l’Université Jean Moulin Lyon 3, l’Université Lumière Lyon 2, l’Université Jean Monnet Saint-Étienne, Mines Saint-Étienne, l’INSA Lyon, l’ENS de Lyon, l’ENSAL, l’ENTPE.

[2] De l’intérêt pour la nature en ville. Cadre de vie, santé et aménagement urbain, Revue d’Économie Régionale & Urbaine, vol. 5 (2019)

[3] Morizot B., Manières d’être vivant, Actes Sud (2020).

[4] Le genre des Chénopodes regroupe de nombreuses espèces de plantes herbacées, qui sont répandues dans le monde entier.

[5] L’ontologie est la partie de la métaphysique qui traite de l’être, indépendamment de ses déterminations particulières.

[6] Justice, in Face aux chocs écologiques, Marabout, 2020.

[7] Parcours écofé-ministes, Larrère C. éd., L’écoféminisme. La Découverte, 2023.

 


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