En vallée de la Drôme, on n’a pas attendu le projet de développement territorial Biovallée pour faire du tourisme raisonné. C’est même la spécialité de cette région, où les natifs cohabitent depuis les années 1970 avec des « néo-ruraux », puis des « néo-néo-ruraux » séduits par son histoire autant que sa géographie.
Par Cléo Schweyer
Photographies : Visée.A
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Tourisme vert, à la ferme, durable, doux, slow, éco-hébergement… Derrière le foisonnement des labels et des concepts, une même vision à la fois idéaliste et pragmatique : faire du tourisme non seulement pour vivre, mais aussi vivre mieux et pourquoi pas faire évoluer les pratiques. L’activité d’accueil est pensée pour compléter et valoriser les autres occupations, elles-mêmes envisagées comme des savoir-faire à partager. Champions de l’adaptation, ces (hyper)actifs entendent bien former les urbains à la transition. Ils l’ont fait, pourquoi pas leurs hôtes ?
Le Dodécadôme, les précurseurs
C’est presque par hasard que Marion Haas et Stéphane Couzon posent leurs valises à la Ferme de la Baume Rousse en 1987.
En 30 ans, Marion et Stéphane ont conçu et construit les trois corps de ferme et leur logement, une maison pour leur propre famille, un gîte de 17 places, un studio pour deux personnes… et même tout récemment une petite piscine façon mare, gentil pied de nez aux visiteurs ne concevant pas les vacances sans point d’eau privatif.
Le Dodécadôme, dôme en bois à douze facettes, s’ouvre sur le ciel et la végétation alentour. Dessiné par Stéphane Couzon et réalisé par des artisans du coin, flanqué d’une annexe faisant office de coulisses et régie, il accueille depuis 2004 séminaires, stages et spectacles dont les participants sont logés dans les gîtes.
« Dans agriculture, il y a culture », sourit Stéphane. Ecole d’ingénieur agronome pour lui, Sciences-Po Paris pour elle, le duo s’assume « intello » et organise depuis toujours des expositions d’artistes locaux et des soirées spectacles. Le couple pratique l’accueil paysan de 1992 à 2004, pour partager avec les urbains leur vision d’une agriculture non prédatrice. En complément d’une production diversifiée (fromages, cochons, basse-cour, culture et transformation de fruits et de plantes aromatiques et médicinales), ils reçoivent à leur table jusqu’à 35 visiteurs. Manon Haas a compilé en 2020 dans un livre, Et si ma fourchette pouvait sauver la planète ?, un guide en 100 recettes pour une alimentation durable. Ces infatigables ne cessent de se réinventer. Quand leurs enfants expriment leur lassitude des grandes tablées à domicile, ils ouvrent le Dodécadôme et cessent progressivement l’accueil paysan. Quand le moment est venu de prendre leur retraite d’agriculteurs, ils créent le Gîte des Fleurs. Aujourd’hui, ils s’adaptent à une clientèle traumatisée par les confinements et qui ne connait plus le monde paysan. « On se prépare à l’exode urbain ! », conclut le couple dans un sourire.
Aux Amanins, les Colibris ont fait leur nid.
Quelle planète laisserons-nous à nos enfants ? Quels enfants laisserons-nous à notre planète ? Ouvert en 2008 à La Roche-sur-Granne, le centre agroécologique des Amanins se veut une réponse unique à ces deux questions. Une ferme, un lieu d’accueil, une école : trois facettes pour un même projet, montrer par l’exemple qu’autonomie, coopération et soutenabilité sont possibles en agriculture.
La ferme est une société coopérative de 14 salariés, dont la moitié sont associés. Ils perçoivent tous la même rémunération de 12€ brut/heure. L’Association Les Amanins organise l’école et l’accueil (classes vertes, séminaires, stages…). Enfin, une SCI administre les bâtiments, construits par les salariés avec des matériaux locaux et en écoconstruction. Le site est autonome en eau à 100% grâce à une source et des bassins de stockage, et autonome en énergie et en nourriture (cantine de l’école comprise) à 80% grâce à une éolienne, des panneaux photovoltaïques et 1,5 hectares de cultures maraîchères.
De bonnes fées se sont penchées sur le berceau de ce lieu unique en France : les deux complices Pierre Rahbi et Michel Valentin, le premier inspirant le concept, le second (décédé depuis) apportant un généreux mécénat. L’enseignante Isabelle Peloux, compagne de Michel Valentin et célébrité dans le monde de l’enseignement alternatif, y ouvre une école privée sous contrat de 24 places pour les enfants des environs. Une jeune enseignante lui succédera à la rentrée 2021.
Île de la sobriété heureuse où vivent et travaillent des enfants du pays, Les Amanins souhaitent à présent créer des ponts avec le reste de la vallée. Ils viennent d’adhérer au projet Biovallée avec un projet Territoire Innovant en Éducation (formations des enseignants de la vallée à la pédagogie de la coopération, à la communication non violente et aux atelier philo). Et pour les touristes, le séjour d’une à deux semaines (par exemple dans les lodges qui ouvriront à l’été 2021) est l’occasion de vivre la philosophie du centre : il est temps de cultiver notre pouvoir d’agir.
Le Dérot-Mulinage, les ré-inventeurs
Chez Isabelle et Philippe Jouenne à Montclar-sur-Gervanne, une activité peut en cacher une autre. Venu pour la table d’hôtes d’Isabelle au bord de la Gervane, joli affluent de la Drôme, on se retrouve à visiter une petite centrale hydroélectrique, gérée et entretenue par Philippe. Monsieur est donc à la tête d’une société de production d’électricité, tandis que Madame dirige une entreprise touristique. À eux deux, ils ont à la fois ressuscité l’ancienne usine de filage de la soie (le moulinage) et prolongé la vie de la génératrice et la turbine qui faisaient tourner les machines. Site industriel en partie reconverti, le Dérot-Moulinage se chauffe à sa propre électricité, le reste étant distribué sur le réseau général.
Ces doux dingues se cherchaient un projet pour leur (lointaine) retraite. Le coup de foudre pour le moulinage les poussera à quitter Lyon plus tôt que prévu et à lancer en 2005 la transformation de ce lieu hors-norme. Visitée alors que les machines étaient encore en place, l’usine s’est métamorphosée en 3 ans en un lieu aux allures de mas provençal. Philippe a tout fait lui-même, jusqu’à la table et la bibliothèque du salon, en passant par l’ingénieux système de chauffage par ventilation de la cheminée. La dalle extérieure a été percée par endroits pour planter des arbres, et les fragments de béton reconvertis en bancs de jardin.
Le Dérot-Moulinage partage les lieux avec deux autres logements, car l’achat de l’usine s’est fait entre amis. Au bord de l’eau et au pied des montagnes, le gîte est visité par des marcheurs, cyclistes ou amoureux des week-ends au vert. Pour les citadins Isabelle et Philippe, l’intégration s’est faite en douceur : « On venait pour travailler, cela change tout », note Isabelle. Si la transition écologique n’était pas au cœur de son projet, elle s’y résout de facto et presque sans y penser : les déplacements se font en véhicule électrique, l’alimentation est locale, l’énergie produite sur place et la sobriété est venue d’elle-même : « Quand on change de vie, nos besoins changent aussi ! », résume-t-elle.