Parfum d’une rose, odeur d’herbes fraîchement tondues, effluves d’un plat en train de mijoter … Et si tout cela disparaissait ? Avec l’épidémie de Covid-19, les pertes d’odorat ont été mises sur le devant de la scène. Bien que d’apparence bénigne, ces troubles sont complexes et peuvent bouleverser nos vies dans de nombreux aspects, jusqu’à affecter nos émotions quotidiennes.
Camille Ferdenzi-Lemaitre et Moustafa Bensafi, chercheurs au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon, ont entrepris une enquête sur ces pertes d’olfaction dues au Covid-19 et leur impact sur la qualité de vie des patients. Ils ont ainsi obtenu plus de 3000 témoignages d’avril 2020 à janvier 2021 et ont publié leurs résultats dans Chemical Senses en juin 2021. Ils reviennent avec nous sur ce phénomène.
Interview issue du Pop’Sciences Mag #10 : Sous l’emprise des émotions
Propos recueillis par Samantha Dizier | mars 2022
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De manière générale, les troubles de l’odorat sont-ils courants ?
Moustafa Bensafi : Avant la pandémie, les études montraient qu’il y avait environ 20 % de la population mondiale qui était affecté par un dérèglement de l’olfaction. Ces troubles peuvent apparaître pour de multiples raisons, une des causes principales étant une infection virale, comme un rhume ou une grippe. Ils sont majoritairement partiels : c’est l’hyposmie, une perte fragmentaire de l’odorat, qu’on pourrait qualifier de myopie olfactive. L’anosmie, la perte d’odorat totale, ne touche qu’entre 1 et 5 % de la population mondiale. Elle concerne essentiellement des personnes âgées. Il s’agit alors d’un vieillissement des fonctions sensorielles, appelé presbyosmie.
Pourquoi le Covid-19 produit-il des pertes d’odorat ?
Camille Ferdenzi-Lemaitre : Le virus du SARS-Cov-2 va, tout d’abord, entraîner un gonflement des muqueuses qui tapissent la cavité nasale, comme dans le cas d’un rhume. Ce gonflement va empêcher les molécules d’arriver jusqu’aux récepteurs des odeurs au travers de la fente olfactive. Ce phénomène se résorbe assez rapidement après le début de la maladie, avec ou sans prise d’anti-inflammatoire. Mais le virus peut également attaquer des cellules de la muqueuse olfactive, aussi appelée épithélium. Dans cette muqueuse, plusieurs types de cellules peuvent être affectées par le Covid-19. Il y a, tout d’abord, les neurones olfactifs qui possèdent les récepteurs permettant de fixer les molécules odorantes et qui ont pour rôle de transmettre l’information olfactive à notre cerveau. Viennent, ensuite, les cellules de soutien qui sont essentielles au bon fonctionnement de l’épithélium. Et plus profondément dans la muqueuse, se trouvent des cellules basales. Ce sont des cellules souches qui ont la capacité de se transformer en d’autres types de cellules, tels que des neurones olfactifs pour permettre leur régénération. Ce sont alors principalement les cellules de soutien et les cellules basales qui peuvent être attaquées par le virus. Nous n’avons pas encore de preuves que les neurones olfactifs soient directement infectés. L’atteinte de ces types de cellules par le virus permet d’expliquer la sévérité de l’atteinte olfactive pour les pertes d’odorat persistantes dans la durée. Nous supposons que lorsque les cellules basales sont attaquées, cela va compromettre la régénération des neurones olfactifs.
Comment se traduisent ces pertes d’odorat chez les patients ?
Camille Ferdenzi-Lemaitre : En 2020 et 2021, entre 50 et 80 % des européens qui ayant contracté le Covid-19 ont souffert de troubles de l’odorat. Il s’agit souvent de pertes de l’olfaction qui sont brutales et souvent totales. Le rapport habituel entre les anosmies et les hyposmies est inversé : nous avons pu évaluer qu’il y avait jusqu’à 80 % des cas qui étaient des anosmies. Nos résultats montrent que les patients récupèrent en moyenne au bout de 16 jours. Mais pour certains, les troubles peuvent persister pendant très longtemps. Une étude de février 2022 montre que douze mois après l’infection, il restait 7 % de patients atteints de déficits olfactifs. Il y a des gens qui ont encore des problèmes d’odorat depuis mars 2020 et il est difficile de savoir s’il leur sera possible de récupérer ce sens un jour.
Moustafa Bensafi : De manière générale, il ne s’agit plus d’anosmie pour les troubles persistants. L’olfaction revient dans la grande majorité des cas, mais d’autres phénomènes peuvent se manifester : les parosmies et les phantosmies. Les parosmies sont une perception faussée de l’odeur, tandis que les phantosmies sont une perception d’une senteur qui n’est pas réellement présente. Les pertes et les récupérations de l’odorat ne sont donc pas binaires. Il y a une mosaïque d’altérations qualitatives et quantitatives, qui semble couvrir tout le champ des possibles.
Comment cela impacte-t-il notre quotidien ?
Camille Ferdenzi-Lemaitre : Ces dérèglements de l’odorat perturbent grandement notre qualité de vie, car ce sens a trois grandes fonctions. La première fonction est une fonction d’alarme. Il nous permet de détecter des dangers potentiels : fuite de gaz, départ de feu, aliment avarié. Quand on perd cette fonction, on est davantage susceptible d’avoir des accidents domestiques ou de s’intoxiquer. La deuxième fonction est alimentaire. Ce que nous appelons le goût d’un aliment, c’est surtout de l’odorat. Les récepteurs de la langue ne nous donnent accès qu’au salé, sucré, acide, amer et umami. Tout ce qui fait l’arôme d’une fraise, d’un café ou d’un chocolat, ce sont des molécules volatiles qui remontent par l’arrière du nez et qui vont stimuler la muqueuse olfactive. Quand on perd l’odorat, on perd ainsi une dimension énorme de la perception de l’aliment et donc le plaisir alimentaire. Ce qui a des répercussions. On va essayer de compenser ce manque de plaisir : on met plus du sucre, plus du sel. Si le phénomène s’installe dans le temps, cela peut donc conduire à des répercussions sur l’état de santé. La troisième fonction de notre olfaction est la sphère sociale. Nous n’en sommes pas conscients, mais les odeurs des personnes sont très importantes dans nos relations aux autres tels que l’attachement familial, l’attraction sexuelle. Quand nous perdons cette dimension-là, c’est une part affective et émotionnelle de notre vie sociale qui disparaît. Dans notre étude, 73 % des patients soulèvent que cette perte d’odorat est incapacitante. Néanmoins, il y aussi certaines personnes qui n’en souffrent pas du tout.
Quel lien y a-t-il alors avec nos émotions ?
Camille Ferdenzi-Lemaitre : L’olfaction a une dimension émotionnelle très forte dans notre quotidien, en particulier pour ce qui nous procure du plaisir : l’alimentation, une promenade dans une forêt, certaines interactions sociales…. Au niveau neuroanatomique, il y a des connexions directes entre le système olfactif et les aires cérébrales impliquées dans les émotions. Contrairement aux autres sens pour lesquels il y a davantage d’intermédiaires. L’amygdale est, par exemple, une aire cérébrale est très impliquée dans les émotions et qui a des connexions directes avec le cortex olfactif. Les odeurs ont alors une forte valence émotionnelle.
Moustafa Bensafi : Quand on perd l’odorat, on perd également l’accès à certains souvenirs. L’olfaction est un véritable lien avec la mémoire. Le fait de ne plus pouvoir sentir le gâteau que nous préparait notre maman quand on était petit va nous faire perdre une source d’accès à ce souvenir.
Camille Ferdenzi-Lemaitre : Tous ces désagréments, qui impactent notre qualité de vie, peuvent mener à des symptômes dépressifs. Ces pertes d’odorat affectent votre sphère personnelle. Mais cela peut aussi affecter votre sphère professionnelle pour les métiers où les odeurs sont au centre du travail, comme les parfumeurs, les cuisiniers, les œnologues. Une étude de 2014 montrait que les symptômes dépressifs touchaient à peu près un tiers des personnes qui ont ce type de troubles.
Comment se fait la prise en charge médicale ?
Moustafa Bensafi : Aujourd’hui, il est compliqué d’établir un diagnostic pour les praticiens. Il existe des tests olfactifs standardisés, mais ils sont peu répandus. Il y a également une méconnaissance du trouble olfactif dans le milieu médical. La perte d’odorat a longtemps été considérée comme un indice, un aiguillage vers le diagnostic du Covid-19. Mais il n’était pas considéré comme un véritable symptôme à traiter. Quand il est alors pris en compte, il y a plusieurs traitements possibles. Il y a, tout d’abord, la médication comme des stéroïdes, des anti-inflammatoires. Dans certains cas, on peut également avoir recours à de la chirurgie lorsqu’il y a une obstruction des voies nasales – ce qui n’est pas le cas pour le Covid-19. Et vient, enfin, l’entraînement olfactif, qui fonctionne chez une certaine proportion de la population. Pour l’anosmie post-virale, 30 à 40 % de personnes récupèrent leur odorat sans entraînement et on peut monter jusqu’à 60 – 70 % avec un entraînement.
Camille Ferdenzi-Lemaitre : Un entraînement peut être mis en place simplement avec ce que nous avons dans nos placards. Nous avons ainsi établi un protocole où il est possible d’utiliser du dentifrice, des aliments, du gel douche. Il faut alors les sentir tous les jours et pendant au moins 12 semaines. Etant donné qu’il s’agit d’une régénération du système nerveux, les progrès sont très lents et ne sont pas visibles immédiatement. Ce qui peut mettre à l’épreuve la motivation des patients. Il serait alors important de mettre en place un accompagnement médical. En 2020 et 2021, seulement 4 % des consultations de médecins généralistes recommandaient des entraînements olfactifs.
Moustafa Bensafi : Nous sommes en train de développer une nouvelle solution pour les patients pour lesquels aucune autre méthode n’aurait fonctionné. Dans le cadre du programme Pathfinder Pilot du Conseil européen de l’innovation H2020, le projet ROSE va développer une nouvelle génération de nez artificiel. Nous voulons établir une preuve de concept d’un système qui capterait des molécules odorantes et enverrait un signal au système olfactif. Ce dispositif permettrait de déterminer s’il y a une molécule odorante et si cette molécule odorante est différente d’une autre molécule. Par exemple, si nous arrivions à une discrimination entre une fleur et un fruit, cela serait déjà une grande réussite.
Lexique des pertes de l’odorat :
- Anosmie : absence totale d’odorat
- Hyposmie : perte partielle de l’odorat
- Normosmie : perception olfactive dans la norme d’une population
- Parosmie : perception déformée des odeurs
- Phantosmie ou fantosmie : perception d’odeurs en l’absence de stimulus olfactif
Pour aller plus loin :
- Site d’information sur les pertes d’odorat du Centre de Recherche en Neuroscience de Lyon : https://project.crnl.fr/odorat-info/
- Questionnaire sur la qualité de vie et pertes olfactives et gustatives durant la crise sanitaire du COVID-19 du Centre de Recherche en Neuroscience de Lyon : https://form.crnl.fr/index.php/146862?newtest=Y&lang=fr
- Protocole d’entraînement olfactif développé par le Centre de Recherche en Neuroscience de Lyon : https://www.gdr-o3.cnrs.fr/wp-content/uploads/2021/03/Conseils-Reeduc-Olfactive.pdf
- Bensafi et C. Roudy, Cerveau et odorat, comment rééduquer son nez, EDP Sciences, 2021.
- Ferdenzi et al., La rééducation olfactive : bénéfices d’une prise en soins pluri-professionnelle, Presse Med Form (2022) https://doi.org/10.1016/j.lpmfor.2021.11.007
- Ferdenzi et al., Recovery From COVID-19-Related Olfactory Disorders and Quality of Life: Insights From an Observational Online Study, Chemical Senses, Volume 46, 2021 https://doi.org/10.1093/chemse/bjab028
- Croy et al., Olfactory Disorders and Quality of Life—An Updated Review, Chemical Senses, Volume 39, Issue 3, March 2014, Pages 185–194, https://doi.org/10.1093/chemse/bjt072
- Karamali et al., COVID-19 related olfactory dysfunction, Curr Opin Otolaryngol Head Neck Surg, February 2022, 30 : 19–25 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/34889850/
- Cooper et al., COVID-19 and the Chemical Senses: Supporting Players Take Center Stage, Neuron, 107, July 22, 2020, https://doi.org/10.1016/j.neuron.2020.06.032