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Renégocier la cohabitation avec le risque industriel

Lorsqu’elles surviennent, les catastrophes industrielles font ressurgir l’enjeu de la sécurité dans le débat et interrogent la part de risque que nous sommes prêts à accepter dans nos quotidiens. Si la cohabitation fait déjà l’objet de règlementations, de consultations et de catégorisations, elle présente des limites à dépasser pour repenser les liens entre les industries et leurs riverains.

Par Samuel Belaud

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En dépit de niveaux de sécurité et de surveillance jamais atteints, nos sociétés ne sont pas immunisées contre la survenue de catastrophes industrielles majeures. Autour des années 1980, une série d’accidents emblématiques vont marquer les esprits et mettre la gestion des risques posés par les activités industrielles au centre du débat, notamment : Seveso (1976), Bhopal (1984), Tchernobyl (1986), Piper Alpha (1988), etc. Si des mesures ont bien été prises à la suite de ces catastrophes pour tenter d’en tirer des leçons, une nouvelle vague surviendra à partir des années 2000, parmi lesquelles AZF (2001), Buncefield (2005), Deepwaterhorizon (2010), Fukushima (2011), et plus récemment Lubrizol (2019), ou encore le port de Beyrouth (2020). Autant de catastrophes[1] aux lourds bilans humains et environnementaux, qui rappellent avec fracas que le risque industriel reste prégnant et nous concerne tous.

Dans le rétro du risque industriel

Pour le philosophe Jean-Pierre Dupuis, « la catastrophe est un moyen de pédagogie très inefficace »[2]. Est-ce à dire que nous sommes incapables d’apprendre du passé pour mieux nous prémunir des accidents à venir ? Nos sociétés n’ont en fait jamais refusé de vivre avec une part de risque, puisque « l’univers industriel a été construit par la confiance dans le progrès » résume Michèle Dupré, sociologue du travail au Centre Max Weber. En effet, tant que l’industrie répond aux besoins économiques et sociaux du territoire (emplois et dynamisme) et que le fruit de sa production satisfait abondamment le confort de vie de ses usagers (biens et services innovants), l’imaginaire du progrès technique l’emportera sur la potentielle menace que sa production représente.

« Le retentissement médiatique et social des catastrophes est plus important depuis une vingtaine d’années ».
Jean-Christophe Le Coze | Chercheur à l'Ineris.

Alors, pour tenter d’expliquer pourquoi des accidents continuent à survenir, tandis que la recherche dans le domaine de la sécurité industrielle n’a jamais été aussi aboutie, Jean-Christophe Le Coze[3], pointe deux phénomènes concomitants dans le webdocumentaire Riskinter [4] :

  • Objectivement, la persistance des accidents s’explique par « la multiplication des activités industrielles et leur montée en intensité depuis les années 70 ». Ce qui fait mécaniquement augmenter le nombre d’accidents, alors même qu’ils surviennent proportionnellement moins souvent que par le passé.
  • Subjectivement, « le retentissement médiatique et social des catastrophes est plus important depuis une vingtaine d’années ». Ce phénomène s’explique par des sociétés mieux informées, qui s’opposent davantage à l’absence de maîtrise des risques et deviennent, parallèlement, plus alertes sur les dangers que ces défaillances industrielles peuvent faire peser sur la santé et l’environnement.

Au fond, les accidents ne surviennent que très rarement au regard de la quantité d’installations à risque et de matières dangereuses avec lesquelles nous cohabitons quotidiennement. L’historien Jean-Baptiste Fressoz nous rappelle qu’il était d’ailleurs « bien plus risqué d’être mineur au 18e siècle, qu’employé dans une usine chimique en 2021 ! » Il poursuit en assurant que « les gains en termes de sécurité industrielle sont indéniables et impressionnants depuis cette période ». Finalement ce qui change, c’est l’augmentation des menaces liées aux quantités grandissantes de produits dangereux qui circulent sur nos territoires[5], ou qui sont concentrées (stockées) en masse sur certains sites de production. Ce sont les complexités techniques, sociales et réglementaires croissantes auxquelles ces installations sont soumises qui rendent plus difficile la gestion et la régulation du risque industriel.

Un risque discret et inégalement réparti

Carte des sites industriels classés Seveso en France métropolitaine et de leur concentration sur les territoires. © OpenStreetMap ; Sarah Sermondadaz.

Sans que les riverains ne le sachent nécessairement, on dénombre plus de 1 300 sites Seveso sur le territoire métropolitain français, qui font planer une menace potentielle sur environ 2,5 millions d’habitants résidant à moins d’un kilomètre d’une installation concernée. Nous sommes d’ailleurs de plus en plus nombreux à cohabiter avec ce risque, puisqu’au fur et à mesure de la réindustrialisation et de l’étalement urbain, les industries jouxtent un nombre croissant de nouveaux quartiers d’habitations. Michèle Dupré voit dans cette extension de la ville aux frontières des zones industrielles « un enjeu majeur de sécurité, qui complique le rapport aux risques ». Reprenant l’exemple de Lubrizol, elle rappelle qu’à « Rouen, la planification urbaine prévoyait l’implantation d’un écoquartier à proximité immédiate de l’usine où l’accident de 2019 s’est produit ! ».

« Dès le 19e siècle, l’apparition du chemin de fer a permis de délocaliser les industries polluantes depuis la proximité des faubourgs bourgeois, vers les périphéries encore inexploitées des grandes villes ».
Jean Baptiste Fressoz | Historien des sciences, des techniques et de l'environnement.

Il existe, en outre, des inégalités sociales face aux risques industriels, en particulier ceux de type chimique. En effet, les territoires qui cumulent le plus de facteurs d’exposition aux nuisances et aux pollutions industrielles sont, la plupart du temps, éloignés des zones d’habitation socialement favorisées. Deux études, en Grande-Bretagne (Walker et al., 2003) et en France (Observatoire des Zones Urbaines Sensibles, DIV, 2004), démontrent que l’exposition au risque industriel est un puissant déterminant d’inégalités. Ainsi, en 2004, « près de 42 % des communes ayant une ZUS (zone urbaine sensible) sont exposées au risque industriel contre 21 % pour les autres. »[6] Cette vulnérabilité accrue des populations les moins aisées et les plus éloignées des centres-villes face aux risques industriels n’est pas nouvelle. « Dès le 19e siècle, rappelle Jean Baptiste Fressoz, l’apparition du chemin de fer a permis de délocaliser les industries polluantes depuis la proximité des faubourgs bourgeois, vers les périphéries encore inexploitées des grandes villes […] comme ce fut le cas pour la production de soude à Marseille qui s’est réorganisée autour de Salindres dans les années 1820 ».

On se demande alors quelles sont les négociations qui sont mises en œuvre pour décider de l’installation d’une usine à tel endroit plutôt qu’à un autre.

L’héritage napoléonien de la gestion des risques

Dès la fin du 18e siècle, des territoires sont désignés pour accueillir l’essor des activités industrielles. Les secteurs de la chimie, de la sidérurgie et du textile, sont alors considérés comme stratégiques par les autorités publiques qui souhaitent que de nouvelles zones industrielles leurs soient consacrées, comme c’est le cas pour Rouen et l’embouchure de la Seine. Pourtant, rappelle Jean-Baptiste Fressoz, les règles en vigueur à cette époque ne facilitent pas cette industrialisation, « en effet, la police d’alors a pour prérogative principale de veiller à la santé des populations urbaines. Elle bénéficiait de larges pouvoirs lui permettant d’interdire les activités qui lui semblaient contrevenir à cet impératif sanitaire ». Pour contourner cette compétence, trop contraignante pour le développement industriel souhaité par le gouvernement d’alors, un décret majeur sera pris sous Napoléon 1er en 1810. Considéré comme fondateur du droit de l’environnement, l’historien le décrit plutôt comme « fondateur du droit à polluer ». D’un côté, il oblige effectivement les usines à demander une autorisation administrative d’implantation en répondant à des procédures exigeantes ; de l’autre, une fois cette autorisation obtenue, « l’industriel est conforté dans sa prise de risque et une fois que l’usine est autorisée, les voisins n’ont aucune chance d’obtenir son déplacement »[7] souligne-t-il.

Depuis, les grands principes qui régulent la cohabitation entre le risque industriel et les riverains n’ont que peu évolué. Jean-Baptiste Fressoz rappelle qu’ils « s’articulent autour de trois principes fondateurs : la normalisation, l’autorisation administrative et la compensation des dommages ». La gestion du risque est donc organisée de manière à – d’un côté – sécuriser les dispositifs industriels et – de l’autre – nous accoutumer à leur présence et « nous convaincre que les producteurs les maitrisent et les contrôlent » conclut-il.

La dénégation du risque zéro

Aujourd’hui, Michèle Dupré rappelle que « les sites industriels sont classés selon la quantité et la nature des matières qu’ils utilisent, et leur impact potentiel sur l’environnement et la santé de la population en cas d’accident ». Les plus dangereux sont ainsi soumis à une réglementation particulière qui contraint les industriels à « évaluer les risques qui peuvent découler de leur activité […] en produisant des scénarios et des cartes d’impacts ». La gestion experte des risques industriels revient donc à « bien » calculer la probabilité qu’un événement survienne, et à « bien » anticiper les conséquences qu’il aura sur l’environnement et la santé. Cet exercice probabiliste vise à objectiver la menace et relève d’une vision mécaniste de l’avenir. Au « risque zéro », nos sociétés du risque[8] préfèrent un appareil productif fort et le développement de procédés qui contraignent le plus possible la survenue d’accidents.

« Les conséquences environnementales et sanitaires des accidents majeurs dépassent généralement les scénarios imaginés ».
Michèle Dupré | Sociologue du travail au Centre Max Weber.

Cela étant, la sociologue observe que « les conséquences environnementales et sanitaires des accidents majeurs dépassent généralement les scénarios imaginés, qui portent essentiellement sur les conséquences accidentelles immédiates comme la surpression, les flux thermiques ou la toxicité létale. Ce fut le cas pour Lubrizol, où personne n’avait imaginé que 5 300 tonnes de produits chimiques puissent ainsi partir en fumée et s’étendre aussi largement sur le bassin rouennais ». C’est en fait ce caractère soudain, brutal et inattendu des catastrophes industrielles qui entraine, le plus souvent, la remise en question de notre rapport au risque industriel. Comme l’a montré le sociologue et juriste Pierre Lascoumes dans différents travaux[9], « l’accident industriel [est un] catalyseur de la décision politique ». Les catastrophes et les crises qui en résultent conduisent donc à des évolutions, elles deviennent le prétexte d’une renégociation des normes et des règles en vigueur, comme après la catastrophe de Seveso, qui a donné lieu à la promulgation d’une série éponyme de directives européennes, ou celle d’AZF à la suite de laquelle la loi dite « Risque » a été adoptée.

C’est finalement dans le sillage des catastrophes industrielles que la cohabitation avec le risque est renégociée et que le discours sur le progrès se fait le plus bruyant. Pierre Lascoume appelle à « faire progresser [cette] gestion des risques, plutôt que d’agir dos au mur, accident par accident. »[10]. L’urgence climatique pourrait jouer un rôle prépondérant pour dépasser ce modèle du risque imposé, reconsidérer les liens entre les industries et leurs riverains, et rebattre les cartes du jeu de la cohabitation.

La nature à la table des négociations

Sous l’effet des dérèglements environnementaux, les aléas climatiques s’intensifient (sécheresses, tempêtes, canicules, inondations, mouvements de terrains…) et menacent de plus en plus les sites de production. La sécurité des équipements industriels est donc fragilisée par une combinaison des risques naturels et technologiques, que l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) qualifie de « NaTech »[11]. L’industrie se retrouve à devoir se plier aux contraintes environnementales qu’elle a elle-même participé à développer en 250 ans de productivisme.

Ineris

Par conséquent, la prise de conscience généralisée de nos limites environnementales nous invite à ajouter le paramètre écologique au cadre dans lequel doit se négocier notre cohabitation avec le risque industriel. La limitation de notre empreinte écologique peut devenir la pierre angulaire d’une concertation renouvelée entre les expertises industrielles et citoyennes. Pour ce faire, il faut intensifier la médiation et multiplier les arènes de dialogue entre industriels, habitants, militants et autorités publiques. Car aujourd’hui, souligne Michèle Dupré, « les discours sont encore pris dans des sphères de conviction distinctes », entre les industriels et les militants ; les riverains et les habitants éloignés des zones à risque ; les partisans d’une décroissance industrielle et ceux adeptes du solutionnisme technologique, etc.

En ce sens, le modèle de la conférence riveraine de Feyzin est particulièrement intéressant, puisqu’il a permis d’esquisser un cadre de concertation novateur et surtout transposable à d’autres sites industriels, celui de la Démocratie pratique raisonnable[12].  Cette démarche invite l’ensemble des acteurs concernés par le risque industriel à sortir du principe de la consultation pour aller vers celui de la concertation. Elle ouvre la voie vers une nouvelle culture de la sécurité industrielle, plus écologique, plus collective et qui résiste à l’épreuve de la réalité.

Reste à définir les risques que nous sommes prêts à accepter et – s’ils devaient être limités – les renoncements que nous devrons alors opérer, vis-à-vis de nos modes de consommation et de vie actuels.


POUR ALLER + LOIN :

-› RISKINTER : APPROCHE INTERDISCIPLINAIRE DES RISQUES INDUSTRIELS. Webdocumentaire, 2014


Notes

[1] Voir l’ouvrage de Jean Christophe Le Coze : Trente ans d’accidents. Le nouveau visage des risques sociotechnologiques.

[2] Jean-Pierre Dupuy : « La catastrophe est un moyen de pédagogie très inefficace », Terraeco, Avril 2010.

[3] Docteur en sciences et génie des activités à risque à L’Ineris – Institut national de l’environnement industriel et des risques.

[4] Réalisé par la MSH Lyon/Saint-Étienne, avec le Centre Max Weber et l’INERIS.

[5] En France, les matières dangereuses représentent 9,3 % des marchandises transportées. Source : « Mieux connaître les flux de Transport de Matières Dangereuses pour mieux en maîtriser les risques ». Présentation de Fabrice Hasiak, pendant la Conférence mondiale sur la recherche dans les transports WCTR, 2016.

[6] Observatoire national des zones urbaines sensibles, Délégation interministérielle à la ville, Rapport, 2004.

[7] Accidents industriels : comment vivre avec le risque ? France Culture, 2019.

[8] Dans son ouvrage La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986), le sociologue allemand Ulrich Beck, expose un saisissant paradoxe : d’une part les progrès scientifiques et techniques participent d’une meilleure maîtrise des dangers industriels, mais dans le même temps ils sont à l’origine d’innovation qui font planer de nouvelles menaces sur nos sociétés.

[9] Voir bibliographie.

[10] Incendie de Lubrizol : « Les industriels et les politiques s’expriment trop vite et mal ». Libération, octobre 2019.

[11] Définition de l’Ineris : « L’impact qu’une catastrophe naturelle peut engendrer sur tout ou partie d’une installation industrielle ».

[12] Piriou, O. et Lénel, P. La Démocratie Pratique Raisonnable, nouveau dispositif de concertation sur les risques industriels. Cahiers de la Sécurité Industrielle, n°2, 2012.

Risque industriel : définition et régulation

Une industrie est dite « à risque » dès lors que son environnement et les populations mitoyennes (sur site ou à proximité) sont directement menacés par des nuisances et des dégâts provoqués par des réactions chimiques, des incendies, des explosions ou encore la dispersion de substances toxiques… Trois types de menaces sont susceptibles d’entraîner ce type d’accidents :

  • Technologique : qui relève des processus de production (transport, stockage, organisation, flux entrants et sortants) et de leur utilisation (collision, corrosion, surtension, surpression, incendie…) ;
  • Organisationnelle : relève d’erreurs des opérateurs ou de la part du management, de problèmes de maintenance ou de surveillance des systèmes de production (outils et matériaux) ;
  • Naturelle : c’est-à-dire des phénomènes climatiques ou géologiques qui endommagent tout ou partie des unités de production (séisme, éruption volcanique, tempêtes…).

La sécurité industrielle résulte donc de notre capacité à maitriser, réglementer et anticiper ces trois types de menaces, et de contenir le plus possible les effets d’un accident sur les plans sanitaires, environnementaux et socio-économiques. Parmi les nombreux outils de régulation du risque industriel qui existent, deux d’entre eux sont particulièrement notables :

  • Classification Seveso : En 1976 intervient la catastrophe industrielle de Seveso en Italie. Le choc médiatique et les répercussions environnementales et sanitaires sont tels (maladies infantiles, mort de dizaines de milliers d’animaux, contamination des sols…) qu’ils incitent les États européens à se doter d’une politique commune (directive) et drastique en matière de prévention des risques industriels majeurs. L’accident donne son nom à l’ensemble des sites industriels à risques en Europe.
  • PPRT : Le plan de prévention des risques technologiques est un document élaboré par l’État, introduit par la loi de 2004 suite à l’accident AZF, qui doit permettre de maitriser l’urbanisation autour des sites industriels à hauts risques (Seveso seuil haut). Ces plans délimitent un périmètre d’exposition aux risques en tenant compte de la nature et de l’intensité des risques technologiques et des moyens de prévention mises en œuvre. Ils peuvent aller jusqu’à des mesures de préemption, d’expropriation, ou de délaissement de bâtiments dans les zones concernées.

Bibliographie

16'
Chapitres
Industrie
Le risque dans les imaginaires médiatiques
NUMERO 9 | NOVEMBRE 2021
Cerveau & émotions
Les pertes d’odorat du Covid-19 : quel impact sur nos émotions ?
NUMERO 10 | MARS 2022