2 ans après l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, retour sur les leçons à tirer de cette catastrophe, pour apprendre à mieux vivre sous la menace de risques industriels.
Par Samuel Belaud
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LA LEÇON DU PASSÉ
Maudit ? Depuis la fin du 18e siècle, le bassin industriel rouennais n’a pas été épargné par les accidents industriels majeurs. On retrouve ainsi, à 500 mètres de l’usine Lubrizol, le lieu de la première grande pollution industrielle chimique française (autour de 1770, les émanations d’une fabrique d’acide sulfurique contaminent les riverains et détruisent leurs cultures). Plus tard – et à intervalles réguliers – la ville se parfume de mercaptan, un gaz nauséabond et toxique, qui émane du site de Lubrizol. La dernière fuite en 2013 charrie les odeurs d’œufs pourris jusqu’à Paris, conférant à l’événement un retentissement médiatique et politique important. Pourtant, l’incendie de 2019 s’est bel et bien déclenché, malgré les coups de semonce des catastrophes passées – et deux ans plus tard, l’usine (ainsi que ses voisines) sont toujours profondément ancrées dans la ville, révélant une « ambiguïté fondamentale des rouennais face au risque et à la pollution industrielle »[1].
LA LEÇON MÉDIATIQUE
Dans le sillage immédiat de la catastrophe, les médias se retrouvent pris en tenaille entre d’un côté, l’urgence d’informer, et de l’autre, la nécessité de transmettre une information crédible et vérifiée. Le temps de l’émergence de la vérité dans le cas des accidents industriels est en effet bien plus long que celui des annonces politiques, des vidéos amateurs, des témoignages de riverains, etc. Par conséquent, les médias peuvent être pris au piège de l’emballement informationnel, au risque d’être imprécis dans leur récit ou, pire, de propager de fausses informations. Titré « Un nuage de fumée un peu toxique mais pas trop », un article du journal 20 Minutes, paru le jour de l’accident, est révélateur de ce paradoxe. « Si la formulation a fait réagir, celle-ci semble refléter les difficultés des médias à se positionner entre les paroles expertes et citoyennes »[2].
LA LEÇON DE COMMUNICATION POLITIQUE
Le jour de l’incendie, l’impératif de gestion de crise entraîne les autorités publiques (exécutives ou de santé) à adopter une triple posture : verticale (l’information descend de l’État vers la population), rassurante (seule la problématique olfactive est retenue pour éviter d’affoler les populations) et hégémonique (les informations circulant sur les réseaux sociaux sont pointées du doigt et décriées).
Une triple erreur pour Olivier Borraz, qui, dans un article paru sur The Conversation[3], préconise de « réformer la gestion de crise à la française », en intégrant pleinement la population dans son processus. Il s’agirait dès lors, de répondre à ses inquiétudes, de l’associer « à la collecte et l’analyse de données, notamment par le biais des réseaux sociaux » et « enfin, dépasser une vision archaïque de l’État comme seul responsable de la sécurité des populations. L’État a une mission de protection, mais il n’a pas à lui seul les moyens de l’assurer ».
LA LEÇON URBANISTE
Un écoquartier pensé pour 15 000 usagers doit voir le jour à quelques encablures du site Seveso de Lubrizol. Le projet, qui peut sembler contre-intuitif, a été engagé avant l’incendie de 2019. Il interroge sur le risque qu’il est « convenable » de faire peser sur des populations riveraines. Du seul point de vue urbaniste, l’intérêt de cet écoquartier est double : d’une part, améliorer l’habitat en termes de performances énergétique et écologique ; d’autre part, construire la ville sur la ville et ne pas artificialiser des surfaces encore libres. Pourtant ces nouveaux quartiers ne peuvent s’imaginer sans que les autorités publiques n’aient, au préalable, résolu une contradiction majeure : comment concilier l’ambition écologique des aménagements urbains avec le fait que « Rouen demeure une ville profondément industrielle, exposée à des risques technologiques excessivement élevés »[4] ?
Notes
[1] Vadelorge L. Lubrizol : « Tirer les leçons de l’accident du 26 septembre 2019, c’est repenser la place de l’usine dans la ville », Tribune parue dans Le Monde, septembre 2020.
[2] Carlino V., Allard-Huver F., Lubrizol : chercher la vérité entre fake news et expertises officielles. The Conversation, octobre 2019.
[3] Borraz O., Lubrizol : pourquoi la « gestion de crise » à la française est dépassée. The Conversation, octobre 2019.
[4] Brennetot A., À Rouen, la mise en pièces d’une identité verte. Libération – Le Libé des géographes, octobre 2019.