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Du jetable au robuste : un changement de cap urgent

Raréfaction des ressources, explosion des déchets, impasses écologiques et sociales : le modèle linéaire du capitalisme industriel s’essouffle à bien des égards. Pour rompre avec la culture du jetable, l’économie circulaire ne peut plus se contenter de recycler. Elle doit changer nos façons de produire, d’utiliser, de gouverner — avec, en filigrane, l’idée de soigner notre rapport à la matière.

Par Marie Privé, journaliste.

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© Visée.A

Produire, consommer, jeter : depuis deux siècles, notre rapport à la matière s’est structuré autour d’un modèle linéaire, hérité des révolutions industrielles et nourri par l’abondance énergétique. Dans une société où l’objet perd vite sa valeur, le déchet est devenu banal, presque invisible. Mais ce système, fondé sur l’extraction continue de ressources finies, montre aujourd’hui ses limites. Et si la matière n’était plus un simple « input[1] » à exploiter, mais un révélateur de notre manière d’habiter le monde ? Faire durer, réparer, réemployer… Ces gestes modestes engagent une transformation profonde de nos pratiques et de nos représentations. Penser une seconde vie pour la matière, c’est interroger nos certitudes sur la croissance, la valeur et l’usage — et ouvrir la voie à des modes de vie plus sobres, plus résilients.

Un modèle à bout de souffle

« On vit dans une société fondée sur l’extraction, la production, la consommation, et l’élimination rapide des objets », résume Fanny Verrax, professeure associée en transition écologique et entrepreneuriat social à l’emlyon business school. Un schéma linéaire si bien ancré qu’il a fini par s’imposer comme une évidence malgré ses effets délétères sur les ressources, les écosystèmes et les équilibres sociaux. Ce modèle capitaliste, hérité de la révolution industrielle du 19e siècle, a longtemps été synonyme de progrès. Produire plus, plus vite, moins cher : une dynamique fondée sur l’exploitation massive des ressources naturelles et sur la mise à distance des déchets. « Mais cette économie linéaire est aujourd’hui à bout de souffle, constate Muriel Maillefert, professeure en aménagement-urbanisme à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Elle génère des externalités négatives[2] considérables, environnementales bien sûr, mais aussi sociales et territoriales. »

En réponse, des politiques de transition se mettent en place, notamment à travers les cadres de l’économie circulaire. Mais que recouvre vraiment cette notion ? Si l’on en croit le site du ministère de la Transition écologique, l’objectif est de « transformer notre économie linéaire, produire, consommer, jeter, en une économie circulaire ». Concrètement, cela se traduit par des mesures telles que la loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire), en vigueur depuis 2022, qui interdit par exemple la destruction des invendus non alimentaires. Mais derrière les discours, les contradictions persistent. Fanny Verrax met en garde contre un usage opportuniste du terme : « L’économie circulaire est souvent mobilisée de manière très technicienne, en se focalisant sur le recyclage ou la conception de nouveaux matériaux, mais sans remise en question profonde du modèle. » Muriel Maillefert partage ce constat : « Le recyclage seul ne permet pas d’atteindre une réelle circularité. Il faut penser la question des usages, du temps long, et des dynamiques territoriales, c’est-à-dire la manière dont les acteurs, les ressources et les flux s’organisent localement. »

« Le recyclage seul ne permet pas d’atteindre une réelle circularité. »
Muriel Maillefert - Professeure en aménagement-urbanisme à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

Explorer les boucles de circularité

Si l’économie circulaire est souvent résumée au réemploi et au recyclage, elle repose en réalité sur une vision plus fine des manières de prolonger la vie des objets. C’est ce que synthétise le modèle des « 9R[3] », une grille de lecture que Fanny Verrax mobilise dans ses travaux : refuser, réduire, réutiliser, réparer, rénover, remanufacturer, réemployer certaines pièces, recycler, et enfin récupérer l’énergie. Cette échelle n’est pas qu’un outil conceptuel. Elle permet de distinguer des approches plus ou moins sobres dans leur consommation de ressources. « Le recyclage est très valorisé dans le discours dominant, mais c’est loin d’être la panacée : c’est un processus énergivore, et cela suppose que l’on ait déjà produit et consommé », souligne Fanny Verrax. En revanche, les premiers « R » impliquent un changement plus profond : moins produire, consommer autrement, refuser certains produits, allonger la durée de vie des objets, partager les usages… autant de pratiques qui interrogent nos habitudes et nos modèles économiques.

Une piste prometteuse : passer d’une logique de possession à une logique d’usage. Au lieu d’acheter un objet, on paie pour le service qu’il rend. « C’est le principe de l’économie de la fonctionnalité : le producteur reste responsable du produit tout au long de son cycle de vie », explique Fanny Verrax. Certains industriels amorcent ce virage. Chez Michelin, par exemple, les pneus professionnels ne sont plus vendus, mais loués selon leur usage. L’entreprise reste propriétaire de la matière et s’engage à récupérer, réparer ou revaloriser les pneus usagés. D’autres initiatives vont plus loin. Aux Pays-Bas, le projet Turntoo, développé par l’architecte Thomas Rau, propose, par exemple, de « vendre de la lumière » plutôt que des luminaires : les matériaux restent la propriété du producteur, qui en assure la maintenance, le réemploi ou le recyclage. Ce modèle, qui repense profondément la place de la matière dans nos systèmes économiques, renverse le rapport aux objets : on ne possède plus, on accède à une fonction.

Blocages structurels et leviers de terrain

Bien que l’économie circulaire bénéficie d’un large soutien de principe, sa mise en œuvre concrète reste entravée par de nombreux freins. Parmi eux, la nécessité d’un véritable changement de posture de la part des acteurs économiques et financiers, leur logique de rentabilité n’étant pas alignée avec celle de la durabilité. On retrouve également la question du statut juridique du déchet, que Fanny Verrax identifie comme un verrou central : « Quand un matériau est considéré comme un déchet, il sort du champ économique, entre dans celui du rebut, et il devient plus difficile de le transformer ou de le transporter. » Ce basculement ne relève pas uniquement du droit : il opère aussi une rupture symbolique, reléguant la matière au rang de ce qui n’a plus d’usage ni de valeur. Ainsi, des matériaux pourtant fonctionnels ou valorisables deviennent inexploitables, alimentant l’inertie du système linéaire et limitant les marges d’action des acteurs du réemploi.

Mais sur le terrain, des brèches s’ouvrent. Souvent portées par des acteurs associatifs à l’échelle locale, des alternatives concrètes émergent. À Lyon, l’Atelier Soudé propose par exemple des ateliers de réparation d’appareils électriques et électroniques. Le principe : apprendre à réparer ensemble, dans une logique d’autonomisation et de réappropriation des savoir-faire. Autre exemple : le Chat Perché, un atelier participatif de réparation de vélos. Là aussi, il ne s’agit pas seulement de prolonger la vie des objets, mais de transformer la relation à la consommation, en favorisant le partage, l’entraide et l’engagement citoyen. « Ces structures expérimentent déjà d’autres manières de faire économie, plus sobres, plus collectives, plus résilientes, affirme Muriel Maillefert. Le problème, c’est qu’on les considère souvent comme marginales, alors qu’elles pourraient être au cœur du changement de modèle. »

L’atelier du Chat Perché collecte également des vélos, donnés par des particuliers ou des donneries de la métropole, que l’association remet en état et propose à la vente.
© Atelier du Chat Perché

Sur la métropole de Lyon, l’atelier du Chat Perché, une association, propose des ateliers participatifs de réparation de vélo.
© Atelier du Chat Perché

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces projets ne naissent pas par hasard : ils s’appuient souvent sur un soutien actif des collectivités territoriales — en matière de lieux, de financement, voire de logistique. Comme le montrent les travaux[4] de Muriel Maillefert, l’action collective territoriale est un moteur essentiel des expérimentations en économie circulaire, notamment via les métropoles, les régions ou les intercommunalités qui coordonnent les acteurs privés, associatifs et publics sur des dynamiques sociales et industrielles communes. « Les collectivités peuvent jouer un rôle de facilitateur, non pas en tant que simples financeurs, mais comme plateforme de médiation entre entreprises, citoyens, chercheurs et associations », note-t-elle. Ces gouvernances hybrides stimulent l’émergence de modèles économiques résilients, adaptés aux réalités territoriales, en rupture avec les logiques massifiées d’une mondialisation déjà saturée.

Économie sobre, sociale et solidaire

Dans ce contexte, l’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît comme un levier essentiel pour ancrer la circularité dans les territoires. Ateliers de réparation, ressourceries, recycleries… Ces initiatives, souvent associatives ou coopératives, sont emblématiques de l’économie sociale et solidaire, qui développe depuis longtemps des modèles fondés sur la sobriété, la coopération et l’ancrage territorial. « Dans les dynamiques de circularité, l’ESS a un rôle moteur, souligne Muriel Maillefert. Parce qu’elle s’ancre dans la durée et dans les dynamiques locales, elle est capable de fédérer des formes d’engagement collectif qui dépassent les logiques marchandes : sociales, culturelles, citoyennes. » En outre, ces initiatives contribuent à faire évoluer nos représentations de la consommation. « Faire durer les objets, apprendre à les entretenir et à les réparer, c’est aussi redonner à la sobriété une valeur symbolique et émotionnelle », relève Fanny Verrax.

 

« Faire durer les objets, apprendre à les entretenir et à les réparer, c’est aussi redonner à la sobriété une valeur symbolique et émotionnelle. »
Fanny Verrax - Professeure associée en transition écologique et entrepreneuriat social à l’emlyon business school.

Un changement d’imaginaire qui semble trouver un écho : selon une enquête menée en 2023 par l’ADEME[5] , 83 % des Français estiment que l’on consomme trop et 77 % jugent que notre mode de consommation nuit à l’environnement. Toutefois, les pratiques réellement circulaires, comme la réparation ou le réemploi, restent encore marginales. Moins accessibles, plus chronophages, parfois plus coûteuses, elles sont freinées par des contraintes réglementaires, logistiques et culturelles. Et tous les circuits de seconde main ne vont pas dans le même sens. La popularité de plateformes comme Vinted favorise certes la revente, mais perpétue parfois une logique consumériste[6] linéaire : on achète et revend rapidement, sans toujours interroger ses besoins, ni la durabilité des vêtements. Allonger la durée de vie des objets ne suffit donc pas. Il s’agit aussi de réhabiliter la réparation, la maintenance, le soin porté aux choses. De valoriser les savoir-faire, les métiers de la réparation et de l’entretien, les solidarités concrètes du quotidien au sein des communautés. Et, plus largement, d’imaginer d’autres manières d’habiter le monde matériel. « Il faut sortir de l’idée que les transitions écologique et économique se feront uniquement par l’innovation technologique », rappelle Fanny Verrax. Elles impliquent une réorientation profonde de nos choix politiques et de nos repères culturels.


Notes

[1] Terme utilisé en économie pour désigner les ressources mobilisées au début d’un processus de production (matières premières, énergie, travail, etc.).

[2] Concept économique qui décrit les conséquences indésirables d’une activité sur d’autres acteurs économiques sans compensation, engendrant un coût collectif pour la société.

[3] Il existe plusieurs déclinaisons du « modèle en R » : le plus connu est celui des 5R mais des chercheurs et institutions ont élargi ce cadre au modèle plus détaillé des 9R, notamment pour mieux refléter les étapes de prévention en amont.

[4] Maillefert, M. et Robert, I., Nouveaux modèles économiques et construction de la durabilité territoriale. Illustrations à partir d’une analyse de l’action collective, Natures Sciences Sociétés, 28(2) (2020).

[5] Baromètre Sobriétés et modes de vie, Rapport d’analyse, ADEME & ObSoCo (2024). Enquête réalisée entre le 21 juillet et le 16 août 2023 auprès d’un échantillon de 4 000 personnes représentatives de la population française.

[6] Une logique consumériste repose sur l’accumulation rapide de biens, souvent au détriment de leur utilité réelle ou de leur durabilité.


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