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Eau : un avenir à construire ensemble

Changement climatique, pollutions industrielles, agricoles et domestiques, prélèvements excessifs, les activités humaines déstabilisent autant la ressource que les écosystèmes aquatiques. Comment imaginer notre avenir en commun avec cette ressource qui est de plus en plus fragilisée d’année en année : quelles actions sont prioritaires et comment les mettre en place ? C’est la question qu’ont choisi de soulever les membres du comité scientifique du Pop’Sciences Mag pour l’éclairer de leurs points de vue pluridisciplinaires.

Par Jean-Luc Bertrand-Krajewski, enseignant-chercheur en hydrologie urbaine, Bruno Cédat, directeur recherche et développement à Treewater, Victoria Chiu, maître de conférences spécialisée en droit de l’environnement, Anne Honegger, directrice de recherche en géographie, Cécile Miège, directrice de recherche en chimie, et Philippe Polomé, professeur de sciences économiques ; coordonné par Samantha Dizier, rédactrice en chef du Pop’Sciences Mag.

Un article co-publié avec AOC.

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Ce qu’il faut faire, nous le savons depuis longtemps. Nous ne savons bien évidemment pas encore tout de l’état de la ressource en eau et des milieux aquatiques. Mais nous en savons bien assez pour agir aujourd’hui : nous avons une idée précise de l’état des nappes phréatiques et des cours d’eau, d’un point de vue hydrologique, chimique, écologique, etc. Il est donc maintenant nécessaire d’optimiser les processus de décision, par une amélioration de la diffusion des connaissances des chercheurs ou experts vers les citoyens et les acteurs politiques, et une accélération des actions politiques et réglementaires en conséquence. Aujourd’hui, nous devons engager rapidement une transition réelle et ne plus penser uniquement en termes de ressource en  eau, pour nos seuls prélèvements et usages, mais de manière plus globale à l’état de santé des écosystèmes dans lesquels se trouve cette ressource.

Des milieux aquatiques à mieux prendre en considération

Pour l’ensemble des espèces végétales et animales d’une rivière, l’eau est l’élément essentiel. Quand nous sommes en situation de sécheresse, il n’y a personne pour représenter, et donc défendre, ces espèces. Et les écosystèmes aquatiques sont souvent les grands perdants de ces situations de crises climatique et environnementale.

Dans le Code français de l’environnement[1], l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Il y est ainsi spécifié que l’eau et les milieux aquatiques doivent être protégés par tous, et qu’il s’agit d’un objectif d’intérêt général. La pratique réelle diffère fréquemment : face à des enjeux économiques, la protection des milieux aquatiques n’est pas souvent la priorité. Les zones humides[2] sont, par exemple, les grandes oubliées de ces actions de protection. Elles sont encore trop souvent asséchées pour des intérêts économiques : pour en faire des terres agricoles ou pour développer l’urbanisation, par exemple.

Les milieux aquatiques ne sont pas qu’un lieu de prélèvement de l’eau, ce sont des systèmes à l’équilibre dont le bon état écologique doit être préservé ou restauré.

De la même manière, le Code de l’environnement donne la priorité à la consommation humaine avant tout autre usage[3]. Les milieux aquatiques sont ainsi largement évincés des enjeux principaux ; au contraire, les usages anthropiques de l’eau sont sacralisés. Au niveau législatif, il serait ainsi nécessaire d’évoluer vers une approche plus écocentrée, et non plus hiérarchisée entre les besoins humains et ceux des milieux.

Voir au-delà de la ressource

Tant qu’on considérera l’eau comme une simple ressource à exploiter, cela ne sera pas suffisant pour la protéger. Il y a une forte interdépendance entre la santé des écosystèmes et la qualité et quantité de l’eau qui les compose. Les milieux aquatiques ne sont pas qu’un lieu de prélèvement de l’eau, ce sont des systèmes à l’équilibre dont le bon état écologique doit être préservé ou restauré. Si un milieu n’est plus à l’équilibre, par exemple du fait d’une pollution, la qualité de l’eau et des autres ressources composant le système, comme les poissons, n’est plus garantie.

Au-delà de l’approvisionnement en eau, les milieux aquatiques nous rendent des services écosystémiques. La notion de service écosystémique renvoie à la valeur (monétaire ou non) des écosystèmes qui fournissent à l’humanité des biens et services : épuration naturelle de l’eau, pêche, baignade, etc. Lorsque des choix économiques sont faits, ces services, qui sont non marchands, sont peu pris en considération. Si on ne prend en compte que les bénéfices monétaires, ce sont toujours les services marchands qui prennent l’avantage sur les services non marchands. Même si nous disposons aujourd’hui de techniques pour estimer leur valeur économique, celles-ci restent complexes et peu utilisées. Afin de mieux défendre les services écosystémiques, il semble cependant de plus en plus important d’estimer cette valeur.

Des changements maintenant prioritaires

Il est aujourd’hui urgent de modifier nos pratiques pour limiter notre impact sur la ressource et les écosystèmes. Nous avons souvent tendance à stigmatiser un secteur d’activités, l’industrie, l’agriculture, la production d’énergie, etc. La solution n’est pas uniquement chez l’un ou l’autre. Il ne faut pas opposer les usages, mais trouver collectivement des équilibres, de nouvelles synergies, réajuster nos pratiques, pour les faire coexister.

Pour commencer, revoir notre système agricole, et donc notre système alimentaire, est un objectif prioritaire. La transition ne sera pas facile, et devra être accompagnée, notamment par la formation, le soutien et l’accompagnement des agriculteurs, après une mise en cohérence des enjeux économiques et écologiques. L’élaboration des biens de consommation, et l’ensemble de notre système de production, sont également à repenser. Les biens et produits ont été conçus pour leurs services rendus, sans penser à leur impact sur l’environnement. Ce que ces différents biens et produits contiennent de néfaste pour les milieux ne fait pas encore systématiquement partie de leurs critères d’élaboration. Il y a besoin de renforcer la réglementation en interdisant, ou au moins en limitant, la production ou les usages de certains matériaux.

Ce qui nous amène aux pollutions industrielles – un autre point prioritaire – sur lesquelles les entreprises ne sont pas assez contraintes[4]. La problématique est qu’il y a trop peu de moyens pour réaliser des contrôles environnementaux, menés par l’Office français de la biodiversité[5] : dans chaque département, il n’y a environ qu’une quinzaine de personnes dédiées. En outre, il existe, certes, un délit de pollution de l’eau, puni par des sanctions financières. Mais celles-ci sont bien souvent non dissuasives, car trop peu élevées. Les entreprises ont ainsi fréquemment intérêt à payer l’amende et dédommager les plaignants plutôt qu’à mettre en place des changements dans leurs pratiques. De plus, des polluants nouveaux apparaissent régulièrement, industriels, pharmaceutiques ou microplastiques, pour lesquels il n’existe pas de législation, et qui sont, par leur nature nouvelle, difficiles à détecter.

Une responsabilité partagée

Pour réaliser ces changements, il faut travailler à plusieurs échelles imbriquées : mondiale, européenne, nationale et locale. La politique de l’eau en France est une déclinaison de la politique européenne. La directive cadre européenne sur l’eau de 2000[6] a instauré des objectifs de résultats en termes de bon état écologique et chimique des milieux aquatiques. L’État français a transposé cette directive en 2004 et ses objectifs de résultats sont aujourd’hui matérialisés dans les documents de planification de l’eau (SDAGE, SAGE). Ce sont donc des objectifs qui restent encore à atteindre, et qui sont mis à jour et affinés régulièrement.

Le débat d’idées est nécessaire, dans lequel il convient d’impliquer tous les citoyens.

Mais l’État français peut aller au-delà des directives européennes : il peut imposer des seuils plus stricts. Or, pour cela, une volonté politique est nécessaire. Et les volontés manquent, par exemple, en ce qui concerne les pollutions des eaux par les nitrates, provenant notamment des engrais agricoles. L’État préfère – tout comme les industriels – payer les sanctions financières prononcées par la Cour de justice de l’Union européenne, plutôt que de prononcer et faire respecte une interdiction de l’utilisation excessive des nitrates par les agriculteurs. Les entreprises de l’agro-industrie, via des lobbys[7], sont très influentes en France, et cela au sein même du parlement français. Une réglementation renforcée pour limiter ces lobbys et une obligation de transparence – inexistante aujourd’hui – doivent être mises en place. Toutes les décisions politiques prises sur ces questions devraient être davantage équilibrées entre intérêt économique et priorité environnementale. Le débat d’idées est nécessaire, dans lequel il convient d’impliquer tous les citoyens.

Une approche remontante, du local vers le national, peut être envisagée, afin de redonner du pouvoir au citoyen sur ces problématiques. Il faut que les métropoles, les communes, se saisissent de la question de l’eau, pour impliquer les populations, avec des débats et des concertations. Par exemple, il est envisageable de donner plus de place aux usagers domestiques dans les comités de bassin[8], auxquels davantage de pouvoirs seraient attribués. Si le citoyen est déjà convaincu, et s’il est porteur d’initiatives, cela sera d’autant plus facile pour les acteurs politiques d’agir et de promouvoir des changements.

Un autre acteur à ne pas oublier est le chercheur scientifique. Il ne doit pas se limiter à la diffusion des connaissances au sein de sa communauté de recherche. Il est aussi tenu de vulgariser, parler au grand public, transmettre les connaissances qu’il produit. Le chercheur, à un moment donné, doit inciter à l’action et sortir de sa neutralité, une neutralité qui n’est plus tenable sur un sujet aussi vital et face aux enjeux devenus prioritaires du changement climatique qui s’accélère.

Quels leviers d’actions ?

Nous avons des solutions techniques pour traiter l’eau usée et limiter nos prélèvements. Mais, même avec ces technologies, nous ne pourrons pas nous permettre ni de prélever toujours autant, ni d’ignorer le problème des polluants à la source. En outre, ces procédés de traitement ont un coût élevé. En Suisse, des solutions de traitement des micropolluants des eaux usées ont été mises en place dans les stations d’épuration. Mais, cela accroît inévitablement le prix de l’eau pour les consommateurs[9]. Des stratégies politiques d’aides financières pourraient être réfléchies, tant pour les usages domestiques, qu’agricoles ou industriels.

Ne rien faire aujourd’hui finira par coûter tellement cher demain, tant d’un point de vue monétaire qu’environnemental ou sociétal, qu’il n’y aura plus d’autres choix que de changer les choses.

Les systèmes techniques et sociaux n’évoluent généralement que sous la contrainte, qu’elle soit économique, réglementaire, ou politique et sociale. Soit, il y a assez de forces sociales ou politiques pour entraîner des changements, alors la réglementation et l’économie s’adaptent. Soit, on fait évoluer la réglementation, mais celle-ci est indirectement une traduction du social et du politique. Soit, ne rien faire aujourd’hui finira par coûter tellement cher demain, tant d’un point de vue monétaire qu’environnemental ou sociétal, qu’il n’y aura plus d’autres choix que de changer les choses.

Au niveau réglementaire, le cadre juridique actuel, mis en place dans les années 1960, est assez solide. S’il est appliqué correctement, il peut être efficace pour protéger la ressource et les milieux aquatiques. La problématique est qu’il y a un décalage entre la théorie, les règles juridiques et l’application de ces règles. Le droit pénal de l’environnement et de l’eau est un droit extrêmement technique, et éparpillé dans plusieurs codes et textes de loi, ce qui rend sa maîtrise d’autant plus difficile. Il serait utile de réunir tous les textes dans un seul et même code afin que le droit en la matière ne soit plus aussi dispersé[10], ce qui permettrait sa meilleure mise en application.

Formation et pédagogie

Pour que les interdictions et les règlements fonctionnent, il faut que tout un chacun soit informé et sensibilisé : de la pédagogie et de l’éducation sont nécessaires, à tous les âges de la vie. Le citoyen doit bénéficier de cette connaissance, mise à portée de tous, afin de mieux impliquer toutes les parties prenantes dans cet avenir de l’eau.

Si nous nous impliquons, tous, pour changer nos pratiques et accompagner les milieux, un futur positif est possible.

C’est aussi au niveau de la formation des acteurs politiques qu’il faut s’engager. Pour ces acteurs, des exemples concrets pourraient permettre d’inciter à mettre en place des bonnes pratiques, avec, par exemple, des visites de sites expérimentaux, que cela soit dans les domaines de l’industrie, de l’agriculture, etc. Depuis 2019, des projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) sont ainsi mis en place, dans lesquels l’ensemble des acteurs d’un territoire s’engagent dans une démarche concertée et prospective de gestion de la ressource, en vue d’une réduction des prélèvements de celle-ci, et ce, dans le respect du bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques[11]. Un objectif d’une centaine de PTGE est visé d’ici 2027, qui seront porteurs de retours d’expérience. Ce seront des éléments décisifs pour faciliter le dialogue avec les agriculteurs et les industriels, afin de montrer concrètement que d’autres manières de faire sont possibles.

Pour conclure, nous pouvons construire une relation à l’eau et aux milieux aquatiques positive. La nature est résiliente, elle est capable de se régénérer. Si nous nous impliquons, tous, pour changer nos pratiques et accompagner les milieux, un futur positif est possible. Il ne reste plus qu’à agir !

Victoria Chiu

Jean-Luc Bertrand-Krajewski

Cécile Miège

Philippe Polomé

Anne Honegger

Bruno Cédat


NOTES

[1]  Le Code de l’environnement est le recueil où sont rassemblés l’ensemble des lois, décrets et règlements concernant l’environnement en France.

[2]  Selon le Code de l’environnement, les zones humides sont des « terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d’eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire, ou dont la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles [ayant des besoins élevés en eaux et en humidité] pendant au moins une partie de l’année ».

[3] Dans l’article L.211-1, II du Code de l’environnement, il est affirmé que la gestion équilibrée de l’eau et des milieux aquatiques « doit permettre en priorité de satisfaire les exigences de la santé, de la salubrité publique, de la sécurité civile et de l’alimentation en eau potable de la population ».

[4] Aujourd’hui, le cadre règlementaire pour les émissions industrielles est défini par la directive 2010/75/UE relative aux émissions industrielles, appelée directive IED, et l’arrêté ministériel dit « RSDE », Recherche et réduction des rejets de substances dangereuses dans l’eau, du 24 août 2017.

[5] L’Office français de la biodiversité contribue à l’exercice des polices administrative et judiciaire relatives à l’eau (pollution de la ressource, atteinte aux zones humides ou littoral), aux espaces naturels, à la flore et la faune sauvage, à la chasse et à la pêche.

[6] Directive 2000/60/ CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau.

[7] Un lobby est un groupe de personnes créé pour promouvoir et défendre des intérêts, en exerçant des pressions ou une influence sur des personnes ou des institutions publiques.

[8] Assemblée consultative sur toutes les questions relatives à la gestion de l’eau et des milieux aquatiques, qui regroupe les différents acteurs, publics ou privés, agissant dans le domaine de l’eau au sein d’un bassin versant.

[9] La Suisse généralise le traitement des micropolluants dans ses stations d’épuration, Actu-Environnement.com (2016).

[10] Le 7 décembre 2022, le groupe de travail relatif au droit pénal de l’environnement présidé par M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a présenté les conclusions de son rapport intitulé « Le traitement pénal du contentieux de l’environnement ».

[11] Les projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) au service d’une agriculture durable, Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (2022).


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