Le changement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, la réduction de la biodiversité… autant de signaux d’alerte qui appellent à une transformation profonde de nos modes de vie. Alternatif au principe de « développement durable » qui a échoué à mobiliser et à porter un changement de société, celui de « transition » ou de « transformation profonde » (deep transition) s’impose aujourd’hui pour tenter de revivifier l’action et échapper au pire que craignent nombre d’entre nous. Que signifie l’apparition du terme transition et pourquoi, malgré l’urgence, le changement demeure si compliqué ?
Par Ludovic Viévard
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En 1972 parait un ouvrage qui fera date : The Limits To Growth. Ce rapport que le Club de Rome1 avait commandé à des chercheurs du Massachusetts institute of technology (MIT) alertait sur les risques d’un développement reposant sur une croissance infinie dans un monde fini. En cela, il préparait l’émergence du concept de développement durable ou soutenable (sustainable development), institutionnalisé avec le rapport Brundtland (1987), et popularisé lors du Sommet de la Terre de Rio, en 1992, qui institua la mise en place des Agenda 21 et la stratégie du « think global, act local ». Mais 50 ans après la première alerte, et alors que se multiplient les signes de crise environnementale et de ses conséquences économiques, politiques ou sociales, il faut se rendre à l’évidence : les modèles de société ne se sont que peu transformés. Kirsten Koop, enseignante chercheuse à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine à l’Université Grenoble Alpes, constate ainsi que le concept de développement durable « a perdu de sa force de transformation des sociétés pour devenir un élément de communication et c’est pourquoi le terme de transition s’est progressivement imposé : il vient souligner le besoin d’un changement de modèle social ».
« Transition », le fragile marqueur d’une époque ?
L’un des repères historiques majeurs de cette évolution de vocabulaire est la fondation, en 2005, du mouvement des villes en transition par Rob Hopkins. Suivie par de nombreuses villes, l’initiative s’appuie sur les dynamiques de collectifs locaux qui s’efforcent d’élaborer des modèles de société alternatifs dans des domaines aussi divers que l’habitat, les mobilités, l’énergie, les monnaies, l’alimentation… On lit encore cette évolution dans la terminologie gouvernementale avec, par exemple, un Ministère de l’Écologie et du Développement durable renommé, en 2017, Ministère de la Transition écologique et solidaire !
Enfin, la constitution du champ de recherche interdisciplinaire et international des sustainability transitions studies (STS) témoigne de l’aboutissement d’une transformation épistémologique. Kirsten Koop précise que ce domaine d’études est « né en Europe dans les années 1990, autour d’un groupe implanté aux Pays-Bas, le Dutch Research Institute for Transition (DRIFT). L’idée est que passer d’un système à un autre nécessite d’importants changements, c’est-à-dire une transition ou une transformation, et pas seulement un aménagement de l’existant ». La géographe précise que, « à l’origine, les STS ne portent pas une critique ouverte du capitalisme et de la croissance, mais prônent simplement un changement en profondeur du système. Toutefois, aujourd’hui, une partie des chercheurs remet en cause la question de la croissance ».
Pour aller plus loin : Entretien avec Nathalie Ortar, anthropologue, directrice de recherche au Laboratoire Aménagement Économie des Transports à l’ENTPE.
On le voit, avec ce terme, c’est toute la conception de l’anthropisation du monde2 et de ses conséquences qui se redéfinit à tel point qu’on peut le voir comme le marqueur d’un renouvellement idéologique. Celui-ci demeure pourtant fragile, d’abord dans sa capacité à produire une action à une large échelle, ensuite à proposer un imaginaire fécond et stimulant, capable de dessiner les contours d’un futur désirable.
Le catastrophisme empêche-t-il la transition ?
L’idée que l’influence de l’Homme sur l’environnement est telle que l’avenir en sera nécessairement bouleversé est de plus en plus largement partagée. Mais la trajectoire de cette transformation est loin de faire consensus. Si le principe de transition repose sur un modèle de transformation maîtrisée où tout est à inventer, du système productif au modèle économique en passant par le renouvellement des ressources énergétiques, il peine à produire un imaginaire entraînant. Une faiblesse pour le prospectiviste Daniel Kaplan, car « une partie de notre difficulté à engager une transition écologique réside dans notre difficulté à imaginer la forme qu’elle pourrait prendre et le monde auquel elle donnerait naissance ». De fait, très peu de récits désirables se constituent autour de la transition, à part, peut-être, celui que l’auteur de fiction Alain Damasio cultive dans Les Furtifs (La Volte – 2019) où se dessinent des alternatives frugales portées par des communautés autosuffisantes et autogérées.
D’autres avenirs possibles, comme l’effondrement, la catastrophe ou la rupture écologique sont, eux, ancrés dans des imaginaires très puissants. La fin des ressources, par exemple, est depuis longtemps représentée dans des œuvres de fiction telles que Le troupeau aveugle (1972), Soleil vert (1973) ou Mad Max (1979) pour ne citer que quelques-uns des textes qu’analyse Yannick Rumpala, chercheur en sciences politiques. Pour lui, « l’affirmation d’une issue unique transforme (…) la fin de notre monde en fin de toutes les possibilités, à la façon sectaire des apocalypses millénaristes »3. C’est toute la différence sur laquelle insiste la philosophe Catherine Larrère entre anticiper la catastrophe pour pouvoir l’éviter, comme le faisait le théoricien du catastrophisme éclairé Jean-Pierre Dupuis, et professer l’avènement inévitable du pire, comme le font certains courants de la collapsologie. Ces récits qui prophétisent l’effondrement épuisent l’ensemble des imaginaires de la transition et empêchent autant de penser que d’agir.
Comment avancer dans la transition ?
Mais si la transition a du mal à advenir, c’est aussi parce qu’elle renvoie à des processus de transformation toujours complexes. Ainsi, explique Sabine Caillaud, directrice du département de Psychologie sociale et du travail à l’Université Lumière Lyon 2, « la psychologie sociale montre que le changement ne peut s’envisager en dehors des résistances qu’il produit, qui tiennent à ce que chaque groupe social défend : son identité, son pouvoir, etc. ». Une transition n’est pas un processus linéaire ou sans freins. Parmi ceux-ci, trois au moins sont identifiés, la temporalité et la spatialité, les normes culturelles et règlementaires ou encore l’acceptabilité sociale.
Se réconcilier avec le temps long.
Le changement climatique se produit sur un temps long qui a du mal à s’articuler avec l’urgence à laquelle la société contemporaine est confrontée. À ce titre, on peut parler, comme le fait Michel Puech, d’une catastrophe lente4. Pourtant, explique Natacha Gondran, « les conséquences de réchauffement climatique sont bien documentées depuis le milieu des années 1990. Mais tant que l’on n’était pas confronté à des tornades, des canicules, à la fonte des glaces ou du permafrost qui produit des explosions de méthane, etc., ça n’était pas considéré comme une priorité, parce que ça semblait lointain. Aujourd’hui, une prise de conscience émerge car, on en voit les effets dans nos vies. Mais on a perdu plus de 20 ans ». Des difficultés liées à la temporalité mais aussi à la spatialité puisque les changements climatiques sont globaux et que les « individus pris isolément n’ont qu’un degré de contrôle très faible, hypothétique, sur toutes les questions qui touchent à la protection [de l’environnement], le sentiment de maîtrise des individus de leur environnement s’arrêtant aux espaces privatifs, à leur foyer. »5
Libérer les initiatives du poids des normes.
Les normes règlementaires peuvent également constituer d’importants points de résistance. Kirsten Koop, qui étudie les innovations sociales appliquées à la transition, explique qu’il s’agit « de laboratoires d’invention du futur localisés, mais qu’ils ne suffissent pas à passer à l’échelle supérieure. Les innovations, qui relèvent d’une rupture des normes et des pratiques, se heurtent aux lois et règlementations dont la fonction est précisément de faire perdurer le système conventionnel. Ces innovations arrivent donc rapidement aux frontières de la légalité. Comment inventer des façons de faire radicalement différentes, qui incarnent des valeurs alternatives, sans changer le système règlementaire ? » Il ne suffit donc pas seulement d’encourager l’innovation sociale et permettre les expérimentations, il faut encore que les collectivités territoriales, les États, etc., fassent évoluer les cadres légaux pour rendre possibles les passages à grande échelle.
Faire que la transition ne soit plus « un problème de riche ».
Un dernier point à souligner : un besoin d’acceptabilité qui dépend de la justice sociale. « Il est important d’emmener tout le monde dans la transition, insiste Natacha Gondran. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes ne peuvent ou ne veulent pas entendre parler de transitions. Ce n’est pas entendable pour certains qui ont largement de quoi satisfaire à leurs besoins personnels, mais c’est tout à fait compréhensible pour d’autre personnes qui sont dans des situations sociales compliquées et qui ont des urgences telles qu’elles n’entendent pas toutes celle de la transition. » Il y a donc un enjeu à prendre en compte à la fois les perceptions individuelles qui s’expriment en termes de sentiments d’injustice et les mécanismes collectifs qui portent les principes de justice.
Les différences de compréhension autour de la transition pèsent donc sur sa mise en œuvre et c’est aussi le cas pour les écarts de normes culturelles, Sabine Caillaud illustre cet enjeu à partir de ses travaux : « en Allemagne, explique-t-elle, la question a une dimension morale, notamment en termes de solidarité entre générations ou entre pays. En France, elle a une dimension davantage économique et politique et met en jeu des tensions entre des modèles de société capitaliste et société décroissante ». Cela constitue évidemment une difficulté : comment des pays peuvent-ils s’accorder sur des mesures communes si leur compréhension du problème varie selon les contextes culturels de chacun ? D’ailleurs, conclut Sabine Caillaud, « en psychologie sociale, on s’est beaucoup intéressé aux variables qui influencent les changements individuels, moins aux mécanismes de changements collectifs… C’est une limite dont on a pris conscience il y a moins de 10 ans et tout un champ de recherches s’élabore autour des interactions entre les individus et les dynamiques sociales plus larges (entreprises, territoires, politiques publiques, etc.) ». Faire la douloureuse expérience des effets de l’anthropisation du monde doit nous aider à accorder la temporalité de la catastrophe et celle de l’action. Les années perdues sont sans doute le prix d’une lente prise de conscience d’autant plus difficile à réaliser que c’est l’ensemble de notre mode de vie qui est à revoir.
Mais si l’action est nécessaire, c’est aussi parce qu’elle permet de préserver la liberté de nos choix de société, avant que ne s’impose à nous une situation de rupture qui ne laisserait que peu de marge. C’est bien ce que signifie la notion de transition : l’urgence de l’action pour échapper à l’effondrement.
Notes :
1> Créé en 1968, le Club de Rome est un groupe de réflexion (think tank) associant des personnalités des mondes scientifiques, industriels, politiques et économiques. Au cœur de leur travaux, l’interrogation sur la modernité industrielle et la durabilité de l’essor économique et démographique exceptionnels que connaissent les Trente Glorieuses.
2> L’anthropisation est un concept utilisé en géographie et en écologie pour désigner l’impact de l’Homme (anthropos) sur son milieu (le paysage, la biodiversité, etc.) et / ou de façon plus globale, sur l’écosystème planétaire, en particulier le climat.
3> Kyrou A. Rumpala Y. De la pluralité des fins du monde : les voies de la science-fiction, Multitudes, vol. 76, n°. 3, 2019.
4> Puech M. Les catastrophes lentes, Le Portique, 22 | 2009.
5> Bonnefoy, B., Demarque, C., Le Conte, J., Feliot-Rippeault, M. « « Penser globalement, agir localement ». Comment les distances spatiales et temporelles modulent notre relation à l’environnement », in Marchand, D., Depeau, S. et Weiss K. L’homme au risque de l’environnement, 2014, InPress, Paris
The great transition initiative
The Great Transition Initiative est un réseau international de réflexion et de promotion de la transition. Critique envers la démarche de développement durable qui n’engage qu’un mouvement de réformes et d’ajustements jugés insuffisants, il promeut un modèle de transformation profonde reposant sur des changements culturels et un nouveau paradigme de durabilité. En proposant et illustrant trois scénarios prospectifs du monde d’après, The Great Transition Initiative produit autant d’imaginaires forts. Le premier correspond au monde moderne réformé par le marché et les politiques publiques. Le second illustre une « barbarisation » du monde où le renforcement des inégalités menace l’ordre social jusqu’à l’effondrement. Le troisième propose une grande transition, vision harmonieuse d’un monde fondé sur la coopération citoyenne et le partage. Ainsi analyse Kirsten Koop, la grande transition « signifie une volonté de rupture avec le monde conventionnel tout en refusant la voie de l’effondrement, et apparaît comme une troisième voie ».
Bibliographie
- Hopkins R. Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, éditions Écosociété, 2010
- Boutaud A. Gondran N. Les limites planétaires, Paris, La Découverte, coll. « Repères Écologie », 2020
- Larrère C. & R. Le Pire n’est pas certain : Essai sur l’aveuglement catastrophiste, éditions Premier Parallèle, 2020