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Eau

Quand le droit de l’eau doit évoluer

« J’ai payé l’eau ! Je veux mon eau ! » hurle le paysan Éliacin au maire et « Président de l’eau », Philoxène. Dans cette scène de Manon des sources, Pagnol illustrait dès 1952 ce qu’une situation de pénurie peut produire de désespoir, mais aussi de questionnement. Car l’eau qu’Éliacin a payée lui appartient-elle vraiment ? Peut-on la capter pour se l’approprier ? Est-ce un produit commercial qu’il suffirait d’acheter pour pouvoir en faire ce qu’on souhaite ? Et si ce n’est pas le cas, comment pouvons-nous collectivement gérer cette ressource nécessaire à tous ? Aujourd’hui, alors que le dérèglement climatique multiplie les « crises de l’eau », comment modifier nos approches juridiques pour mieux partager et préserver ce précieux bien ?

Par Ludovic Viévard

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La sécheresse n’a pas toujours la même cause. D’abord, elle peut provenir d’un déficit de pluie (sécheresse météorologique), mais aussi d’une surexploitation de la ressource. Ensuite, le manque d’eau se fait différemment sentir lorsqu’il est relié à une baisse du débit des cours d’eau (sécheresse hydrologique touchant les eaux superficielles), des nappes phréatiques (sécheresse hydrogéologique touchant les eaux souterraines) ou, enfin, lorsqu’il concerne les sols peu profonds (sécheresse édaphique ou agricole). Ces situations de pénurie et leurs impacts sont ainsi distincts, mais reliés, et variables dans leur intensité. Enfin, l’eau ruisselle selon la nature et l’orientation des sols formant des bassins versants et c’est à cette large échelle que doivent s’évaluer les situations de pénuries ; les prélèvements amonts se répercutant sur la disponibilité avale de la ressource.

Des crises toujours plus fréquentes

C’est dans ce contexte que s’exerce la police de l’eau, pouvoir discrétionnaire[1] détenu par les préfets qui peuvent prescrire des arrêtés sécheresse, qui imposent des limitations croissantes de prélèvements dans les eaux de surfaces ou souterraines. Des seuils de gravité – allant de vigilance, à alerte, puis alerte renforcée et crise – permettent de hiérarchiser les usages autorisés ou non. Selon que l’on est particulier, agriculteur ou industriel, il peut alors être interdit de remplir sa piscine, de nettoyer son véhicule… voire d’arroser les cultures. Ainsi, en partie au moins, cette eau qu’Éliacin a payée, il ne peut pas toujours l’utiliser à n’importe quoi. Dans les situations de crises, qui avec le dérèglement climatique sont de plus en plus fréquentes, assurer le juste partage de l’eau suppose de limiter le droit de propriété et d’usage. Mais multiplier les arrêtés peut-il suffire, lorsqu’on sait qu’à l’horizon 2070, le volume des nappes phréatiques pourrait baisser de 10 à 15 % et jusqu’à 50 % dans certaines régions[2] ? Ne doit-on pas sortir d’un système d’exceptions, devenu norme, pour faire évoluer le droit à l’eau ?

Il n’existe pas un code unique de l’eau, mais des éléments épars dans le Code de l’environnement, le Code des collectivités territoriales ou le Code civil.

Un droit morcelé à l’image des usages de l’eau

H2O. Derrière cette si limpide formule chimique, se trouve une réalité juridique complexe, façonnée par la variété des usages de l’eau. Il n’existe pas un code unique de l’eau, mais des éléments épars dans le Code de l’environnement, le Code des collectivités territoriales ou le Code civil, etc. Toutefois, les 60 dernières années ont marqué plusieurs évolutions. En 1964, une loi encadre la pollution de l’eau et instaure six agences de l’eau en Métropole, à l’échelle des bassins versants. En 1992, la loi intègre la notion de cycle de l’eau. Cette dernière étant « patrimoine commun de la nation », la loi repose sur un principe de protection de la quantité et de la qualité de la ressource dans l’équilibre de ses différents usages. À cette fin, elle instaure des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) – déclinés en SAGE à l’échelle des sous-bassins. Ces objectifs d’équilibre sont réaffirmés par la loi de 2006. Ces transformations reflètent un effort d’unification du droit de l’eau. Pourtant, si le régime de protection de l’eau la reconnaît comme un écosystème, une tension demeure. Qu’il y ait des cours d’eau domaniaux, soumis au droit public, et des cours d’eau non domaniaux, relevant du droit privé, l’illustre bien, de même que les concessions qui autorisent les sociétés privées à prélever et commercialiser les eaux en bouteille. D’un côté, l’eau est un bien privé et marchand, de l’autre, l’eau est patrimoine commun de la nation. Pour Victoria Chiu, maître de conférences en droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3, « cette complexité et cette confusion nuisent à l’efficacité de la protection globale de l’eau »[3].

Vers la gestion d’un commun ?

Cette tension entre bien commun et bien marchand est au cœur des travaux de l’économiste Elinor Ostrom, prix Nobel 2009. Elle explique qu’il est des biens, rivaux – quand la ressource est finie – et non exclusifs – quand personne ne doit être exclu de son usage – qui ne sont gérés ni par l’État ni par le marché, mais par un groupement d’usagers. Ostrom décrit notamment l’organisation de systèmes d’irrigation de régions où l’eau, parce qu’elle est un bien rare, entre pleinement dans cette catégorie des biens rivaux. En France, la production, la distribution et l’assainissement relèvent de la compétence des communes. Elles peuvent mutualiser leurs moyens au sein de communautés de communes ou d’un syndicat et l’exercer directement, c’est-à dire en régie, ou en déléguer la gestion à une entreprise privée. Si une minorité de communes ont fait le choix de la délégation, c’est pourtant ce système qui couvre 61 % de la population raccordée[4], un écart de proportion qui s’explique, car ce sont souvent des communes plus peuplées. Un système qui semble ainsi osciller entre gestion publique et gestion privée. Mais prévient Antoine Brochet, postdoctorant à l’Institut des Géosciences de l’Environnement de Grenoble, la situation est moins binaire qu’il n’y paraît et fait une place aux usagers.

D’un côté, l’eau est un bien privé et marchand, de l’autre, l’eau est patrimoine commun de la nation.

Si ceux-ci sont encore peu représentés dans les systèmes de gestion de proximité – concernant des petits cycles de l’eau –, leur présence est garantie par la loi pour les grands cycles de l’eau. En effet, depuis 2005, ils siègent dans des Comités de bassin, au rôle consultatif, à l’échelle des bassins versants (SDAGE) et dans des Commissions locales de l’eau à l’échelle des sous-bassins (SAGE). Et en 2019, l’État a mis en place les Projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), là encore, pour mieux associer les usagers à la gouvernance. Ainsi semble se développer une « démocratie de l’eau »[5], dont on ne sait pas encore si elle sera capable, avec les outils dont elle dispose aujourd’hui, de trancher dans les conflits d’usage à venir dans la mise en œuvre des politiques de sobriété qui, seules, permettront d’anticiper les crises.

« Reconnaître la personnalité juridique à un cours d’eau peut être envisagé comme une des solutions pour aider les citoyens riverains à mieux le protéger. »
Victoria Chiu, Maître de conférences en droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

L’Europe : un pouvoir supérieur contraignant le droit français

La France est tenue de transcrire dans son droit la règlementation européenne. Une partie de l’évolution du droit de l’eau vient de l’échelon supranational, puisqu’en 2000 une directive cadre européenne sur l’eau a imposé aux États membres d’assurer le bon état écologique du cycle de l’eau. D’abord fixée en 2015, la date butoir a été plusieurs fois reportée et est aujourd’hui établie à 2027. Les États sont ainsi soumis à des obligations de résultats en matière de préservation de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques. Certes, depuis 2005, l’art. 1 de la Charte constitutionnelle de l’environnement reconnaît que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Toutefois, précise Victoria Chiu, « initialement, les juges nationaux étaient assez réticents pour lui donner une portée juridique contraignante. Aujourd’hui, même si celle-ci est acquise au sein de la jurisprudence[6] nationale, les conditions dégagées par les juges pour l’appliquer, tel que le dommage significatif à l’environnement, la preuve de l’urgence ou l’intérêt à agir devant le juge, en limitent la portée », car ces conditions sont difficiles à apporter. Il y a donc urgence à prendre davantage en compte le droit fondamental à « l’environnement sain » par les juges français, comme le recommandait en 2022 la Commission nationale consultative des droits de l’homme[7]. Les futures étapes du droit de l’eau pourraient ainsi naître des jurisprudences des cours nationales ou européennes.

Éventualités d’autant plus solides que la ressource en eau est menacée et que la reconnaissance d’un droit inconditionnel à l’eau s’esquisse. Certes, le droit français n’est pas allé jusque-là, précisant que l’accès doit se faire à des conditions économiquement acceptables par tous. Toutefois, il autorise les services publics d’eau à mettre en œuvre des tarifications sociales et interdit aux distributeurs d’eau de couper l’eau des foyers n’ayant pas acquitté leur facture. Des mesures qui vont dans le sens d’une inconditionnalité de fait, si ce n’est en droit, et qui s’accordent avec la résolution du Parlement européen indiquant que « le droit à l’eau est une condition préalable fondamentale à la jouissance d’autres droits »[8].


NOTES

[1] On dit qu’il y a pouvoir discrétionnaire lorsqu’une autorité administrative dispose de la faculté d’agir librement, sans que la conduite à tenir lui soit dictée à l’avance par une règle de droit.

[2] Données Explore 70, Office français de la biodiversité (2012).

[3] Le droit de l’eau en France, Encyclopédie de l’environnement (2021).

[4] Rapport (4376) fait au nom de la Commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, Assemblée nationale (2021).

[5] Belrhiti, C. et al., Éviter la panne sèche – Huit questions sur l’avenir de l’eau, rapports d’information (142) du Sénat (2022).

[6] Ensemble des règles de droit qui se dégagent des décisions rendues par les tribunaux dans un pays, et qui peuvent servir de référence à d’autres cas semblables.

[7] Avis « Urgence climatique et droits de l’Homme » (A – 2020 – 6), JORF, n°0130, texte n° 46 (2021).

[8] Résolution du Parlement européen du 5 octobre 2022 sur l’accès à l’eau en tant que droit de l’homme : la dimension extérieure, Journal officiel de l’Union européenne (2022).


Et si les cours d'eau avaient des droits ?

Le parlement de Loire est le nom d’un projet qui, depuis 2019, oeuvre pour que le plus long fleuve de France acquiert une « personnalité juridique ». Ce serait une première en France, mais pas en Europe, ni dans le monde. Depuis 2022, la loi espagnole a reconnu ce droit à la Mar Menor, une lagune d’eau salée bordant la Méditerranée. Ailleurs sur la planète, plusieurs initiatives similaires ont déjà vu le jour, souvent portées par les peuples autochtones. Mais qu’est-ce que cela change ? Fondamentalement, il s’agit d’une révolution. Aujourd’hui, seules les personnes – ou les entreprises qui sont des personnes morales – sont sujets de droit. En accorder à l’environnement, c’est déplacer l’équilibre entre humains et non-humains et reconnaître à ces derniers une possibilité d’être protégés pour eux-mêmes, indépendamment de l’intérêt que nous y trouvons. Reste que le droit est une convention et qu’il faudra toujours une voix humaine pour parler au nom des fleuves ou des forêts et définir l’étendue de leurs droits. C’est bien ce que vise un « parlement des choses » qui, selon les mots du sociologue Bruno Latour « étend aux choses le privilège de la représentation, de la discussion démocratique et du droit »*. Dès lors que des instances permettent la mise en débat des intérêts communs, alors pour Victoria Chiu « reconnaître la personnalité juridique à un cours d’eau peut être envisagé comme une des solutions pour aider les citoyens riverains à mieux le protéger ».

* > Latour, B. Esquisse d’un Parlement des choses, Écologie & politique, vol. 56, no. 1 (2018).

En 2022, la lagune de la Mar Menor (Espagne) a été le premier écosystème européen à recevoir une personnalité juridique. © Jose A. – Creative Commons Attribution 2.0 Generic license


Pour aller plus loin

« Gestion de l’eau : régie publique ou privée ? » par Ludovic Viévard, Pop’Sciences Mag #12, novembre 2023.

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