On pourrait croire que, lorsqu’il s’agit d’argent, nos choix sont guidés par la seule rationalité : qu’est-ce que j’y gagne, qu’est-ce que j’y perds. Ce n’est pas aussi simple, avertit l’économie comportementale, qui montre notamment le rôle des émotions dans la prise de décision économique. Visite guidée du laboratoire du Groupe d’analyse et de théorie économique Lyon – Saint-Étienne(1) installé à Écully.
Par Benoît de La Fonchais,
Éditions 2020 et 2022
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Au premier abord, on pourrait croire à un centre d’appels ou à une école d’apprentissage des langues.
Installé à Écully, à deux pas de l’emlyon business school et de l’École Centrale de Lyon, le laboratoire d’économie comportementale du Groupe d’analyse et de théorie économique Lyon-Saint-Étienne (GATE-LSE) se présente sous forme d’une vaste salle aménagée avec des boxes équipés d’un ordinateur.
Ici, on étudie le comportement des individus, volontaires, en les soumettant à des expériences reconstituant des situations de la vie courante. Dans le secret des boxes, les participants doivent prendre des décisions selon des scénarios impliquant des incitations financières. Autrement dit, ils pourront gagner ou perdre de l’argent en fonction de leurs choix. Cette approche est propre à l’économie expérimentale, un champ de l’économie en plein essor, et le GATE-LSE fait partie des meilleurs laboratoires au monde dans ce domaine.
En économie, on a longtemps postulé que l’individu agissait de façon rationnelle, pesant les gains espérés et les risques de pertes avant de prendre une décision, y compris dans le domaine du crime, comme l’a montré l’économiste américain Gary Becker. En réalité, les choses sont plus compliquées que cela. De nombreuses expériences montrent que les participants ne cherchent pas toujours à maximiser leurs gains monétaires. D’autres facteurs, comme les émotions et les normes sociales, interviennent dans leurs choix. Le GATE s’intéresse notamment à la fraude, qu’elle soit fiscale, sociale ou dans les transports. Ses chercheurs essaient de comprendre ce qui fait que les gens s’autorisent ou non à frauder. Dans ce type de situation, observent-ils, un individu ne se contente pas d’évaluer ses chances de gain et le risque d’avoir à payer une amende s’il se fait prendre. Il est aussi influencé par les normes sociales (on nous a appris à ne pas mentir), ses valeurs (droiture, honnêteté), l’image qu’il se fait de lui-même, ses croyances, sa réputation… Autant de déterminants des comportements de fraude qui mettent en jeu des émotions – agréables ou désagréables.
Recourant à la théorie des jeux psychologiques, les chercheurs étudient en particulier la façon dont notre sentiment de culpabilité influence nos décisions. La particularité de cette approche est de considérer que les individus ont des préférences dépendant de leurs croyances. Une personne encline à la culpabilité ajustera ainsi son comportement de façon à éviter de décevoir les attentes qu’elle suppose que les autres ont sur elle.
Vous avez le choix entre sauver 200 personnes à coup sûr et sauver 600 personnes avec une chance sur trois de réussir, que se passe-t-il ?
Autre terrain d’application de l’économie comportementale : le comportement des individus face à des choix risqués. Comme l’ont montré Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie en 2002) et Amos Tversky, auteurs de la théorie des perspectives, la prise de décision sera différente selon que le problème est posé sous l’angle des pertes ou des gains potentiels. On soumet un groupe de personnes à l’alternative suivante : vous avez le choix entre sauver 200 personnes à coup sûr et sauver 600 personnes avec une chance sur trois de réussir, que se passe-t-il ? Quand le choix se présente ainsi sous l’angle des gains (vies sauvées), la plupart des gens optent pour la première proposition : cette réaction manifeste une aversion au risque dans le domaine des gains. Si l’on renverse à présent la perspective et qu’on pose le problème sous l’angle des pertes (vies perdues) : vous avez le choix entre prendre une décision qui va entraîner la mort de 400 personnes à coup sûr et une décision qui va entraîner la mort de 600 personnes avec une probabilité de deux sur trois que cela arrive. Dans ce cas, la majorité des sujets choisit la seconde option : on parle de préférence pour le risque dans le domaine des pertes. Pour Kahneman, cette différence de comportement selon le cadre dans lequel s’effectue la prise de décision est liée à une stratégie qui repose sur les émotions. Pour la plupart d’entre nous, envisager la mort de quelqu’un suscite une répulsion plus forte que le plaisir associé à n’importe quelle récompense : elle provoque une émotion négative qui va influencer le sujet dans son choix. Ce que corroborent des expériences d’imagerie cérébrale montrant que certaines zones du cerveau impliquées dans les réactions émotionnelles, telles que l’amygdale et le cortex préfrontal, s’activent dans ce genre de situation.
Des études montrent aussi que notre état émotionnel, autrement dit notre humeur, influence nos prises de décision. Imaginons un rendez-vous chez votre banquier : il vous donne le choix entre un placement peu risqué au rendement faible et un placement risqué au rendement élevé. Si vous êtes anxieux, vous choisirez plutôt la première option pour minimiser le risque (quitte à gagner moins) ; si vous êtes en colère, vous choisirez plutôt la seconde option afin d’obtenir une récompense (quitte à prendre plus de risques). On parle alors d’émotions incidentes : ces émotions ne sont pas liées aux différentes options du choix, elles sont antérieures et indépendantes des options du choix. Ce sont elles qui peuvent nous pousser à prendre des décisions néfastes, que l’on regrettera ensuite, une fois l’émotion retombée.
- Photographies : ©GATE-LAB LSE
- 1 > GATE LSE, CNRS - Université Claude Bernard Lyon 1 - Université Jean Monnet - Université Lumière Lyon 2 - ENS de Lyon