Le touriste est « une personne qui se déplace, voyage pour son plaisir »* et rien ne permet d’affirmer que cela puisse radicalement changer. Le constat est sans équivoque, depuis plus de deux siècles, le touriste est resté sensiblement le même : c’est l’enseignement de l’histoire. Désormais, les débats autour du monde (touristique) d’après ou de l’avènement du voyageur 3.0 demeurent infructueux et n’entament pas l’ADN du touriste, ou du moins seulement à la marge : c’est la leçon du praticien du fait touristique.
Par Étienne Faugier, Maître de conférences, Université Lumière Lyon 2 et Axel Martiche, Directeur adjoint du Parc naturel régional du Pilat
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Depuis son apparition au 18e siècle, le système touristique a progressivement conditionné le touriste dans des pratiques relatives au dépaysement et à la recherche de plaisir personnel. Comme énoncé par Christine Petr[1], « l’individu exprime dans la pratique touristique ce qu’il ne peut exprimer ailleurs ». « À l’inverse du temps investi par la vie sociale, le temps des vacances devient un temps à soi », le touriste est alors guidé et en recherche de satisfaction personnelle et d’affirmation de soi.
Ce conditionnement voit le jour lorsque le Tour débute au 18e siècle, avec les premières sorties des jeunes aristocrates anglais en visite sur le continent. Elles visent à l’acculturation européenne tout en servant de distinction sociale. Parfois accompagnés d’un précepteur, parfois en groupe, ils se forment au contact des « Lumières » de Paris, des richesses historiques de la vallée du Rhône, des vestiges antiques à Rome, de la culture allemande et hollandaise. Le plaisir ne peut dès lors s’exprimer que par un déplacement physique et par une rupture psychique avec la vie ordinaire.
Sans transport, pas de touriste
Le touriste est par définition un être déplacé, hors de son espace quotidien. Il désire cela, notamment, car ce déplacement est aussi lié à cette recherche de rupture avec ses habitudes de tous les jours. Il s’abreuve aux sources du dépaysement et de l’exotisme. C’est dans l’ADN du touriste d’être mobile ; il n’en va pas autrement. Pour ce faire, et parce qu’il est peu réceptif aux contraintes et aux restrictions, le touriste s’appuie, dans un premier temps, sur des littératures pour se déplacer aisément. Dans le cas du Grand Tour, S. Hervieu remarque, en 1841, que : « Partout où va l’Anglais, il sait à l’avance ce qu’il doit voir… » (Boyer, 2005, p.53). Les guides Baedeker et Joanne sont créés en 1832 et 1857 et plus tard, en 1900, le guide Michelin, d’abord à destination des automobilistes, nouveau groupe touristique émergeant. Dans un second temps, Thomas Cook, ouvre la voie à ces voyages organisés en fondant la première agence de voyage au monde dès 1865. Les touristes, par facilité et par intérêt économique, laissent désormais aux voyagistes le soin d’organiser leur voyage.
L’essor du ferroviaire, des croisières maritimes, de l’automobile, de la bicyclette de l’avion et des transports low cost a fini de rendre la Terre accessible aux touristes. Pour autant, les lieux de tourisme, érigés aux 18e et 19e siècles, demeurent les must see : d’abord Chamonix et les Alpes, la Côte d’Azur (French Riviera), le Midi, les stations thermales (Brighton), les bords de mer (Méditerranée), les villes et lieux avec des richesses patrimoniales (culturelles, historiques). Au 20e siècle s’ajouteront les îles (Maldives, Maurice) et les espaces des océans Indien et Pacifique. Plus récemment, les espaces de l’extrême sont rendus accessibles (les pôles et même l’espace orbital).
Le moteur du touriste reste la rupture d’avec le cadre quotidien et un éloignement physique et psychique de celui-ci
À l’aube du 21e siècle, avec l’évolution des modes de vie, les sources de rupture et d’éloignement varient sensiblement. Après être allé de plus en plus loin pendant deux siècles, d’autres formes de tourisme se développent dès la fin des années 1960, avec le tourisme de proximité, le tourisme durable et responsable notamment. On voit également s’affirmer des pratiques visant à reconstituer un cadre familial malmené par les évolutions sociétales des dernières décennies et se traduire en un retour en force des cousinades et regroupements familiaux… Des pratiques bien éloignées des imaginaires exotiques recherchés par les jeunes aristocrates anglais engagés dans leur Tour.
Mais le moteur du touriste reste la rupture d’avec le cadre quotidien et un éloignement physique et psychique de celui-ci. Le contexte de la pandémie de Covid-19 l’a bien montré : l’exotisme est déjà au seuil de la porte, il suffit d’avoir les bonnes lunettes pour l’appréhender. Mais ce n’est pas dit qu’une fois les frontières réouvertes, les touristes se satisfassent de la proximité comme dépaysement, tant le besoin d’extériorité et de distance est fort.
Le touriste : un être à durée limitée
La condition de touriste n’est pas ad vitam aeternam. Il se déplace certes, mais avec une date d’expiration. Être touriste constitue une posture qui ne dure pas, c’est un entretemps, une parenthèse vécue intensément et qui suspend la vie quotidienne. Rappelons que le temps dédié aux loisirs a fortement augmenté au cours du 20e siècle. 1936, constitue une date-clé avec les premiers congés payés qui permettent aux salariés de ne pas travailler tout en étant payés ; certains choisiront de partir hors du cadre quotidien : les touristes. En 2010, les Français disposaient en moyenne de 5h11 par jour pour leurs loisirs – en augmentation de plus de 1h15 par rapport à 1974[2] !
Avec cet accroissement du temps libre, le touriste ne part plus seulement pendant les traditionnelles vacances estivales, mais aussi le temps d’un week-end, ou d’un pont. Ce temps court du tourisme se traduit dans la notion d’incontournables, de must see. Comment concevoir un premier weekend parisien sans Tour Eiffel ou un séjour catalan sans un contact rapproché avec l’emblématique Canigou ? Le touriste se caractérise donc par l’envie de se faire plaisir, la nécessité absolue de se déplacer physiquement pour trouver ce plaisir et une durée finie du déplacement insouciant.
Une transfusion de l’aventurier dans les veines du touriste
Au cours du 20e siècle, le touriste trouvera maintes occasions d’être quelque peu refroidi dans sa quête de plaisir, entre les guerres mondiales, la décolonisation, ou l’essor frénétique de la société de consommation. De nouveaux médias sont alors élaborés pour instiller au touriste une solution psychique d’aventure.
Successivement apparu en 1972 et 1973, le Lonely Planet et le Guide du Routard entendent renouveler les pratiques touristiques. Ces guides promeuvent un voyage moins encadré par les acteurs du système touristique, pensé par et pour le voyageur qui organise son excursion de manière plus spontanée et pratique notamment l’auto-stop. Un voyage pour les budgets les plus humbles comme les plus élevés. Le premier Lonely Planet est intitulé À travers l’Asie à bon marché (Across Asia on the Cheap). En 1976, le voyagiste Terres d’Aventure est créé. Il propose des voyages à pieds (trek, randonnée), en immersion totale dans différents lieux notamment associés à l’imaginaire aventurier (Sahara, Himalaya). Le catalogue s’étend à l’Europe, l’Asie et l’Amérique.
Avec l’essor du numérique depuis les années 1990-2000, les touristes ont la possibilité de prendre leur voyage en main
Dans tous les cas, il s’agit d’aller jusqu’à « l’Autre », de voyager différemment : un tourisme expérientiel et responsable où le touriste doit être actif durant son séjour et soucieux du développement durable. Pour autant, le constat du journaliste Julien Blanc-Gras, bien que sévère, est sans appel : « Nous, routards, ne valions pas mieux que les beaufs en club de vacances. Nous nous concentrions dans les mêmes endroits, suivions les mêmes itinéraires et les mêmes guides touristiques formatés. Nous étions les mêmes connards à s’acheter des souvenirs estampillés commerce équitable et à vanter l’incroyable convivialité de nos amis les métèques » (Blanc-Gras, 2005).
S’absoudre de la machine industrielle touristique : le numérique ?
Avec l’essor du numérique depuis les années 1990-2000, les touristes ont la possibilité de prendre leur voyage en main. Le passage physique par une agence de voyage n’est plus nécessaire. Plusieurs clics permettent de composer son voyage, depuis le choix du transport, l’hébergement, jusqu’aux activités récréatives. Désormais, il est, semble-t-il, possible d’explorer des contrées moins touristifiées.
Toutefois, l’apport du numérique constitue un leurre dans l’émancipation des touristes. Ils empruntent finalement tous les mêmes sillons (RyanAir, Easyjet, Ouigo) ; ils sont sensibles aux mêmes imaginaires (des plages paradisiaques aux city-break…) ; et les mêmes lieux emblématiques recueillent leur adhésion (les must see) : de la Cité interdite de Pékin au Machu Picchu. Ce qui se traduit par un rassemblement de « 95% des touristes sur moins de 5% de la surface du globe » (Le 1, 2020).
Le retour des refoulés : cesser d’ignorer les impératifs environnementaux et sociaux
Le tourisme débridé n’est pas compatible avec le caractère fini et fragile des ressources dont nous disposons. Sans se perdre à un inventaire exhaustif des impacts environnementaux de la sur-fréquentation touristique, certaines limites physiques de la consommation touristique moderne ont été atteintes au cours de la dernière décennie. Les débats actuels existants en France quant à l’interdiction de l’usage de l’avion pour trajets jugés trop courts pour ce mode de transport, donc inadaptés, ne sont à ce titre que la poursuite de voies déjà expérimentées dans d’autres pays ayant activé la voie réglementaire pour réguler certains usages (la Nouvelle-Zélande ou les Bermudes, par exemple sur la mobilisation de la ressource en eau des équipements touristiques). Après l’expérience de l’année 2020, les questionnements liés aux modalités d’accès à certains sites naturels sensibles n’a fait que s’affirmer et les restrictions serontprobablement plus nombreuses à l’été 2021.
Ce conflit est consubstantiel au fait touristique qui reste principalement basé sur un rapport de domination entre les accueillants et les accueillis.
L’intensification de la fréquentation de certains espaces a rendu le fait touristique socialement difficilement acceptable par les communautés locales. Ce conflit est consubstantiel au fait touristique qui reste principalement basé sur un rapport de domination entre les accueillants et les accueillis. Mais l’émergence en 2017 de marches « anti-tourisme » dans plusieurs pays européens tels que l’Espagne, l’Italie ou encore la Croatie n’a fait qu’éclairer d’une lumière plus perceptible à nos yeux occidentaux ce problème majeur. Là encore l’année 2020 est venue confirmer l’affirmation de cette évolution du rapport sociétal au fait touristique avec notamment dans les espaces montagnards une augmentation notoire des conflits d’usage. Là encore les choses ne semblent pas encore écrites car, alors que les tensions sociales semblaient croissantes jusqu’en 2019, l’« absence » subie de touristes depuis mars 2020 semble rebattre les cartes comme en témoignent certaines manifestations observées en Tunisie ou en Thaïlande où une partie significative de la population réclame la réouverture des frontières et le retour des touristes.
Notre défi collectif est alors de pouvoir redessiner des contours attractifs aux pratiques touristiques de demain.
Le touriste est et demeurera un rêveur de passage, cette personne animée par ses songes le temps d’une trêve du quotidien. Néanmoins, son champ des possibles a toujours été amené à être redéfini, comme le rappelle l’histoire. Le touriste s’adapte tant bien que mal à l’offre touristique, aux aléas des transports, aux imbroglios locaux. Le touriste a fait, fait et fera preuve d’adaptabilité dans l’exercice de sa condition dans le monde d’aujourd’hui comme dans celui de demain. Notre défi collectif est alors de pouvoir redessiner des contours attractifs aux pratiques touristiques de demain fondées notamment sur de nouveaux imaginaires collectifs désirables et correspondants davantage aux capacités réelles d’accueil des sites, des destinations et de leurs populations.
Buller, boule à neige et le touriste (pris) dans sa bulle
Certains lieux constituent des ilots de tourisme. Les touristes y circulent en vase clos. Dès 1930, le Club Méd donne au touriste tout ce dont il a besoin. Disneyland et Center Parc, ces lieux standardisés, duplicables partout, postulent un touriste coupé du monde extérieur. Le prolongement de cette offre tout compris, tout sur place, tout sans bouger est la croisière maritime où certains touristes ne descendent plus à terre. Puisque tout vient à lui, le touriste demeure quasi-immobile et devient le réceptacle à alimenter tel un tonneau des Danaïdes. Impossible pour lui de s’extraire de sa condition à moins de sortir de cette bulle touristique… À la manière de Jim Carrey, dans ce fameux film The Truman Show (1998), le touriste doit accepter d’arrêter de jouer, s’il veut revenir au monde réel.
NOTES
[1] Comprendre le touriste pour mieux étudier le fait touristique (entretien avec JD Urbain) – 2016.
[2] Sources : enquête « Emploi du temps » INSEE 1974, 1986, 1998 et 2010.
BIBLIOGRAPHIE
- Julien Blanc-Gras, Gringoland, Vauvert, Au diable vauvert, 2005.
- Marc Boyer, Histoire générale du tourisme du XVIe au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2005.
- Bertrand Réau, Les Français et les vacances, Paris, CNRS Editions, 2011.« Réinventer les vacances », Le 1, juillet 2020.
- Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Paris, Payot, 1963.