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Tourisme

Prêts pour la décroissance touristique ?

Le tourisme industrialisé montrait déjà ses limites avant d’être mis sous cloche par la pandémie de Covid-19. Cet arrêt brutal est une occasion sans pareil de réformer en profondeur un secteur économique alimenté par le triptyque « densité, vitesse et bas coûts », et de lui préférer la formule « dispersion, sobriété et prix justes ». Mais réussirons-nous à nous extirper de cette surconsommation touristique lorsque les frontières rouvriront ? Serons-nous prêts à délaisser ces destinations, ordinairement très convoitées, où l’artificiel s’est substitué au naturel et l’opulence à la quiétude ? Entre renoncements et ralentissements, la décroissance touristique : mode d’emploi.

Par Samuel Belaud

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La nécessité de la décroissance touristique ne peut s’envisager qu’en considérant le gigantisme de la machinerie construite en à peine un siècle pour organiser la mobilité, l’accueil, le confort et les loisirs d’1,5 milliard de voyageurs.[1] En particulier, les millions d’hectares de surfaces naturelles qu’il aura été indispensable d’artificialiser pour y parvenir. Les grondements se sont d’ailleurs intensifiés ces dernières années, de la part d’habitants excédés par les conséquences que cette concentration extrême de voyageurs provoque : déchets, pollution sonore, surconsommation de ressources naturelles, nuisances sur les patrimoines bâtis, impacts sur la biodiversité environnante, incidence sur le bien-être des habitants…[2] Ajoutez à cela une crise sanitaire qui repousse aux calendes grecques l’idée même de concentration des corps dans des espaces restreints, et vous obtenez le mur qui se dresse face à ce qu’il est désormais commun de qualifier de surtourisme.[3]

Difficile d’échapper à cette hyperconsommation touristique autrement qu’en acceptant une certaine forme de décroissance. Moins de densité, moins de préemption des espaces naturels, moins de saisonnalité… Mais en sommes-nous capables ? Pour ces espaces dévorés par le tourisme, le temps est venu de la reformulation des imaginaires, sur le principe du découragement et du voyager moins et mieux.

 

Décourager le tourisme ne va pas de soi

Ne mettons pas de côté le fait que le tourisme soit avant tout associé à ce qui nous fait du bien : aux vacances, au plaisir, au divertissement, à la culture, à la nature… Il est cet espace-temps qui nous fait tenir le rythme au travail le reste de l’année. « La tentation du voyage est enracinée en nous » résume Rodolphe Christin en prologue de son nouvel essai La vraie vie est ici (Ecosociété, 2020). Le sociologue rappelle qu’au-delà de l’expérience personnelle qu’on en retire, « le tourisme reste exagérément associé à des aspects positifs en termes de développement économique, d’ouverture au monde et de diversité des cultures ». Pour lui, nous sommes aveuglés par ce discours d’un tourisme bienfaiteur qui masque en fait « le règne de l’entre soi, de la neutralisation de la différence et une économie fragile de ses multiples dépendances ». (Voir plus bas : Et la manne financière alors ?).

D’ailleurs, quand son Manuel de l’antitourisme est sorti la première fois en 2008, Rodolphe Christin se souvient de « l’accueil mitigé » et du caractère extravagant qui était réservé à sa proposition de « nous évader du tourisme, (…) industrie devenue presque totalitaire ». Inversement, le traitement médiatique de la réédition de ce livre en 2018 ne soulignait plus l’excentricité de son analyse, mais plutôt le fait qu’elle soit devenue en phase avec un sentiment collectif d’exaspération vis-à-vis du tourisme de masse. Signe pour lui que cette notion est prise en considération et que ses effets négatifs sont désormais connus et partagés. « Les inconvénients ont symboliquement été reconnus ces dernières années, souligne-t-il, en particulier depuis les contestations médiatisées d’habitants de grandes villes européennes vis-à-vis des excès du tourisme et des conflits d’usages que cela générait ».

« Le mythe du tourisme comme secteur qui sauverait des économies moribondes est encore très puissant. »
Émilie Walezak. Angliciste, maîtresse de conférences à l'Université Lumière Lyon 2.

Néanmoins la capacité de résistance au changement de l’industrie touristique est très importante. Nombre d’opérateurs n’attendent qu’un feu vert pour « repartir comme avant », il n’y a qu’à observer des pays comme la Grèce pousser pour la mise en place d’un passeport vaccinal avant l’été 2021, afin de pérenniser le secteur économique qui pèse pour un quart de son PIB. Émilie Walezak, enseignante au département tourisme à l’Université Lumière Lyon 2, abonde en ce sens et observe que « le mythe du tourisme comme secteur qui sauverait des économies moribondes est encore très puissant. Et l’idée d’une croissance perpétuelle est encore assez partagée par les décideurs et les opérateurs du tourisme pour inhiber leur capacité d‘imagination ». Les touristes eux aussi ont des fourmis dans les jambes, comme tend à le démontrer la nouvelle tendance du revenge travel, qui désigne les personnes prêtes à casser la tirelire pour recommencer à voyager plus fort encore, et « se venger » ainsi d’un an et demi de restrictions et de frustrations.

Rodolphe Christin rappelle pourtant que depuis la seconde moitié du 20e siècle, « le tourisme relève des sentiments de compensation et de consolation ». Le sociologue établit que tant que le tourisme suivra le rythme des congés laborieusement obtenus par le travail, il restera cet « oubli du monde et du quotidien », une pause encadrée, une récompense bienvenue pour notre engagement dans la machine industrielle mondiale. Difficile, donc, d’embarquer tout le monde dans la transition vers un tourisme plus sobre et de décourager le voyage tel qu’il s’est organisé ces dernières décennies, sans une recomposition systémique de l’industrie touristique.

 

Libérer les territoires

Dès lors, la décroissance touristique ne peut pas seulement venir ‘’d’en bas’’, c’est-à-dire des voyageurs eux-mêmes. « C’est au niveau de l’offre qu’il faut agir » insiste Annie Chanu – enseignante en marketing à l’iaelyon School of Management – « il faut réfléchir de façon plus globale au développement des territoires, pour que les aménagements répondent tant aux besoins des habitants qu’à ceux des touristes ». En effet, les destinations concernées par le surtourisme ont pour point commun une emprise extraordinaire des infrastructures d’accueil et de loisir sur leurs espaces naturels. Le paradoxe est saisissant entre la démesure d’un aménagement touristique et l’empreinte qu’il laisse une fois vidé de ses visiteurs : les parcs à thèmes désertés, les empilements de complexes hôteliers dont les murs n’abritent plus personne, ou encore les pâturages estivaux en montagne piqués de rangées de pylônes et de canons à neige… L’excès d’artificialisation des sols s’apprécie à la force du contraste que leur abandon provoque.

« La construction de masse a précédé le tourisme de masse. »
Annie Chanu. Enseignante en marketing du tourisme à l’iaelyon School of Management.

Pour Annie Chanu, « ces choix d’aménagement des territoires pour transformer des zones naturelles en aires touristiques sont les péchés originels du tourisme de masse et ont ouvert la voie à la création de ces hot spots sur-fréquentés ». Elle pointe d’ailleurs le rôle prépondérant du secteur immobilier dans cette dynamique. Dès les années 1960 les investissements locatifs saisonniers se sont révélés très lucratifs et ont, depuis, exercé de fortes pressions sur le foncier de certains territoires. « La construction de masse a précédé le tourisme de masse » résume-t-elle et le retour de bâton est aujourd’hui cinglant pour les collectivités. Après avoir défendu la touristification[4] de leur territoire, elles doivent désormais radicalement changer de cap face aux dégâts environnementaux et sociaux provoqués par leur surfréquentation. Pour ce faire, les stratégies se multiplient et alternent entre fermetures, dissuasions et restrictions.

 

Disperser le tourisme

Décourager est une chose, interdire en est une autre. « Il n’est pas envisageable d’annihiler l’espace-temps du loisir, de la découverte et du voyage », remarque Isabelle Lefort, géographe, professeure à l’Université Lumière Lyon 2, qui plaide en revanche pour « dissuader certaines formes de tourisme, les plus écologiquement dispendieuses ». La dispersion est un puissant procédé pour y parvenir : il s’agit de répartir le voyage dans le temps (moins souvent, pas tous en même temps) et dans l’espace (pas tous au même endroit). C’est en se disséminant et en devenant plus occasionnel, que le tourisme atténue son emprise sur les territoires fragiles qu’il étouffe ; le confinement généralisé du printemps 2020 l’a d’ailleurs illustré en de multiples lieux.

Ces dernières années, plusieurs destinations ont dû se résigner à réguler leurs flux de visiteurs. Essentiellement là où la facture écologique et sociale du tourisme a dépassé la manne économique qu’il pouvait représenter. Les Pays-Bas ont ainsi développé une stratégie nationale touristique qui vise à manager les flux plutôt qu’à promouvoir la destination. Dans leur plan stratégique[5], les acteurs du tourisme néerlandais s’engagent ainsi à réorganiser le secteur en profondeur, sans quoi : « l’habitabilité en ville et dans les destinations emblématiques du pays s’érodera et ne pourra pas endurer plus de surcharge de visiteurs ». Et pour cause, à elle seule, Amsterdam voit défiler plus de 20 millions de touristes chaque année.

C’est aussi dans cet esprit que la sculpture I Amsterdam avait été retirée du parc attenant au Rijksmuseum en décembre 2018. Devenue une attraction touristique de masse, cet emblème du city branding (avec I Love New York ou encore Only Lyon) montrait et confirmait aux habitants de la capitale néerlandaise que le tourisme les avait dépossédés d’une partie de leur identité ; un article de The Telegraph titrait d’ailleurs en 2018 : Amsterdam devient une nouvelle Venise, une ville volée par les touristes[6]. Le cas de la capitale néerlandaise résonne particulièrement avec l’analyse d’Isabelle Lefort : « ce en quoi le tourisme est problématique est qu’il est parfois devenu une mise en spectacle (…) un miroir déformé de la situation économique, sociale et politique des destinations ».

« Le tourisme est une activité qui s’inscrit dans une lutte pour la distinction »
Isabelle Lefort. Géographe, professeure à l'Université Lumière Lyon 2

D’autres destinations prises au piège du surtourisme mettent des solutions en place pour apaiser leur territoire. Le Parc national des Calanques s’y est résolu à l’été 2020, face à l’afflux massif et inédit d’estivants contraints de rester près de chez eux pour leurs vacances, du fait des restrictions de déplacements alors en vigueur. Par une opération de démarketing[7] conjuguée à une nouvelle réglementation sur les transports, les autorités locales invitaient les visiteurs à « faire demi-tour. » Le principe ? En finir avec la carte postale sur les réseaux sociaux, montrer la réalité des plages bondées sur son site internet et « rétablir certaines vérités du territoire qui sont aujourd’hui un peu gommées par toutes les belles images » insistait Zacharie Bruyas, chargé de communication du parc, le 9 février 2021 au micro de France 3.

Plus radicalement encore, des destinations ne s’interdisent plus de fermer, sanctuariser, des espaces étouffés par le tourisme. On peut citer la plage May Bay en Thaïlande ou le rocher Uluru en Australie, désormais interdits au public, ou encore Amsterdam (qui nous revient en exemple) avec le projet de la municipalité d’interdire les coffee-shops aux voyageurs étrangers. Il reste cependant à s’assurer que cette dispersion ne déplace pas le problème ailleurs et ne transpose pas les effets délétères du surtourisme sur des espaces qui en étaient jusque-là préservés.

Voir par ailleurs : Tourisme et vie sauvage : impossible conciliation ?

 

Diminuer en intensité

La décroissance touristique défend donc un principe de sobriété appliqué à tous les acteurs de la chaîne industrielle : voyageurs, voyagistes, plateformes web, transporteurs, professionnels de l’hôtellerie-restauration, aménageurs, collectivités et financeurs. Tous ont un intérêt à diminuer en intensité touristique, de sorte que l’empreinte écologique du secteur décline de concert. Le tourisme responsable se veut le fer de lance de cette nouvelle éthique du voyage, en offrant des expériences plus solidaires, plus respectueuses de l’environnement et de la population locale.

« Il est nécessaire de repenser le tourisme en tant que système »
Rodolphe Christin. Sociologue, essayiste, auteur notamment de La vraie vie est ici. Voyager encore ? (Ecosociété, 2020)

Isabelle Lefort nous met cependant en garde vis-à-vis de cette nouvelle niche, séduisante sur le papier, et rappelle que « le tourisme est une activité qui s’inscrit dans une lutte pour la distinction[8] ». En ce sens, à partir du moment où il est devenu populaire et s’est massifié, le tourisme s’est dévalué sociologiquement pour une partie de la population parmi les plus aisés. « C’est ainsi que des niches comme l’écotourisme apparaissent (…). Il s’adresse à ceux qui souhaitent se distinguer en pratiquant un tourisme plus « responsable » que les autres » pointe la géographe. Le principe est pourtant largement repris par les professionnels du secteur qui y voient l’occasion de préserver l’avenir de l’industrie touristique, en mettant l’accent sur les facteurs environnementaux, sociaux et solidaires du voyage. Mais aussi vertueux soit-il « le tourisme responsable n’a pas vocation à remplacer le tourisme de masse, mais à s’y ajouter » pointe Rodolphe Christin.

Jamais le tourisme n’aurait pu autant éprouver l’expérience d’une décroissance sans la crise sanitaire du Covid-19. Pourtant, jamais cette pandémie ne se serait autant disséminée sans une industrie touristique aussi massive et une mobilité internationale aussi développée. Comment se sortir du paradoxe qui veut que le tourisme produise lui-même les causes de sa vulnérabilité ? Le sociologue insiste sur le fait qu’il est « nécessaire de repenser le tourisme en tant que système » et de retrouver les fondamentaux du voyage. C’est en renouant avec la sobriété, le temps long et le dépaysement, que le tourisme pourra se défaire de son péché originel qui a converti l’exotisme en quelque chose de trop facilement consommable.


 

Et la manne financière alors ?

Décourager le tourisme n’est pas sans conséquence pour des territoires qui en sont économiquement hyper-dépendants. « Par essence, l’économie touristique n’est pas autonome, rappelle Rodolphe Christin, elle dépend uniquement de la capacité des visiteurs à pouvoir se rendre sur un territoire en toute sécurité ». De fait, le sombre scénario redouté par de nombreuses destinations s’est réalisé en 2020 avec l’arrêt du tourisme international du fait des mesures restrictives prises pour endiguer la pandémie mondiale.

Le sociologue rappelle que nous avions pourtant déjà eu des micro expériences d’un arrêt soudain de l’économie touristique : « le tourisme saharien a connu ça il y a quelques décennies se remémore-t-il, et les populations qui s’étaient tournées vers l’économie touristique (chauffeurs, guides, chameliers…) ont été subitement privées de ce qui les faisait vivre lorsque l’insécurité a gagné la région ».

Les désastres économiques que ces crises sécuritaires ou sanitaires peuvent provoquer devraient, dès lors, engager les destinations à devenir moins dépendantes du tourisme lucratif. Émilie Walezak insiste et plaide justement pour « diversifier l’économie et changer le modèle des destinations concernées en y réhabilitant des activités non touristiques ». Une démarche salutaire dans la perspective d’une décroissance touristique, mais encore loin d’être appliquée.


NOTES

[1] Chiffres de 2019. Source : organisation mondiale pour le tourisme (OMT)

[2] Voir l’article de Saskia Cousin et Bertrand Réau paru en 2011 dans les Grands Dossiers des Sciences Humaines : L’avènement du tourisme de masse

[3] Le surtourisme s’applique à un territoire dès lors que les activités touristiques dépassent sa « capacité de charge sociophysique ». C’est-à-dire que les dommages collatéraux du tourisme surpassent les effets bénéfiques qu’il produit en termes de recettes économiques, de bien être ou d’emplois.

[4] Ou « mise en tourisme », désigne la transformation des lieux à des fins touristiques. Voir l’article de 2019, paru dans la revue Théoros, de Boualem Kadri, Maria Bondarenko et Jean-Phariste Pharicien : La mise en tourisme : un concept entre déconstruction et reconstruction

[5] Paru en 2019 et édité par NBTC Holland Marketing, sous le titre : Perspective Destination Netherlands 2030

[6] Article paru le 17 mai 2018, sous le titre “Amsterdam is becoming the new Venice, a city stolen by tourists”

[7] Le terme désigne l’utilisation des techniques du marketing pour réduire la demande pour un produit ou un service. Il a été popularisé par Philippe Kotler et Sydney J. Levy dans un article de la Harvard Business Review en 1971 intitulé : “Demarketing yes demarketing”.

[8] Au sens du sociologue Pierre Bourdieu. Voir son ouvrage fondamental sur la question, paru en 1979 : La Distinction. Critique sociale du jugement.


BIBLIOGRAPHIE

  • Pierre Bourdieu. La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979 – réédition 1996
  • Rodolphe Christin. Manuel de l’antitourisme, Ecosociété, 2e édition, 2017
  • Saskia Cousin, Bertrand Réau. L’avènement du tourisme de masse, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n°22, Vol.3, 2011
  • Philip Kotler et Sidney Levy. Demarketing yes demarketing, Harvard Business Review, 1971
  • Boualem Kadri, Maria Bondarenko et Jean-Phariste Pharicien. La mise en tourisme : un concept entre déconstruction et reconstruction. Une perspective sémantique, Téoros, n°38, Vol. 1, 2019
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