Le tourisme pensé pour la satisfaction de ceux qui arrivent avant le bien-être de ceux qui accueillent n’est pas une fatalité. De nombreuses recherches analysent les ressorts de cette relation trop souvent toxique entre tourisme et territoires, et laissent entrevoir les conditions d’une possible déprise. La vallée de la Drôme, animée depuis trente ans par un rêve de révolution verte, illustre une des manières de réconcilier tourisme et développement.
Par Cléo Schweyer
Photographies : Visée.A
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« À l’été 2020, nous avons vu arriver dans la vallée de la Drôme des touristes dont les habitudes ne nous correspondaient pas vraiment. Cela a été difficile pour certains professionnels. » Entre Die et Livron-sur-Drôme, nombreuses sont les voix moins diplomates que celle de Philippe Huyghe président de Biovallée (voir plus bas), pour évoquer la saison 2020. Un été « perturbant », avec davantage de touristes sur certains sites naturels, et, surtout, pas les mêmes touristes que d’habitude. Des urbains venus de France pour beaucoup, voire des « locaux » de la région Auvergne-Rhône-Alpes; dont l’attitude n’a pas vraiment fait l’unanimité : « Certains se sont comportés comme des consommateurs d’espaces naturels, indifférents aux personnes qui vivent ici », déplore Claude Boudeulle. Cette ancienne professionnelle du tourisme, vice-présidente de Biovallée et qui reçoit dans sa maison familiale de Crest, n’y va pas par quatre chemins : « Cela ne correspond pas aux valeurs que l’on défend ».
« Faire une force de son incapacité à proposer du tourisme de masse »
La vallée de la Drôme, le long de laquelle vivent moins de 60 000 habitants, est depuis 2002 le berceau de Biovallée. Un projet de développement du territoire unique en France, entièrement tourné vers la transition écologique. Autonomie en énergie, 80% de bio et local dans la restauration collective, deux fois moins de déchets : les objectifs affichés par l’association, portée par trois communautés de communes et animée par quatre « collèges » décidant ensemble (entreprises, associations, collectivités, habitants), sont incompatibles avec le tourisme de masse. « Pour nous le tourisme est un atout, mais nous en avons d’autres », résume Philippe Hyugue, également vice-président au développement économique d’une des trois communautés de communes (celle « du milieu », Crestois et Pays de Saillant). « Il ne doit pas nuire au bien-être de la vallée. »
Pour Jean Serret, maire d’Eurre (en aval) et parmi les fondateurs de Biovallée, la vallée de la Drôme a justement fait une force de son incapacité à proposer du tourisme de masse : absence de grandes infrastructures, cours d’eau au débit inégal ne permettant pas de pratiquer les loisirs aquatiques toute l’année.
La vallée de la Drôme est-elle la preuve que l’on peut développer une offre touristique sans se condamner à subir la marchandisation de son espace de vie ? « Il y a quelques années, vous ne m’auriez même pas posé la question », s’amuse Lise Bourdeau-Lepage. Économiste et géographe, cette chercheuse-enseignante à l’Université Jean-Moulin Lyon 3 spécialisée dans la mesure de l’attractivité et du bien-être des territoires. À ses yeux, l’imaginaire du tourisme comme raz-de-marée destructeur s’est imposé progressivement à partir du début des années 2010. Pourtant, les effets délétères du tourisme de masse sur l’environnement et les populations étaient connus et discutés depuis longtemps. Mais ils concernaient essentiellement les pays en développement, ce qui explique sans doute qu’ils aient suscité un moindre intérêt au « Nord » : ce n’est plus le cas aujourd’hui.
« Un produit devenu hors-sol »
« Le tourisme n’est plus vu comme un incontournable du développement », confirme Lise Bourdeau-Lepage. L’accroissement des flux de voyageurs et l’avènement des plateformes numériques de réservation ont transformé l’opportunité en péril, certains espaces étouffant littéralement sous la fréquentation. « Avec les plateformes, la situation échappe presque complètement aux acteurs locaux », souligne Frédéric Lamantia, géographe spécialiste du tourisme et chercheur-enseignant à l’Université Lumière-Lyon 2. « Mal maîtrisé, le tourisme provoque des conflits d’usage avec les habitants. » Toute personne vivant dans un espace accueillant beaucoup de visiteurs finit par se constituer, plus ou moins volontairement, un territoire personnel excluant bien souvent les sites touristiques. De leur côté, les autorités s’efforcent généralement d’adapter l’offre aux capacités d’accueil (hébergements, infrastructures, taille des sites d’accueil). Or, avec les plateformes comme Airbnb, une partie de cette offre s’élabore sans concertation et en ouvrant l’accès à des espaces (quartiers résidentiels, par exemple) jusque-là préservés.
Au prix parfois, ce qui peut sembler paradoxal, d’une perte d’attractivité : « L’attractivité, c’est aussi la capacité d’un territoire à retenir ses habitants », rappelle Lise Bourdeau-Lepage. « Elle dépend autant de leurs préférences que de sa géographie. Si le tourisme de masse n’est pas souhaité, il devient un frein au bienêtre et donc au développement. » Prix du foncier devenu prohibitif, spécialisation des commerces dans les produits destinés aux touristes, déplacement entravés… peuvent finir par pousser au départ. Autre paradoxe, décrit par le géographe suédois Stefan Gössling, professeur aux universités de Linnaeus et Lund : l’accroissement de la mobilité touristique dissout la relation des touristes non seulement aux lieux visités, mais aussi à leur propre habitat. La conscience environnementale s’en trouve amoindrie dans sa dimension locale et la responsabilité individuelle diminuée au niveau global. Frédéric Lamantia résume : « Nous sommes arrivés à la fin d’un système : l’offre touristique est devenue un produit hors-sol, pensé d’abord avec les outils du marketing. Il faut remettre le lieu qui accueille et ses habitants au centre. »
La relation entre visiteurs et visités est ainsi l’un des axes de travail majeurs des recherches sur le tourisme aujourd’hui. « Flux et produits touristiques s’accommodent bien des inégalités, ils en usent même et, souvent en abusent […]. Mais le tourisme n’est pas seulement porteur de la logique de l’économie libérale, il met des Hommes et des idées en mouvement et au contact » souligne ainsi le collectif de recherche Migrations Itinéraires Tourisme (MIT)[1]. Comme l’observe l’économiste et philosophe Bernard Schéou, qui enseigne à l’Université de Perpignan, le voyage a la particularité d’être un produit qui se co-construit avec le consommateur (le voyageur) à mesure que celui-ci le consomme. Il est donc sans doute l’une des activités économiques les plus concernées par la réflexion éthique. Son ouvrage sur l’éthique du tourisme paru en 2009 (voir la bibliographie) est pourtant le premier du genre en langue française, tandis que le premier ouvrage en langue anglaise n’a été publié qu’en 2006.
En Drôme, le tourisme pour « former des colibris »
Les habitants de Biovallée n’ont pas la prétention de réinventer le tourisme. Mais beaucoup le conçoivent comme une manière de partager avec leurs visiteurs les savoir-faire déjà anciens de leur « territoire-école » : écologie, action collective et bien-vivre. Ainsi la Maison Zéro, ouverte en 2020 sur les hauteurs de Die par Olivia Robert, baroudeuse engagée, propose-t-elle de s’essayer au « zéro impact environnemental négatif » dans un gîte éco-conçu tout confort, avec piscine. Son équipement inclut le nécessaire pour confectionner soi-même ses pâtes, sa lessive ou ses pastilles de lave-vaisselle, des bocaux pour faire les courses en vrac, et une petite bibliothèque « d’inspiration ». Un peu plus haut, sur les contreforts du Vercors, le refuge de la Tour de Borne a accueilli gratuitement à l’été 2020 des personnes frappées par la crise du Covid. Militant par nature, le lieu est animé par des bénévoles. Il a été racheté en 1994 par un collectif drômois de 550 copropriétaires, pour le soustraire à des projets « prédateurs » (chasse, sports motorisés). Comme de nombreux hébergements de la vallée, la Maison Zéro et la Tour de Borne adhèrent à la « charte des écohébergeurs », qui associe bonnes pratiques environnementales et accueil personnalisé : produits bio et locaux, repas faits maison, et surtout temps consacré à la rencontre. « Si les gens repartent avec l’envie de faire leur part, comme le colibri de la fable[2], nous aurons gagné ! » estime Claude Bouteulle.
Frappée par la fermeture des moulinages (usines de filage de la soie) et l’exode rural, la vallée de la Drôme doit en partie sa renaissance à l’arrivée d’une nouvelle génération de ruraux au début des années 1970. Le plus célèbre d’entre eux, Rodolphe Balz, démarre un petit jardin expérimental en 1972 : son entreprise, Sanoflore, appartient aujourd’hui au groupe L’Oréal et cultive 34 espèces de fleurs à parfum et plantes médicinales. Sur cette terre de résistance et d’entraide, une conscience écologique et une culture de l’action collective post-soixant-huitardes s’épanouissent. Puis vient le geste fondateur de cette renaissance, celui aussi qui a permis le développement du tourisme : la dépollution de la Drôme par ses habitants à la fin des années 1990.
La reprise en main d’une ressource essentielle
« La Drôme était un égout, tout simplement », déplore Jean Serret. Septuagénaire, il rappelle l’interdiction de s’y baigner qui a bercé son enfance, de rares emplacements en aval étant considérés comme suffisamment sains. « Il y a eu un ras-le-bol des habitants », raconte l’édile.
Ras-le-bol de la pollution, mais aussi des conflits autour de l’eau : à la fin des années 1980, la sécheresse sévit trois étés de suite. Les paysans veillent sur leur pompe avec des fusils, la nuit, pour ne pas être volés. En 1987, le premier Contrat de rivière de France est signé par les trois collectivités locales. Une Commission locale de l’eau citoyenne voit le jour, qui gère et arbitre aujourd’hui encore les différents usages de la rivière. Son nettoyage démarre peu après. Plusieurs années de travail collectif, à la main et avec l’aide des entreprises locales, seront nécessaires pour débarrasser le cours d’eau de ses déchets.
Jusqu’au geste de Jean Serret, déjà maire d’Eurre, qui achète le dernier barrage de la rivière : « Nous l’avons détruit pour réensauvager a Drôme, et rendre le cours d’eau à ses habitants. » Une expérience collective qui fera date : « Nous avons réalisé qu’il est possible, avec de l’initiative et du travail, d’inverser le cours des choses. » Cette rivière aujourd’hui cristalline, les Drômois veulent bien la partager. Mais pas question de livrer cette ressource précieuse, qui alimente encore en eau les paysans de la vallée, à « l’industrie du canoë-kayak », insiste Jean Serret : « Notre vraie différence avec un coin comme l’Ardèche, c’est notre politique de l’eau. »
Lutter contre la dépossession par le tourisme
Si l’expérience drômoise est si marquante, c’est parce qu’elle recèle les trois ingrédients indispensables pour assainir le tourisme aujourd’hui : adopter une approche transversale qui intègre l’ensemble des enjeux (économiques, environnementaux, usages du territoire) ; rechercher l’équité entre le visiteur et le visité ; et surtout laisser les populations accueillantes décisionnaires de la nature et des conditions de l’offre. En Drôme, cela s’est fait au fil de l’eau : « Nous avons simplement construit le tourisme qui nous ressemble », sourit Philippe Huyghe.
En Corse, évoque Lise Bourdeau-Lepage, des portions de l’île sont délibérément laissée aux touristes pour mieux préserver le reste de l’espace. En Charente, des travaux ont montré que les habitants supportaient mieux les touristes dans les espaces où leurs déplacements étaient régulés par de petits circuits de découverte. Des exemples renvoyant à l’analyse de l’anthropologue Franck Michel, pour qui « le seul tourisme durable envisageable concerne des projets, des flux et des rapports Nord-Nord » : sinon, la relation est trop asymétrique pour que l’équité soit possible. Il faudrait alors aller moins loin, ou bien plus longtemps, pour prendre le temps d’être accueilli. Dans les années à venir, serons-nous capables, comme le préconisait dès 1987 Jost Krippendorf, de « voyager avec modération » ?
NOTES
[1] Équipe Mit, Tourismes 1. Lieux communs. In: Annales de Géographie, t. 112, n°634, 2003. p. 660.
[2] En référence au livre de l’essayiste Pierre Rabhi : La part du colibri (Editions De L’aube)
BIBLIOGRAPHIE
- Lise Bourdeau-Lepage (dir.), 2020, Evaluer le bien-être sur un territoire. Comprendre pour agir sur les facteurs d’attractivité territoriaux, Editions VAA Conseil, 87 pages, en ligne : https://www.psdr-ra.fr/BOITEA-OUTILS/Bien-etre-et-attractivite-territoriale
- Lise Bourdeau-Lepage, 2020, Mesurer le bien-être sur un territoire, Mondes sociaux, 30 juin 2019, https://sms.hypotheses.org/20018
- Frédéric Lamantia, L’outil cartographique : une approche transversale pour analyser l’impact de phénomènes culturels dans la société et sur le territoire, Nouveaux regards sur les pratiques culturelles, (dir. A. Ducret et O. Moeschler), éd. l’Harmattan, 2010
- Frédéric Lamantia, Les effets « territorialisants » des sons, reflets de la société en ses lieux et de ses états d’âme, Géocarrefour, Revue de géographie de Lyon, vol. 78, 2003
- Réseau Acteurs du tourisme durable, Manifeste pour un plan de transformation du tourisme, avril 2020 (www.tourisme-durable.org)
- Bernard Schéou, Du tourisme durable au tourisme équitable : quelle éthique pour le tourisme de demain ?, De Boeck Supérieur, 2009
- Réseau des centres de documentation et d’information pour le développement et la solidarité internationale, Vacances, j’oublie tout ? (2005)
- Equipe de recherche MIT (Migrations Itinéraires Tourisme), Tourismes 1 : Lieux communs, Belin, 2002
- Le site Voyageons Autrement : l’actualité du tourisme à préoccupation éthique, ainsi que des articles et entretiens de fond (www.voyageonsautrement.com)