Dès le début du siècle dernier, le sport ne s’entend plus seulement comme un « ensemble d’amusements, d’exercices et de simples plaisirs »*. Exit la seule distraction et le jeu, place au défi, au dépassement de l’adversité mais surtout de soi-même. La performance devient un incontournable du sport. Pourtant, à lire la littérature académique contemporaine, il faut bien accepter qu’on ne trouve pas de définition unique du sport. Alors où situer la performance ?
Est-elle bien l’essence du sport comme le voulait George Hébert** ou la définition qu’il en donne ne fait-elle que refléter l’idéologie dominante de la société capitaliste du XXe siècle ?
Par Ludovic Viévard
Images : © Visée.A (sauf mention contraire)
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Pour les historiens du sport, les pratiques physiques anciennes, qu’elles soient grecques, latines ou médiévales, n’entrent pas dans la catégorie des sports modernes. Pour certains d’entre eux, elles ne sont tout bonnement pas des sports, mais plutôt des jeux. Pour que naisse le sport, il fallait que les représentations du monde et de l’Homme changent, « que l’on passe d’une société traditionnelle, qui vit dans la reproduction du passé, à une société moderne, fondée sur l’idée de progrès qui consiste à chercher non seulement à se transformer mais surtout à s’améliorer« , explique Pascal Charroin, historien du sport à l’Université Jean Monnet Saint-Étienne. Ce principe de maîtrise de soi et de progrès, en germe dès le XVIIe siècle notamment chez Descartes, s’affirme ensuite durant le siècle suivant des Lumières, avant de prendre toute sa force à l’ère industrielle.
Rien d’étonnant, donc, à ce que ce soit dans les public schools de l’Angleterre victorienne, moteur de la transformation industrielle du monde moderne, que naît le sport. Là il devient un outil à la fois pédagogique et idéologique : les valeurs qu’il porte (effort, contrôle de soi, performance, dépassement de ses limites, etc.) sont aussi les valeurs maîtresses de la réussite sociale. C’est également à ce moment-là que les différentes pratiques s’institutionnalisent et codifient leurs règles. Celles-ci permettent d’égaliser les chances des compétiteurs, dont les performances pourront être équitablement mesurées et comparées. « Mais, souligne Philippe Liotard, sociologue du sport au L-Vis, c’est surtout l’enregistrement (l’homologation) de la performance qui est la grande rupture. C’est l’invention du record, qui vient de l’anglais « to record« , « enregistrer » qui crée une mémoire de la performance« .
La performance : un ADN commun au sport et au capitalisme
Le sport se diffuse à la faveur de l’expansion du modèle industriel britannique. Dans La naissance du sport moderne en Angleterre, le sociologue et philosophe Jean-Marie Brohm, écrit que « le premier facteur qui a constitué le sport en système mondial est la diffusion universelle du mode de production capitaliste industriel« . Cette diffusion planétaire ne peut être dissociée de la force du lien entre sport et performance, cette dernière constituant aussi l’ADN du capitalisme.
Pour la philosophe et professeure à l’INSHEA, Isabelle Queval, ce lien « porte d’ailleurs un éclairage particulier sur la naissance et le succès du sport dans les pays protestants : rationalisation du temps, comptabilité de l’effort qui prépare le gain, plaisir atteint par la médiation de la douleur, satisfaction différée dans un au-delà indéfini, etc. […] La compétition s’inscrit dans la représentation d’une temporalité méritoire typiquement chrétienne (surtout protestante) et capitaliste de ce point de vue : s’efforcer, cumuler, capitaliser, se transcender, mériter. » (Queval, 2015). La performance, moteur commun du capitalisme et du sport, explique ainsi la puissance de sa diffusion. Et à ceux qui voudraient objecter que le sport s’est aussi implacablement développé dans les régimes communistes, Jean-Marie Brohm répond que ces régimes constituent des formes de « capitalisme d’État » tout autant marqués par une idéologie de la performance et du dépassement continu, comme en témoigne la figure mythifiée d’Alekseï Stakhanov, ce mineur soviétique qui aurait extrait 14 fois plus de charbon que ce qu’imposait la norme journalière.
Le sport : véhicule des valeurs de la société
Dire que l’ADN du sport est la performance, c’est soutenir que cette valeur clé de nos sociétés modernes inspire et détermine nos pratiques sociales dont fait partie le sport. Lorsque les champions sont récompensés pour leurs résultats, c’est la performance que l’on distingue, comme on la loue dans la réussite sociale. Dès lors, c’est bien elle qui produit le sport. Plusieurs chercheurs vont en ce sens, comme Pascal Duret (sociologue à l’Institut National du Sport et de l’Éducation Physique), ou encore Thierry Terret, historien et délégué ministériel aux Jeux olympiques et paralympiques, lequel insiste : « le sport n’a pas de valeurs propres mais il reflète celles d’une société. » (2004). Autrement dit, le sport, comme pratique sociale, n’est que le véhicule des valeurs de son époque. Isabelle Queval le rappelle : « On voit bien dans le quotidien de notre vie personnelle, sociale, professionnelle,
que la dictature du « toujours plus » est omniprésente. Cette dynamique est aussi celle du sport« .
Dans le sport, comme dans tout phénomène humain, nous pouvons lire des représentations qu’une société se fait d’elle-même.
(Alain Ehrenberg, 2014)
C’est également ce que défend le sociologue Alain Ehrenberg. En premier lieu, parce que le sport est devenu « un mode de formation du lien social, du rapport à soi et à autrui pour l’Homme compétitif que nous sommes, tous enjoints de devenir au sein d’une société de compétition généralisée » (Ehrenberg, 2014). Mais aussi parce que le sport met en œuvre, sur le terrain, les conditions d’une compétition équitable d’où procèdent pourtant des inégalités. Puisqu’un « perdant » qui a eu toutes ses chances dans la compétition, est inévitablement désigné. Du terrain on passe à l’espace social : le sport incarne les valeurs qui fondent les démocraties, en particulier, l’égalité des chances et le mérite. « Il nous montre comment n’importe qui peut être quelqu’un quelle que soit (…) sa classe d’origine ou son handicap de départ dans la vie » (Ehrenberg, 1986).
La performance a donné naissance au sport moderne : parce qu’elle doit être mesurée, il a fallu créer un cadre reproductible, égal pour tous (la longueur de la piste, la durée du match, la taille et le poids d’un ballon, etc.). Mais elle a permis d’aller bien au-delà d’une organisation des règles, avec l’apparition des institutions sportives, au premier rang desquelles les fédérations.
Ce que la performance fait au sport
L’un des premiers impacts de la performance sur le sport est la professionnalisation. « Le désintéressement aristocratique qui affleure encore dans le coubertinisme, écrit Isabelle Queval, le loisir sportif qui se démarquait du temps de travail ont laissé place à des projets professionnels concoctés dès le plus jeune âge et menés à bien avec l’aide de la science. Du coup, les sportifs sont « au travail », « font le métier », sont de « bons professionnels« . Et elle ajoute : « L’ »esprit de sérieux » s’est emparé du sport » (Queval, 2015). Un autre impact est la montée progressive, dans la deuxième partie du XXe siècle, du sport de haut niveau, tout logiquement accompagnée du développement du métier d’entraîneur. Pascal Charroin explique que « l’entraîneur devient la figure importante de la réussite de l’athlète et de l’équipe, y gagnant en prestige ce que celle du capitaine y perd« . De même, la spectacularisation du sport et avec elle sa médiatisation, sont des effets attendus et plébiscités par les foules en attente de performances. Et on pourrait encore ajouter le dopage à la liste des transformations que la performance imprime au sport ! Celle-ci, toutefois, n’est pas un concept univoque ni figé. Les formes que prend la performance et l’extraordinaire développement des appareils permettant de la mesurer, constituent autant de mutations qui influent sur l’évolution du sport. « La performance s’est individualisée, prévient Pascal Charroin. C’est une forme d’auto-performance, qui porte l’idée du dépassement de soi, qui peut être très radicale, qui se voit aujourd’hui dans le succès des sports extrêmes et dans les mesures constantes que chacun peut faire de ses performances« .
Que serait le sport sans la recherche de performance ?
Cette réflexion sur l’essence du sport n’est pas sans poser de questions. D’abord, cela signifie-t-il qu’un sport qui serait pratiqué sans recherche de performance cesserait d’être un sport pour n’être qu’une simple activité physique ? Les sports de loisir ne seraient-ils ainsi appelés que par abus de langage ? « Une […] solution, répond Thierry Terret, est […] d’adopter deux niveaux de définition, un sens restreint où le sport désigne l’ensemble des pratiques physiques, codifiées, institutionnalisées, réalisée en vue d’une performance ou d’une compétition et organisées pour garantir l’égalité des conditions de réalisation, et un sens plus étendu où il englobe tout type d’activité physique réalisé dans un but récréatif, hygiénique ou compétitif et dans un cadre réglementaire minimal » (Terret 2016).
Si ce jeu sur l’extension du domaine de la définition du sport apparaît possible, c’est que le sport n’est rien en lui-même. Comme pratique sociale, il n’est rien de plus que le vecteur des valeurs de la société dans laquelle il se développe. Or, dans une société qui s’interroge sur la pertinence d’un modèle de développement fondé sur la consommation, la croissance et la performance, il est légitime de se poser la question de ce que cette évolution peut faire au sport. Aujourd’hui, prévient Isabelle Queval, « le modèle du sport moderne est certes fragilisé mais il tient par sa médiatisation, sa spectacularisation et son rendement économique« . Aujourd’hui oui, mais demain, le sport pourrait-il en finir avec la performance ?
Le vélodrome de la Tête d'Or, SYMBOLE de la « sportivation » du cyclisme
Inauguré pour l’Exposition universelle de 1894, le vélodrome du parc de la Tête d’Or – aujourd’hui vélodrome Georges Préveral et équipement de la Ville de Lyon – est le symbole d’une « sportivisation » du vélo.
D’abord popularisé comme moyen de transport, le vélo devient un sport pour lequel de grandes courses se créent en France à l’orée du XXe siècle. Dans le même temps naît le cyclisme sur piste, laquelle offre des conditions optimales pour la vitesse. Se développe alors une nouvelle pratique du vélo, basée sur les innovations techniques et orientée vers les records. En 1937, d’importants travaux modifient la structure de la piste. Le triangle en terre battue cède la place à la piste ovale en béton de 7 m de large et 333,333 m de long, à deux virages, que l’on connaît aujourd’hui. « Elle a été conçue pour une vitesse de 105 km/h, explique Pascal Lopez, l’un des gardiens du site. C’est pour cela que les virages ont une pente de 44°, car à cette vitesse la force centrifuge dans les virages est forte. Mais grâce à cela, les coureurs qui sont presque à l’horizontale par rapport au sol ont l’impression d’être sur du plat !« . Pas facile d’apprivoiser ce ruban en courbe avec des vélos à pignons fixes (c’est-à-dire sans roue libre) et sans frein…
En 1989, Lyon accueille les championnats du monde de vélo sur piste. Plus de 5 millions de francs sont consacrés à la rénovation du vélodrome, et notamment la piste, refaite en résine avec un revêtement silicé. Chez les femmes, Jeannie Longo s’impose sans surprise aux épreuves de poursuite individuelle et de course aux points.
Tout récemment, en 2019, le vélodrome a accueilli les championnats de France de demi-fond, l’une des nombreuses épreuves de vélo sur piste et parmi les plus spectaculaires. « Au demi-fond, le coureur cycliste, dit « stayer », suit une moto de demi-fond de 650 cm3 spécifiquement équipée sur laquelle le pilote est debout, explique Marc Pacheco, champion de France de cette spécialité pour la 5e fois, avec Joseph Berlin-Sémon. Grâce à l’aspiration, le « stayer » peut atteindre des vitesses allant jusqu’à 110, voire 120 km/h. » Marc Pacheco, c’est aussi l’homme au million de tours de piste et plusieurs centaines de victoires tant sur son vélo que sur sa moto, dont 19 podiums aux Championnats de France ! Aujourd’hui entraîneur piste, il forme la relève des coureurs du Lyon sprint évolution (LES), le club qui réside au vélodrome Georges Préveral.
Bibliographie
- Defrance J. (2011). Sociologie du sport, La Découverte.
- Duret P. (2015). Sociologie du sport, PUF.
- Ehrenberg A. (1986). « Des stades sans dieux », in Le Débat, 40(3).
- Ehrenberg A. (2014). Le Culte de la performance, Calmann-Lévy.
- Queval I. (2001). « Le dépassement de soi, figure du sport contemporain », in Le Débat, 114(2).
- Queval I. (2015). « Faire du sport, est-ce « jouer » ? », in Revue du MAUSS, 46(2).
- Riordan J. ; Krüger A. ; Terret T. (2004). Histoire du sport en Europe, L’Harmathan.
- Terret T. (2016). Histoire du sport, PUF
- Terret T. (2004). L’évolution du sport et sa place dans la société actuelle, Interview dans Millénaire 3, Grand Lyon.
- * : Dictionnaire Larousse, 1866-1877
- ** : Georges Hébert dit du sport qu’il comprend "tout genre d'exercice ou d'activité physique ayant pour but la réalisation d'une performance et dont l'exécution repose essentiellement sur l'idée de lutte contre un élément défini : une distance, une durée, un obstacle, une difficulté matérielle, un danger, un animal, un adversaire, et, par extension, soi-même". Le Sport contre l’éducation physique, Paris, Vuibert, 1925, p.7