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Industrie

2021. Société hyper-industrielle ?

L’industrie d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec celle d’hier. Or, cette confusion encore très répandue dans l’imaginaire collectif, est à l’origine d’un malentendu : si dans nos sociétés postmodernes, les cheminées d’usine tendent à s’invisibiliser, l’industrie n’en a pas pour autant disparu. Nous vivons au contraire dans une société hyper-industrielle, technologique et globalisée, dont les enjeux sont plus que jamais mis en avant par les crises climatique et sanitaire.

Par Marie Privé et Eléonore Gendry

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Les vieux clichés ont la peau dure. Surtout lorsqu’il s’agit de définir une notion aussi vaste et complexe que l’industrie. Alors on s’accroche aux imaginaires communs, parce qu’ils sont accessibles et fédérateurs. À la question « Qu’est-ce que vous évoque l’industrie aujourd’hui ? », près d’une personne interrogée[1] sur deux répond le mot « usine » (44 %), suivi par « ouvrier » (38 %), puis « cheminée/fumée » (35 %), « villes sales / grises » (18 %) et « bruyant » (15 %). Au moins l’un de ces termes a été cité par 80 % des sondés. La perception de l’industrie reste ainsi fortement marquée par les représentations associées à la révolution industrielle, qui fit basculer, à partir de la fin du 18e siècle en Angleterre, puis tout au long du 19e siècle ailleurs en Europe, au Japon, aux États-Unis et en Russie, une société majoritairement agricole et artisanale vers une économie reposant essentiellement sur la production de biens manufacturés à grande échelle.

L’industrie, un secteur à redéfinir

Bien entendu, cette perception reflète encore une grande partie de la réalité industrielle. Selon la définition de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), l’industrie relève des « activités économiques qui combinent des facteurs de production (installations, approvisionnements, travail, savoir) pour produire des biens matériels destinés au marché ».

Nous vivons aujourd’hui dans une société hyper-industrielle.

On distingue l’industrie manufacturière (qui regroupe notamment la métallurgie, les industries automobile, alimentaire, textile, chimique, du bois, du plastique ou encore la fabrication de produits électroniques) de l’industrie extractive, qui rassemble l’extraction de produits minéraux présents à l’état naturel sous forme solide (houille et minerais), liquide (pétrole) ou gazeuse (gaz naturel). Ainsi, l’industrie s’inscrit toujours bel et bien dans sa lignée historique d’activités de production qui font du bruit, sentent fort et prennent de la place. Néanmoins, il convient de nuancer cette perception – réelle mais largement incomplète – qui conduit à une méconnaissance de l’industrie.

« L’industrie automobile sera progressivement amenée à vendre, non plus des voitures, mais des services de mobilité ».
Pierre Veltz Ingénieur, sociologue et économiste.

Cette vision s’inscrit en effet dans une définition de société dite post-industrielle, où l’industrie serait de moins en moins présente, car existant seulement sous forme d’usine, avec ses hautes cheminées en briques et son toit en dents de scie. Or, nous vivons aujourd’hui dans une société hyper-industrielle. C’est la théorie[2] soutenue par l’ingénieur, sociologue et économiste Pierre Veltz, qui réfute l’idée de société post-industrielle, car ce n’est pas la fin de l’indsutrie : elle n’a en réalité jamais été aussi présente, mais sous une nouvelle forme, hyperconnectée, moins évidente. Il faut se figurer l’industrie d’aujourd’hui comme un bloc, une hybridation entre industrie, service et numérique. De nos jours, 83 % des entreprises françaises qualifiées d’industries vendent des services.[3] « Dans ce nouveau monde, explique Pierre Veltz, l’usage prime sur l’objet physique, et, de plus en plus, l’accès prime sur la possession. L’industrie automobile sera progressivement amenée à vendre, non plus des voitures, mais des services de mobilité. » À l’inverse, des secteurs serviciels comme les télécommunications ou le divertissement s’industrialisent. Il est aujourd’hui difficile de savoir si les GAFAM[4] sont plutôt des entreprises industrielles ou des entreprises de service. Ces interconnexions complexifient, voire abolissent, la distinction historique entre industrie et service.

Ainsi, nous vivons dans une société où l’industrie est omniprésente. Pourtant, cette réalité hyper-industrielle nous échappe. Le terme « désindustrialisation » a par exemple été cité par 20 % des personnes interrogées. À cet imbroglio vient s’ajouter une dose de rejet : pour 25 % d’entre elles, l’industrie évoque quelque chose de « nocif/négatif ». Comment expliquer une telle rupture entre la société et l’industrie ? Plusieurs raisons – par ailleurs nécessaires à la compréhension de l’industrie d’aujourd’hui et des enjeux qu’elle suscite – ont conduit à ce phénomène de rupture.

Les tribulations de la mondialisation

La globalisation de notre économie en est un premier élément. Les activités industrielles et les réseaux productifs sont désormais éclatés dans le monde entier. Résultat : il est difficile d’avoir une vision claire de comment sont fabriqués les objets qui nous entourent. Alors qu’avant, la production avait lieu au sein de « packages nationaux ou régionaux (fournisseurs, assembleurs, distributeurs fonctionnant en complémentarité à l’échelle française, allemande ou européenne, par exemple) », pour reprendre Pierre Veltz, aujourd’hui les entreprises emploient de plus en plus des sous-traitants internationaux spécialisés – souvent eux-mêmes des entreprises géantes, comme le taïwanais Foxconn qui fournit des composants électroniques aux multinationales informatiques – auprès desquels elles ajustent leur demande selon leurs besoins. Ces opérations au coup par coup, très fractionnées, brouillent les pistes en termes de localisation des activités industrielles et empêchent la mise en place d’accords économiques durables entre entreprises partenaires, pourtant nécessaires à la dynamique d’industrialisation du territoire.

©ViséeA

Paradoxalement, les flux de production viennent se concentrer au sein de gigantesques hubs (plaques tournantes), que sont les grands ports, les plateformes aéroportuaires ou encore les grands systèmes d’entrepôts. C’est ainsi qu’en mars 2021, lorsque le porte-conteneurs Ever Given bloqua le canal de Suez (Égypte) pendant près d’une semaine, il empêcha chaque jour le passage entre l’Asie et l’Europe de cargaisons estimées à 9,6 milliards de dollars (8 milliards d’euros)[5]… entraînant de nombreux retards dans la livraison de pièces détachées nécessaires pour la fabrication industrielle, en France notamment, puisque la destination initiale du cargo, le port de Rotterdam (Pays-Bas), reçoit à lui seul plus de 80 % des importations de l’Union européenne.

Le déclin de l’imaginaire ouvrier

La deuxième raison pouvant expliquer cette rupture entre industrie et société est davantage liée à l’emploi, et notamment aux phénomènes de délocalisation et d’automatisation. Ces termes ont d’ailleurs été cités respectivement par 19 % et 11 % des personnes de notre panel. Et pour cause, ils sont à l’origine d’un grand nombre de suppressions d’emplois productifs : depuis 1980, l’industrie française a perdu près de la moitié de ses effectifs (2,2 millions d’emplois) et ne représente aujourd’hui plus que 10,3 % du total des emplois. Dans le même temps, l’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 62 % de l’emploi industriel en France[6]… ce qui fait d’elle la championne européenne de la délocalisation. De même, l’automatisation a profondément transformé l’organisation du travail industriel. En 2013, les ouvriers ne représentaient plus que 45 % des emplois industriels, contre 57 % quinze ans plus tôt[7].

Cet effritement de la classe ouvrière historique a fait disparaître la fierté d’appartenir à « la famille de l’usine ».

Ce changement s’explique aussi par d’importantes politiques publiques de soutien à la R&D[8] et à l’innovation dans le secteur industriel, faisant augmenter la part d’ingénieurs et de cadres, qui sont, depuis 2013, plus nombreux que les ouvriers non qualifiés dans l’industrie française. D’un point de vue sociologique, il est en outre intéressant de constater une certaine rupture liée à l’affaiblissement de la figure de l’ouvrier, pouvant ainsi laisser croire à une forme de déclin de l’industrie. Cet effritement de la classe ouvrière historique a fait disparaître la fierté d’appartenir à « la famille de l’usine », une notion rattachée au modèle de paternalisme industriel, selon lequel le travail à l’usine (et par conséquent le patron) organisait « en bon père de famille » la vie des ouvriers et de leurs enfants, leur accès au logement, à l’éducation, aux soins ou aux loisirs. Il s’agissait en réalité d’un système hiérarchique pyramidal, régissant les relations entre employeurs et salariés d’une entreprise dans leur totalité[9].

La rupture écologique

Enfin, la prise en compte de la question environnementale vient sceller le divorce entre les citoyens et une industrie qu’ils jugent « polluante » (pour 32 % des sondés). Si la conscience écologique politique émerge à partir de la fin des années 1960, elle s’est depuis largement propagée, au point de faire aujourd’hui quasiment consensus dans une société qui se préoccupe davantage de l’espace dans lequel elle vit, décidée à prendre en compte l’impact négatif que l’Homme peut avoir sur son environnement. Dans cette optique, l’industrie fait figure de mauvais élève : en 2019, l’industrie manufacturière était à l’origine de 18 % des émissions de gaz à effet de serre sur le territoire français[10]. Les sites industriels ont également un impact majeur sur l’environnement en produisant des déchets et en polluant l’eau et le sol.

Les activités industrielles sont, par exemple, responsables de la moitié des rejets dans l’eau de polluants organiques (matières en suspension, produits azotés et phosphorés) et de la quasi-totalité des rejets toxiques (métaux, hydrocarbures, acides) qui provoquent un déséquilibre écologique et réchauffent les eaux[11]. Quant aux scandales et accidents industriels (une filiale de Lactalis condamnée pour la pollution d’une rivière d’Ille-et-Vilaine ayant entraîné la mort de milliers de poissons en 2017, ou encore l’incendie en septembre 2019 de l’usine de produits chimiques Lubrizol à Rouen classée Seveso seuil haut[12], pour ne citer que les plus récents en France), ils entretiennent la méfiance des citoyens et pointent du doigt les risques et les effets nocifs de certaines pratiques industrielles sur l’environnement et la santé.

Le temps de la réconciliation industrielle

Face à ces ruptures profondes, peut-on encore espérer signer l’armistice ? Dans une société où l’industrie est partout, il semble en effet crucial d’enclencher des leviers de réconciliation entre les deux. Quelques pistes nous autorisent heureusement un certain optimisme en la matière. Sur l’environnement d’abord, l’impact de l’industrie européenne a fortement diminué au cours des dernières décennies. En France par exemple, l’industrie manufacturière est le secteur ayant le plus réduit ses émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2019 (- 46 %)[13]. Certes, ces progrès ont d’abord eu lieu grâce à des réglementations plus strictes en matière de protection de l’environnement, mais aussi par une tendance générale de l’industrie européenne à abandonner certains processus de fabrication lourds et polluants, et par la participation des entreprises sur la base du volontariat à des programmes visant à réduire leur empreinte carbone.

On peut observer une forme de « réindustrialisation » ces dernières années.

Sur l’emploi ensuite, si l’on associe la vertigineuse chute de l’emploi industriel depuis la fin des années 1970 à un phénomène de « désindustrialisation », alors on peut observer une forme de « réindustrialisation » ces dernières années : de 2014 à 2019, une dynamique de créations d’emplois dans l’industrie laisse entrevoir le bout du tunnel. Ainsi à partir de 2017, l’industrie française a de nouveau un solde de créations d’emplois positif[14].

Une progression stoppée net par la crise de la Covid-19, dont l’impact sur la création d’emplois est très négatif, mais il touche également tous les autres secteurs économiques. Au deuxième trimestre 2021, après une forte chute en 2020, l’emploi industriel se rapproche sensiblement de son niveau d’avant crise sanitaire (- 1,5 %)[15]. Celle-ci a par ailleurs mis en lumière les limites d’une économie globalisée, à travers la dépendance française à d’autres pays tiers pour la fourniture de masques, de certaines molécules, de médicaments de base ou encore de pièces automobiles, de composants électroniques… ramenant au cœur du débat la question de la résilience du secteur industriel.

Preuve en est de la récente multiplication des plans de soutien à l’industrie de la part des pouvoirs publics, notamment à l’échelle locale, dont l’objectif commun semble converger vers la construction de « l’industrie du futur », c’est-à-dire « la montée en gamme des entreprises industrielles par la diffusion du numérique et l’adoption des nouvelles technologies », selon le plan France Relance du gouvernement. Espérons que l’industrie de demain saura aussi relever les défis liés à la transition énergétique, à l’emploi, à la formation aux nouveaux métiers industriels, mais aussi à l’autonomie et au bien-être de nos territoires.


Pour aller plus loin

-› L’IMAGINAIRE, MOTEUR DE LA RENAISSANCE INDUSTRIELLE ? Veille thématique, sur Millénaire 3.


Bibliographie

  • FOUR P.A., L’industrialisation du territoire Lyonno-Stéphanois et le développement des arts appliqués aux 18e et 19e siècles, Millénaire 3, 2007.
  • VELTZ P., La Société hyper-industrielle : le Nouveau Capitalisme productif, Le Seuil,
  • Comment sauver l’industrie ? Alternatives économiques, Hors-série n°093, mai 2012.
  • À quelles conditions la France peut-elle se réindustrialiser ? The Conversation, avril 2020.

Notes

[1] Sondage réalisé auprès de 50 personnes, de 18 à 70 ans, tous sexes confondus (échantillon de convenance constitué à Lyon).

[2] Pierre Veltz, « Nous entrons dans une société hyper-industrielle, et non post-industrielle », Trivium [En ligne], 28, 2018.

[3] Source : La Société hyper-industrielle : le Nouveau Capitalisme productif, Pierre Veltz, 2017.

[4] Acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

[5] Source : revue spécialisée en données maritimes Lloyd’s List.

[6] Source : Les politiques industrielles en France. Évolutions et comparaisons internationales, France Stratégie, déc. 2020.

[7] Source : ibid.

[8] Recherche et Développement

[9] Source : André Gueslin, Le paternalisme revisité en Europe occidentale, Genèses. Sciences sociales et histoire, 1992.

[10] Source : CITEPA, rapport Secten 2020.

[11] La pollution de la ressource en eau : d’où vient-elle et comment la réduire ?, Centre d’information sur l’eau.

[12] Depuis 1996, la directive Seveso impose aux États membres de l’Union européenne d’identifier les sites industriels présentant des risques d’accidents majeurs.

[13] Source : CITEPA, rapport Secten 2020.

[14] Source : Cartes de l’évolution de l’emploi industriel en France de 1975 à 2019, Anaïs VOY-GILLIS , septembre 2020, Diploweb.com.

[15] Source : Insee.

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