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Cerveau & émotions

Ce que nos décisions doivent à nos émotions

Nous nous croyons raisonnables, rationnels et maîtres de nos choix. Illusion ! Nos décisions sont, bien souvent à notre insu, sous l’influence de nos émotions et de celles des autres. À l’heure du neuromarketing et des réseaux sociaux, faut-il s’en inquiéter ?

Par Benoît de La Fonchais, avec Olivier Koenig, Professeur de neurosciences et psychologie cognitive à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur au Laboratoire d’Étude des Mécanismes Cognitifs (EMC).

Éditions 2020 et 2022

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Choisir un plat au restaurant, accepter ou non une invitation à dîner, arbitrer entre le train et l’avion pour partir en vacances, voire décider de l’achat d’un appartement ou de son vote aux prochaines élections… Dans de nombreuses situations de la vie courante, utiliser ses émotions pour prendre une décision peut sembler évident. Qui peut affirmer que, dans chacune de ces circonstances, il se livre à une analyse purement rationnelle des différentes options proposées et fait son choix en connaissance de cause ? Ne sommes-nous pas plutôt guidés rapidement vers l’option qui nous semble la meilleure par un ressenti positif, qu’on appelle habituellement l’intuition ? Cela mérite bien de s’interroger sur la façon dont nos émotions interviennent dans nos prises de décisions. Sont-elles de bonnes conseillères ou nous trompent-elles au contraire ? Et à l’heure du neuromarketing et des réseaux sociaux, est-il possible de les manipuler pour influencer notre comportement ? Autant de questions légitimes pour les héritiers de Descartes que nous sommes.

 

L’émotion, un phénomène aux multiples composantes

Avant toute chose, il faut se mettre d’accord sur ce qu’est une émotion. Pas si simple. Comme l’ont souligné les psychologues Beverley Fehr et James A. Russell, « chacun sait ce qu’est une émotion, jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une définition« . Les mots semblent insuffisants pour décrire avec précision un phénomène à la fois familier et complexe. Qu’en dit le Larousse ? « Réaction affective transitoire d’assez grande intensité, habituellement provoquée par une stimulation venue de l’environnement. » « Assez grande », « habituellement » : on sent dans cette définition l’embarras des rédacteurs pour généraliser… Une approche plus adaptée pour cerner le concept d’émotion consiste à en décrire les différentes composantes. Mail agressif d’un collègue, vidéo attendrissante d’un chaton, aboiements d’un chien de garde… Toute émotion est liée à un événement déclencheur. Lequel, selon les individus et le contexte, va provoquer des réactions émotionnelles spécifiques. Tout dépend de l’évaluation de la pertinence du stimulus et de sa valeur : positive ou négative, agréable ou désagréable.

Vient ensuite l’expression de la réponse émotionnelle, qui peut se traduire de plusieurs manières : modification de l’expression du visage, de la voix, de la posture (expression motrice) ; modifications physiologiques : accélération du rythme cardiaque, de la respiration, de la sudation, sécrétion d’hormones… (réponse périphérique) ; mouvement d’approche ou d’évitement, de fuite ou d’attaque (tendance à l’action) ; ressenti conscient d’une émotion (sentiment subjectif). Comme l’a souligné le psychologue et économiste Daniel Kahneman, « un enjeu important va très probablement produire des émotions puissantes et des impulsions fortes à l’action« . Ajoutons que ce processus se déroule en un temps extrêmement court, devançant notre raisonnement.

Chacun sait ce qu’est une émotion,  jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une définition.1

Le modèle que nous venons d’exposer montre que les émotions lient intimement le cerveau et le corps. Il met aussi en valeur un processus dit d’évaluation cognitive (« appraisal process« ) d’une situation, qui précède le déclenchement et la différenciation des émotions. En quoi consiste-t-il ? Il s’agit, dans un premier temps, de détecter la pertinence d’un signal. Si je vois, par exemple, un serpent sur le chemin, je repère le danger en un clin d’œil et je l’évite. L’évolution nous a ainsi façonnés pour réagir rapidement face à des stimuli mettant en jeu des besoins ou des objectifs essentiels à notre survie, notre alimentation et notre reproduction. Mais ce caractère inné n’est pas le seul. La pertinence d’un stimulus s’inscrit aussi à l’intérieur de notre culture, de notre éducation et de notre histoire personnelle : chacun réagit différemment à un même élément déclencheur. La vue d’un lapin écorché ne provoquera pas la même émotion chez un jeune citadin et chez un chasseur… Nos buts et nos besoins déterminent également l’importance que nous accordons à telle ou telle réalité. Ainsi, la saisie d’une boîte d’allumettes nous laissera de marbre si nous sommes dans notre cuisine, mais déclenchera un pic émotionnel si nous nous sommes égarés en montagne…

 

Le « cerveau des émotions » n’existe pas

Avec l’apparition de l’imagerie cérébrale fonctionnelle, les neuroscientifiques ont montré que certaines zones étaient indispensables pour activer telle ou telle émotion. C’est le cas de l’amygdale, structure en forme d’amande nichée au cœur du cerveau. Ces découvertes ont pu accréditer l’idée d’un « cerveau des émotions » ayant une activité autonome du « cerveau rationnel ». Le premier se localisant dans les parties les plus profondes et archaïques du cerveau, le second opérant dans le cortex, la partie la plus externe et la plus récente. Or, grâce notamment aux travaux d’Antonio Damasio, relatés dans son ouvrage le plus connu, L’Erreur de Descartes, on sait désormais que les émotions mettent aussi en jeu des zones corticales.

Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, l’émotion n’est en rien opposée à la rationalité, et plus largement à la cognition. Les recherches de ces dernières années montrent au contraire que, dans la plupart des situations, les émotions facilitent les processus cognitifs. Elles mobilisent l’attention et renforcent la mémorisation. Ainsi, on se rappelle mieux les événements associés à une émotion forte : la plupart des gens peuvent dire, par exemple, ce qu’ils faisaient le jour où les tours du World Trade Center de New York se sont écroulées.

Les émotions nous aident également à faire nos choix grâce à un processus brillamment exposé par Antonio Damasio. Confronté à un choix, notre cortex préfrontal, connecté à l’amygdale, génère des représentations fugaces des différentes options qui se présentent à lui. En plus de leur contenu informatif, ces images à peine formées réactivent, au sein du cortex orbito-frontal, des traces mémorielles des états du corps associés à des situations comparables. Ces états du corps représentent ce que Damasio appelle les « marqueurs somatiques ». Leur fonction est d’associer à chaque représentation une réaction corporelle distincte, positive ou négative. C’est ce qui nous permet d’opérer rapidement un choix, en écartant certains scénarios d’action et en en privilégiant d’autres. A contrario, Damasio a montré qu’un déficit de communication entre le cortex préfrontal et l’amygdale aboutissait à l’incapacité à prendre une décision personnelle un peu délicate…

Ce processus d’évaluation des options d’un choix est non seulement rapide mais aussi largement inconscient. L’amygdale nous permet en effet de juger rapidement si un stimulus est agréable ou désagréable, même lorsqu’on ne perçoit pas ce stimulus consciemment. C’est ce qu’ont révélé des expériences où l’on présente à un sujet des images subliminales (visage de peur intercalé entre des visages neutres). L’imagerie cérébrale montre une activation de l’amygdale en l’absence de perception consciente du visage masqué.

Bien sûr, certaines décisions réclament des arbitrages plus réfléchis. Par exemple, au moment de faire un investissement important, de changer de travail ou de voter à une élection nationale. On utilise alors les paradigmes de la théorie de la décision standard de l’économie. Confronté à plusieurs options, le sujet assigne à chacune d’elle une valeur. Il compare ensuite les valeurs entre elles et choisit la plus avantageuse. Pourtant, même dans ce champ apparemment cartésien, les émotions interviennent au moment où le sujet calcule la valeur de chaque option. C’est notamment ce qu’ont montré Daniel Kahnemann (prix Nobel d’économie en 2002) et Amos Tversky, auteurs de la théorie des perspectives, en analysant le comportement des individus face à des choix risqués.

 

Facebook a mené une étude sur la « contagion émotionnelle »

À présent que nous connaissons le poids des émotions dans la prise de décision, nous comprenons mieux pourquoi certains secteurs les utilisent pour tenter d’influencer notre comportement. C’est le cas, par exemple – et depuis fort longtemps – de la publicité, qui associe des mots, des images, des sons agréables à des marques, des produits et des services. L’objectif est simple : créer chez le consommateur des « marqueurs somatiques » favorables, lesquels s’activeront le jour où ce dernier aura un choix à faire entre plusieurs marques, produits ou services. C’est vrai aussi dans le domaine de la politique et du lobbying : en termes d’audience, il est bien souvent plus « rentable » pour provoquer l’adhésion ou le rejet de l’adversaire de jouer sur la peur, la frustration, la colère que sur des arguments rationnels. On le voit tous les jours…

Les émotions sont aussi le carburant des réseaux sociaux où une vidéo, un tweet, une photo peuvent provoquer un buzz passionnel en un temps record. Il y a quelques années, Facebook, associé à des scientifiques des universités Cornell et de Californie à San Francisco, a mené une étude sur la « contagion émotionnelle ». Les flux d’actualité de près de 700 000 personnes ont ainsi été modifiés à leur insu pour faire apparaître soit davantage de messages positifs, soit davantage de messages négatifs. Les messages postés par ces personnes ont ensuite été analysés pour savoir s’ils avaient été influencés par cette manipulation ». L’étude, publiée dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), a montré qu’effectivement plus l’exposition à des messages négatifs était importante, plus les utilisateurs ciblés utilisaient de mots négatifs, et inversement. Selon les auteurs, Adam D. I. Kramer, Jamie E. Guillory et Jeffrey T. Hancock « les états émotionnels sont communicatifs et peuvent se transmettre par un phénomène de contagion, conduisant les autres personnes à ressentir les mêmes émotions sans en être conscientes« .

Sachant que nos émotions influencent nos choix par des processus largement inconscients, que des acteurs plus ou moins bien intentionnés jouent sur nos peurs ou sur nos attirances pour influencer notre comportement, comment prendre de « bonnes » décisions ? C’est là qu’intervient « l’intelligence émotionnelle », concept popularisé dans les années 1990 par le psychologue américain Daniel Goleman. Cette faculté permet non seulement de gérer ses propres émotions, mais aussi de mieux décoder les émotions d’autrui, ce qui, dans une interaction entre deux individus, procure un avantage déterminant à celui qui en est doté. Dans le best-seller qui l’a rendu célèbre, Goleman a expliqué que cette forme d’intelligence était aussi importante dans la vie quotidienne que l’intelligence logico-mathématique et verbale, à la base du fameux QI, et, fort heureusement, que chacun pouvait la développer.


Bibliographie

  • D. Kahneman (2011), Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion.
  • AR. Damasio (1994), L’Erreur de Descartes, les raison des émotions, Odile Jacob.
  • AD. Kramer, JE. Guillory, JT. Hancock, Emotional contagion through social networks, PNAS, Juin 2014.
  • D. Goleman (1995), Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ, Bantam.
Notes
  • Beverley Fehr et James A. Russel (1984) Journal of Exp. Psychol. n°113, pp. 464-486
10'
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