Par Ludovic Viévard
Photographies : Visée.A
Téléchargez le Pop’Sciences Mag en .pdf
Hackerspaces, cantines solidaires, boutiques des sciences, transport partagé, boîtes à livres, squats… Hacker la ville s’accomplit autant par des gestes anodins de “dérive” urbaine, comme reboucher des nids de poules avec de la mosaïque, que par des actions plus larges et collégiales à l’image des occupations temporaires de lieux. La cité doit désormais composer avec des initiatives citoyennes et de nouveaux services directement initiés par des usagers.
Tout au long de ce numéro nous analysons certaines de ces démarches expérimentales, voire transgressives, portées par des habitants, mais aussi d’autres projets davantage consentis. Au-delà de livrer simplement quelques recettes pour se réapproprier la cité et imaginer celle de demain, Pop’Sciences Mag ouvre le débat. Est-ce un mouvement si nouveau que cela ? À quels besoins ces initiatives répondent-elles ? Et il questionne : participent-elles réellement de l’amélioration du vivre-ensemble ?
Tout ce numéro en témoigne : l’espace public se transforme.
Il demeure un espace commun, mais la perception de ce qui est commun évolue. En quoi ? Le commun est sans doute moins qu’avant un espace vécu comme n’appartenant à personne qu’un espace qui, justement parce qu’il n’est à personne, appartient à tous. Cette appartenance collective n’équivaut toutefois pas à une propriété privée où chacun revendiquerait « sa parcelle » ; elle déborde largement le cadre de la possession. Il s’agit davantage d’une forme d’appropriation collective où les habitants, souvent regroupés en collectifs, utilisent l’espace public à des fins communes (échanger des biens, créer de la relation, produire du beau, de l’inattendu, de la réflexion pour ceux qui le traversent, etc.). On ne veut pas sa part, on cherche à produire une expérience partagée dans laquelle chacun à sa place.
Cette réappropriation de l’espace public ne vient pas de nulle part. On en lit les prémices dans le mouvement des communs qui s’est revitalisé autour des travaux d’Elinor Ostrom. Selon cette chercheure, prix Nobel d’économie en 2009, les communs (ou commons) sont des ressources matérielles ou immatérielles dont la régulation échoit aux usagers et échappe ainsi à l’alternative traditionnelle privée ou public. Un puits, par exemple, pourra être entretenu par son propriétaire, qui a intérêt à faire durer la ressource, ou par une institution publique, qui le fait au nom de tous. Mais un collectif d’usagers peut aussi le gérer en formulant des règles d’accès justes qui permettent de préserver la ressource. Cette notion est également applicable à l’espace public et l’on parle désormais de communs urbains. Ici, c’est l’espace commun de la ville qui est considéré comme un bien commun et des collectifs sont invités à collaborer avec l’institution pour la gestion de celui-ci. De multiples expériences ont lieu en Europe, notamment à la suite de la ville de Bologne, en Italie, qui a rédigé en 2014 une charte de gestion des communs urbains associant les habitants.
Ce mouvement de réappropriation de l’espace public en revivifie les usages, fabrique du lien, anime la ville et invite à la penser différemment. Il constitue indéniablement une opportunité à saisir pour une ville davantage partagée, mais aussi plus agile et inventive. On ne peut refermer ce dossier sans attirer l’attention sur quelques points de vigilance. Ne doit-on pas veiller à ce que l’appropriation collective de l’espace public et de certains communs urbains ne tourne pas en privatisation par un petit groupe ? Les règles d’accès à un jardin partagé, par exemple, peuvent devenir excluantes pour des personnes fragiles ou qui n’osent participer. Un second point de vigilance est celui du transfert de charge, même partiel, de la gestion de l’espace public de l’institution vers les collectifs. De nouveaux modèles sont à trouver pour mieux soutenir les participations des habitants dans la gestion des communs urbains, notamment l’accompagnement juridique et financier. Enfin, hacker la ville est un acte de piratage. Il est certainement illusoire et peu souhaitable d’imaginer que l’ensemble des pratiques de détournements de l’espace public entre dans des processus de légitimation institutionnelle. Ainsi, devons-nous accepter que la ville recèle des espaces de chaos nécessaires et que le jeu du chat et de la souris entre institutions et pirates contribue à la rendre vivante.
La cité idéale. Une utopie qui traverse l'histoire
De La République de Platon à L’Utopie de Thomas More, de L’Eldorado de Voltaire à La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, du royaume imaginaire du Wakanda à la ville futuriste de Dubaï, la quête de la cité idéale parcourt l’histoire de la philosophie et de la fiction.
L’utopie fait irruption dans la littérature en 1516 sous la plume de Thomas More. Il dresse alors le portrait d’une cité idéale sans lien avec la réalité. L’auteur rappelle que la ville que nous habitons n’est jamais assez satisfaisante et qu’en rêvant une société utopique, nous nous interrogeons sur ce qui constitue le socle commun des citoyens et de leurs représentants.
Le récit de voyage de l’auteur anglais s’inscrit dans le courant humaniste et propose une illustration de la société idéale rêvée par Platon dans La République : une cité qui privilégie d’abord l’intérêt du bien commun. Vers quel idéal la ville de demain doit-elle tendre ? Loin de vouloir clore le débat, ce numéro de Pop’Sciences Mag ambitionne a minima de l’éclairer.
C’est pourquoi cet homme très sage [Platon] a prévu
qu’il n’existe qu’une seule et unique voie en vue du salut public
que si l’égalité des choses est déclarée
je n’ignore pas que cette voie ne puisse être suivie
quand les biens sont la propriété de chacun. (Thomas More – L’Utopie)
En matière d’utopie, le « mieux » est toujours un « ailleurs »
Parce qu’elle permet la rencontre entre la littérature, la philosophie et la pensée politique, les philosophes des Lumières ont beaucoup eu recours à l’utopie dans leurs écrits pour poser les bases d’un nouvel idéal politique et social. De l’Eldorado de Voltaire à la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, l’époque imagine et esquisse ces lieux irréalistes où il fait meilleur vivre. Parfois sans description précise : le motif même du voyage vers cette « utopie » est prétexte à une réflexion sur le changement social. En la matière, le « mieux » est toujours un « ailleurs ». Pourtant « l’utopie » porte un double sens : dans le langage commun, elle est synonyme de chimère, de projet irréalisable ; la philosophie politique lui prête quant à elle la signification de « description concrète de l’organisation d’une société idéale ».
La cité rêvée du Wakanda
Pour construire l’utopie moderne du vivre-ensemble dans une ville apaisée, nous pouvons user de deux approches philosophiques. Soit, comme dans le cas de More, elle sera une critique de la société réelle et posera les limites souhaitables au progrès (Kant). Soit, cette utopie tendra à décrire un idéal régulateur vers lequel tendre, une « utopie pratique » qui propose un projet techniquement réalisable. Lorsque Stan Lee, le regretté scénariste de « Black-Panther », a esquissé la cité idéale du Wakanda dans un des comic-book dédié au héros Black Panther, il a usé de la première approche. Cette nation est un espace-temps replié sur lui-même, sans ouverture sur l’extérieur et isolationniste. Ce renfermement nourrit le sentiment de protection et de bon vivre-ensemble de sa population. Cette utopie tire de cette condition l’essence même de sa continuité et de sa pérennisation. Pourtant, ce modèle qui n’est pas à suivre, selon le scénariste, sera rapidement confronté au dilemme de l’ouverture des frontières face à la crise migratoire globale qui sévit ailleurs. « Face à une crise, le sage construit des ponts, l’idiot érige des murs, conclut le film éponyme sorti en 2017. La concrétisation la plus moderne d’une ville nouvelle utopique, dans le sens où elle est le fruit d’un « rêve » de quelques « monarques », est très certainement Dubaï. Concrétisation contestée d’un idéal que l’historien américain Mike Davis a décrit comme le « fruit de la rencontre improbable d’Albert Speer (architecte du IIIe Reich) et de Walt Disney sur les rives d’Arabie ».
La quête de la cité idéale est sans fin.
M.B ; S.B
- Direction de la publication : Khaled Bouabdallah, Président de l'Université de Lyon
- Direction de la rédaction : Florence Belaën, Directrice Culture, Sciences et Société - Université de Lyon
- Rédaction en chef : Samuel Belaud (Chef de projet et de développement Pop’Sciences - Université de Lyon )
- Direction artistique : Magdalena Nin, Antoine Ligier (Visée.A)
- Conception - rédaction : Benoît de La Fonchais (Journaliste - Oxymore), Patricia Lamy (responsable éditoriale du site Pop’Sciences- Université de Lyon)
- Rédacteurs : Ludovic Viévard (Agence FRV100), Fabien Franco (journaliste), Grégory Fléchet (journaliste), Benoît de La Fonchais, Marine Bourdry (Chargé d’édition – Université de Lyon), Samuel Belaud, Florence Belaën
- Crédits illustrations : Jorge Sosa
- Crédits photographiques et vidéos : Visée.A ; Ludovic Viévard ; Université de Lyon
- Partenaires universitaires et scientifiques : Université Lumière Lyon 2, Université Claude Bernard Lyon 1, INSA de Lyon, Ecole Urbaine de Lyon, LabEx IMU, Collegium de Lyon, Université de Lausanne, EMLyon Business School // CNRS, Laboratoire COACTIS, Centre Max Weber, Laboratoire Aménagement Economie Transports, Ecole Nationale des Transports Publics d'Etat, Centre de Recherche Critique sur le Droit, Boutique des Sciences - Université de Lyon
- Partenaires institutionnels : Région Auvergne-Rhône-Alpes ; Métropole de Lyon ; IDEX Lyon
- Remerciements à : La Cordée (Valmy), Le Tubà, Ma cimenterie, Les Petites Cantines et La Myne, de nous avoir ouvert leurs portes ! Et aux artistes, aux chercheurs, aux bénévoles, aux militants, aux personnels ... aux citoyens et aux hackers du quotidien, d'avoir répondu à nos questions et participé à la réussite de ce numéro.