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Economie, Société, Villes

Nourrir autrement la cité

Ce que les sociétés produisent et consomment pour se nourrir révèle leur structure profonde. Manger bon et sain dans le respect de la nature et des êtres est l’horizon à atteindre. Au cœur des villes, des initiatives citoyennes réinventent chaque jour notre rapport à l’alimentation.

Par Fabien Franco
Photographies : Visée.A

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Connue comme la capitale de la gastronomie, l’agglomération lyonnaise est aussi une pépinière d’initiatives liées à l’agriculture et l’alimentation. On ne compte pas moins d’une quarantaine d’associations dans ce domaine. Le réseau des Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), qui met en lien direct producteurs et consommateurs locaux, affiche 43 points de vente dans le Rhône. Le projet des Petites Cantines (voir le reportage photo ci-après), lancé en 2015 à Vaise (Lyon 9), se veut être un outil de lutte contre l’isolement social et la solitude, où l’on cuisine et déjeune autour d’une table commune afin de favoriser les liens sociaux de proximité. L’association Cannelle et Piment, créée à la fin des années 80 à Vaulx-en-Velin, est labellisée « entreprise solidaire ». L’objectif est le développement local, la création de liens de sociabilité à l’échelle d’un quartier au sein d’une structure entrepreneuriale. Le projet de La Cuisine partagée, qui a vu le jour en 2016, gère un espace de coworking pour cuisiniers de l’agglomération lyonnaise, à l’attention des professionnels et du grand public. Il en existe bien d’autres.

Des associations investissent le terrain habituellement réservé à l’action sociale, quand d’autres, issues du secteur social, utilisent l’alimentation comme nouvel outil d’intégration. À Lyon, Habitat et Humanisme, dont l’activité principale est la création de logements sociaux et solidaires, gère ainsi des espaces de rencontres et de restauration, les Escales solidaires. Ouverts à tous, on peut y déjeuner pour 2€, échanger avec ses voisins autour d’un café et aussi bénéficier de la consultation gratuite offerte par un opticien ou rencontrer des entrepreneurs qui recrutent… Autre initiative : début octobre 2018, à la Croix-Rousse, une cantine est aménagée dans un ancien collège réquisitionné par les habitants du quartier pour soutenir les mineurs migrants isolés vivant dans la rue.

Quand s’alimenter devient un acte militant

Ces associations sont-elles en train d’inventer de nouveaux modèles d’échanges marchands ? Font-elles réellement preuve d’innovations sociales ? Comment définir leurs pratiques ? Sont-elles viables économiquement ? Quel type de population touchent-elles ? Autant de questions que posent les chercheurs en sciences humaines de l’Université de Lyon. Sociologue et Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, Diane Rodet enquête depuis plusieurs années sur « Les visages multiples de l’alimentation engagée » (Anthropology of food, sept. 2018). Les associations, entreprises ou coopératives qui « s’engagent » mettent toutes en avant des valeurs morales ou éthiques. Elles défendent le localisme, une alimentation saine (bio, raisonnée etc.) et la préservation du lien social dans les échanges économiques. Leur empreinte est avant tout locale, ce qui ne les empêche pas d’essaimer un peu partout sur le territoire national. En 2015, la France comptait plus de 2 000 Amap. Les Petites Cantines ont ouvert trois espaces à Lyon, un quatrième restaurant participatif dans la région lilloise et trois autres projets s’apprêtent à voir le jour à Annecy, Strasbourg et Nantes.

La Ruche qui dit oui, fondée en 2010 par trois associés, se réclame elle aussi de cette prise de conscience liée à l’alimentation. Son slogan ? « Mangez mieux. Locaux, frais, fermiers : découvrez et cuisinez les meilleurs produits de votre région. » Diane Rodet, mène une enquête depuis mars 2016 sur cette entreprise d’un nouveau type et plus largement sur le système agro-alimentaire alternatif (lire son interview). Son investigation pose un regard qui bat en brèche les préjugés, révélant les arcanes d’une activité qui se veut à la fois éthique et marchande.

Une volonté de mettre à distance les rapports marchands

La recherche menée par Diane Rodet a mis en exergue des différences entre les acteurs du milieu. Les plus notables sont celles liées à « la mise à distance des rapports marchands » et à la manière dont le pouvoir s’exerce. Ainsi, La Ruche qui dit oui, société de l’industrie numérique, a développé une application pour mobile. Le consommateur peut commander et se faire livrer à domicile sans rencontrer le moindre producteur. À l’inverse, les Amap plébiscitent un lien direct, sans intermédiaire, entre le producteur et les consommateurs. La mise à distance des rapports marchands est donc plus ou moins accentuée par les technologies du numérique. Les sites internet informent, communiquent les valeurs, facilitent les échanges et parfois les prises de commande. Ils sont aussi parfois construits pour influencer les modes de consommation ou, pour optimiser et accélérer la distribution. Le numérique est pour les uns, une organisation horizontale de la hiérarchie, pour les autres, une chaîne de commande qui ne se conçoit que verticalement. En revanche, quelle que soit l’organisation, tous semblent émettre la volonté d’intégrer un réseau, de s’engager, d’agir en tant que consommateur responsable, conscient des enjeux en matière d’alimentation. L’éthique et la volonté de créer des liens motivent les actions.

Permettre une alimentation de qualité pour tous

Ces initiatives participeraient à la naissance d’une nouvelle forme d’économie équitable. C’est en tout cas le constat fait par Alexandrine Lapoutte, maîtresse de conférences en sciences de gestion (Université Lumière Lyon 2), Clara Lohier-Fanchini, chargée d’études (Université Lumière Lyon 2) et Séverine Saleilles, maîtresse de conférences en sciences de gestion (Université Claude Bernard Lyon 1). Les chercheures ont analysé les liens entre les structures associatives et les entreprises marchandes impliquées dans l’aide alimentaire. Leur étude sur le partenariat entre Biocoop et le Gesra (réseau des épiceries sociales et solidaires d’Auvergne-Rhône-Alpes) est parvenue à démontrer la création d’une réelle avancée. Elle a mis au jour une transformation sociale innovante : « L’approvisionnement de l’aide alimentaire par les grandes et moyennes surfaces étant aujourd’hui fondamentalement lié au gaspillage massif qu’engendre la grande distribution, il est nécessaire de repenser le rôle des grandes surfaces en prenant en compte la lutte contre le gaspillage alimentaire. Le reversement des marges réalisées sur les collectes est une particularité innovante du partenariat observé. » Ce type de partenariat peut-il réellement favoriser la justice alimentaire ou l’accès à une alimentation de qualité pour tous ? Oui, répondent-elles, à la condition toutefois que l’entreprise à but lucratif et que l’association à but non lucratif partagent des valeurs communes et un fonctionnement proche, dans le contexte d’une économie sociale et solidaire. Et d’alerter cependant : « Ces nouveaux échanges et accroissements de solidarités de type démocratique sont porteurs d’un risque de perte progressive d’une solidarité institutionnalisée. »

Ces initiatives marquent-elles une nouvelle façon d’investir la cité et de faire évoluer les consciences ? Les enjeux liés à l’alimentation interrogent le rapport à la nature et à l’Autre, la santé, l’économie, la politique. À l’heure de l’Anthropocène, l’alimentation est plus que jamais au cœur des préoccupations. Pour les uns, elle est le moyen de donner du sens à son activité. Pour d’autres, c’est une source d’investigations scientifiques. Parce que la cuisine fait le lien entre nature et culture, comme le rappellent avec pertinence les chercheurs en sciences humaines.

Les Petites Cantines : renouer les liens en préparant le repas

La cuisine est le pivot central autour duquel s’organise l’action de cette association. À Lyon, trois restaurants participatifs ont ouvert dont un au 74 rue de la Charité. Reportage.

Il est 9h30, les premiers adhérents arrivent. On dresse la table du petit-déjeuner. Marie, maîtresse de maison, selon le terme employé par l’association, invite les convives à se présenter par leur prénom et à partager un commentaire ou un événement positif. Ici, le tutoiement est de rigueur. De quoi faciliter l’instauration d’un climat propice à l’échange et à la confiance. Une fois le menu du jour commenté, on passe en cuisine. L’instant partagé autour des casseroles, la préparation en commun d’un repas complet, le dressage de la table ainsi que la plonge et le nettoyage des lieux après le service créent des liens de proximité singuliers. Échanger les yeux embués par les échalotes émincées, bavarder en surveillant la cuisson des tartes, discuter un rouleau à pâtisserie à la main, oriente les discussions. Les langues se délient selon les caractères de chacun. À table, les groupes se forment selon les liens nouvellement créés, les affinités, ses connaissances.

L’atmosphère participative prend des airs de pension de famille. Il appartiendra ensuite à chacun d’approfondir cette expérience culinaire et relationnelle. L’exercice a ses limites que les sociologues étudient comme des territoires où s’inventent de nouvelles formes de sociabilité urbaine et d’engagement, à l’écart des partis politiques et des institutions. Aux Petites Cantines, une vingtaine de couverts en moyenne sont servis chaque jour. ▽  ▽

Autour du plan de travail, tous les âges et toutes les origines sont unis dans la préparation du déjeuner.

L’expérience de l’altérité est perçue positivement. Au premier plan, Paul, 13 ans, en stage de 3e, Mohamed, 17 ans, réfugié guinéen, Marianne, 62 ans, sans emploi, Albert, 55 ans, cuisinier à domicile et Roland, 71 ans, retraité.

Garance, 20 ans, en service civique, a fait le choix des Petites Cantines pour concrétiser sa volonté de s’engager au service de l’intérêt général.

« Ce qui me touche c’est la volonté de créer du lien social, de donner un sens à l’activité professionnelle. »

Marianne, Mohamed et Paul organisent la tablée. Comme à la maison, on prépare la cuisine, on débarrasse et on fait la vaisselle…

Astrid, 28 ans, aide à domicile se dit « curieuse d’apprendre à cuisiner et de faire des rencontres ». Elle est arrivée en fin de matinée. C’est la première fois qu’elle participe à un repas participatif.

Mohamed veut faire de la cuisine son métier.

Paul veut apprendre à cuisiner et « rendre service ».

Les tables ont été assemblées, afin de favoriser la convivialité et les échanges. Les groupes se forment par affinités et connaissances.

La plonge

Chacun est concentré sur sa tâche. Au premier plan, Abdoulaye, 16 ans, arrivé en France à l’été 2018, a mis du reggae à partir de son portable. La cuisine résonne des sons caribéens et des bruits d’eau et de vaisselle.

Barthélémy Jaillardon, 29 ans, diplômé en cuisine.

« Moi ce qui me motive, c’est de voir les gens se sentir comme à la maison. L’envers du décor, c’est le stress inhérent aux responsabilités. Savoir être accueillant, mettre ses soucis de côté, prendre sur soi, mais tu te sens utile parce que tu vas permettre à quelqu’un de passer un bon moment. »

Marie Huvenne-Petrich, 22 ans, diplômée en cuisine.

«  Je me déplace en vélo. Un jour j’ai failli mourir. Je me suis remise en question. Cuisiner du homard bleu de Bretagne pour des clients qui gagnent 400 fois le SMIC ne m’intéressait plus. Je me suis interrogée : pourquoi je me lève chaque matin ? À quoi sert toute cette énergie dépensée ? Suis-je vraiment heureuse ? Quel sens je donne à tout ça ? C’est important d’avoir une activité qui ait du sens. Ici, aux Petites Cantines, je rencontre tous les jours des gens différents. Créer des liens ça a du sens. Transmettre, partager, faire plaisir, ça me rend heureuse. C’est un investissement qui occupe l’esprit après les heures de travail mais c’est enrichissant. »

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Quelle justice alimentaire pour demain ?

Comment lutter contre inégalités liées à l’alimentation ? Séverine Saleilles, Maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Claude Bernard Lyon 1 et chercheure associée au laboratoire COACTIS, développe une réflexion autour d’une justice alimentaire qui prend en considération tant les qualités nutritionnelles et gustatives des aliments que l’impact social et environnemental de leur production.

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Les nouveaux enjeux de l'alimentation engagée

L’émergence dans le débat public de nouvelles formes d’échanges autour de l’alimentation souligne la dimension politique de l’économie. Explications par Diane Rodet, Sociologue au Centre Max Weber et Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2. Propos recueillis par Fabien Franco, pour Pop’Sciences Mag : « Hackez la ville !«  Pourquoi selon vous des initiatives citoyennes voient le jour autour des enjeux liés à l’alimentation ? Certains s’impliquent dans l’alimentation parce que c’est un moyen parmi d’autres de changer le système socio-économique dominant. D’autres s’engagent spécifiquement dans le secteur alimentaire pour des raisons d’écologie, parfois de santé. Les raisons de l’engagement sont multiples. Le réseau des Amap par exemple nourrit une réflexion qui dépasse l’alimentation et renvoie au système économique et social. Parce que l’alimentation touche à la production, à l’emploi, à l’environnement. La plupart des initiatives revendiquent une alimentation saine et durable. Vous parlez d’alimentation « engagée ». Comment définir cet engagement ? Pour reprendre la définition du sociologue américain Howard Becker*, l’individu engagé est quelqu’un qui « agit de manière à impliquer directement dans son action certains de ses autres intérêts, au départ étrangers à l’action ». La personne engagée suit une ligne de conduite en cohérence avec ses choix antérieurs. Mais tous les adhérents des associations n’ont pas la volonté de changer le monde. Pour certains la réflexion dépasse le local pour s’inscrire dans une réflexion globale (modifier les systèmes agroalimentaires, voire l’économie). Pour d’autres, l’action...

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