Au cœur des villes, de nouveaux espaces de travail voient le jour. Dans un cadre convivial, à mi-chemin entre l’open-space et le salon d’appartement, ils valorisent la collaboration, l’expérimentation et la mixité des profils. Ils constituent aussi des laboratoires pour les chercheurs qui s’intéressent à l’organisation du travail.
Par Benoît de la Fonchais
Photographies : Visée.A
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Qu’on les appelle tiers-lieux, espaces de coworking, fab labs ou living labs, en moins de dix ans, les espaces de travail collaboratifs ont connu un développement fulgurant. Dans le rapport qu’il vient de remettre au gouvernement, Patrick Levy-Waitz, président de la fondation Travailler autrement, en a dénombré près de 1 800 : c’est trois fois plus qu’attendu ! Au-delà de la variété de leurs dénominations et des réalités qu’ils recouvrent, ces espaces ont un point commun : ils cherchent à inventer de nouvelles façons de travailler. Créés par et pour des entrepreneurs, ils valorisent la collaboration, l’expérimentation et la mixité. Conçus à l’origine comme des alternatives au cadre classique des entreprises, ils intéressent de plus en plus ces mêmes entreprises qui y voient une source d’inspiration pour rendre leur organisation plus motivante et plus innovante.
Des espaces conçus pour favoriser les interactions et les possibilités de collaboration
L’émergence de cette nouvelle réalité socio-économique n’a pas manqué de susciter l’intérêt du monde universitaire. Plusieurs enseignants-chercheurs ont commencé à mener des études pour analyser les caractéristiques de ce phénomène protéiforme. Parmi eux, Julie Fabbri, professeure assistante en management de l’innovation à l’EMLyon Business School. Voilà plusieurs années qu’elle essaie de comprendre la manière dont ces espaces collaboratifs peuvent soutenir le développement des entreprises qu’ils accueillent. Dans sa thèse, elle s’est intéressée en particulier aux processus d’innovation ouverte et d’apprentissage collectif à l’œuvre dans les espaces de coworking. Au départ, constate-t-elle, « ces lieux réunissent des organisations qui n’ont a priori ni intérêt ni volonté de collaborer. Ils viennent simplement profiter de ressources partagées pour mener leur activité propre. » Ces ressources, ce sont un bureau, un accès wifi haut-débit, des salles de réunion, etc. « Or, peu à peu, on voit les interactions se multiplier et donner lieu éventuellement à de la collaboration. » Cela se manifeste, par exemple, sous la forme d’échanges de compétences, de formation entre pairs, d’organisation d’événements, voire de business commun. A quoi cela est-il dû ? s’est demandé Julie Fabbri.
L’espace n’est pas neutre, il doit être considéré comme un potentiel.
Julie Fabbri (EMLyon Business School).
La première chose qui frappe lorsqu’on entre dans un espace de coworking, c’est qu’on ne retrouve pas la configuration habituelle d’un lieu de travail. On remarque également des objets qui font partie de l’univers de la maison : canapés, poufs, cuisine, consoles de jeux… Rien de plus normal, ces espaces empruntent au concept de « tiers-lieu », popularisé par le sociologue Ray Oldenburg (The Great Good Place, 1989) : lieu de socialisation qui n’est ni le lieu de résidence ni le lieu de travail. Alors, suffit-il d’installer des canapés dans les bureaux pour mieux travailler ? Bien sûr que non, mais la configuration des lieux influence notre manière de travailler. « L’espace n’est pas neutre, rappelle Julie Fabbri. Il est plus qu’une simple donnée de notre environnement. Il doit plutôt être considéré comme un potentiel, un réservoir et pas seulement comme un outil de contrôle ou d’instrumentalisation. » Le fait de placer la cuisine au centre de l’espace de coworking ou d’installer les coworkers autour de grandes tables favorise ainsi les interactions et les possibilités de collaboration.
Agir sur l’environnement pour provoquer de l’intelligence collective
Ces aménagements sont aussi conçus pour favoriser la créativité des membres en les installant dans un cadre à la fois rassurant et stimulant sur le plan cognitif. C’est précisément à cette dimension que s’intéresse Jean-Louis Magakian, professeur en stratégie et organisation à l’EMLyon Business School. Comment organiser l’intelligence collective ? Avant de répondre à cette question, Jean-Louis Magakian propose de faire un tour par la philosophie. « Nous, Français, sommes passablement influencés par le cartésianisme : “ Je pense, donc je suis. ” Tout se passe dans notre tête. Or, nos activités cognitives ne dépendent pas seulement du cerveau, comme l’a rappelé le neuropsychologue Antonio Damasio, qui, à la suite de Spinoza, a réaffirmé la primauté du corps et des émotions dans la formation de l’esprit. » Les philosophes de l’esprit actuels vont même plus loin : ils considèrent que les activités cognitives s’étendent aux « objets » qui entourent le sujet (courant de « l’externalisme cognitif »). Nous pensons par le biais des objets de notre quotidien : smartphones, notes, images, mais aussi situations, personnes ou mots. Bref, tout ce que contient notre « sphère cognitive. « Ce n’est pas notre cerveau seul qui pense, mais la totalité de cette sphère cognitive qui réalise, ouvre et réduit nos capacités mentales. » En agissant sur ces objets, il est donc possible d’influencer les pratiques de pensée.
Aujourd’hui, l’enjeu est d’organiser des pratiques collectives de pensée dans les organisations.
Jean-Louis Magakian (EMLyon Business School).
Si au XXe siècle, les espaces de travail étaient configurés en fonction des tâches à accomplir, ils sont aujourd’hui davantage conçus pour générer de l’intelligence, de l’innovation, de la créativité. « L’enjeu est de provoquer la pensée, résume Jean-Louis Magakian. A la manière de ce qui vous arrive lorsque vous trouvez fermée la porte de la pièce de laquelle vous voulez sortir. Aussitôt questions, hypothèses, solutions vont se bousculer dans votre esprit en vue de réaliser votre souhait : sortir de la pièce. » C’est ce qu’empiriquement ont compris les créateurs des espaces de travail collaboratifs en cassant les codes de travail habituels : spatiaux, hiérarchiques ou de métiers. Ainsi dans les fab labs, ces « usines collaboratives », on peut donner forme à ses idées comme à You Factory Lyon), qui met des machines et des compétences à la disposition de ceux qui veulent réaliser des prototypes. Citons également les living labs, lieux d’expérimentation pour imaginer les services de demain, comme Le Tubà, toujours à Lyon, qui met ainsi en relation usagers, startups et entreprises afin qu’ils dessinent ensemble les contours de la Smart City. Ces lieux pionniers ont développé de vrais savoir-faire dans le domaine de l’innovation. Au Tuba, Martin Cahen est « designer de services ». Sa mission : réunir les bonnes parties prenantes et leur proposer un parcours qui va générer de la créativité. « Nous avons mis au point une méthodologie qui aide les participants à sortir de leur cadre de pensée habituel, résume-t-il. Notamment en utilisant l’intelligence collective. »
Le succès d’un espace de coworking dépend surtout de la qualité de son animation
Concrètement, comment faut-il agencer l’espace de travail pour favoriser la créativité et l’innovation ? « Il n’y a pas de configurations types, prévient Julie Fabbri. Ce qui importe, c’est la multiplicité des espaces. » Pour appuyer son raisonnement, elle reprend la typologie établie par E. T. Hall, un anthropologue américain des années 1960, qui distingue espaces fixes, semi-fixes et non fixes. Les espaces fixes étant ceux définis par les murs ; les semi-fixes, par les meubles ; les non fixes, par la régulation sociale. Les plateaux de coworking sont caractérisés par l’importance des espaces semi- et non fixes. Les premiers correspondent à des zones que les utilisateurs peuvent s’approprier en fonction de leurs besoins : espaces pouvant accueillir des réunions, des cours, des ateliers, des conférences suivant les heures de la journée. Les seconds dépendent de la manière dont les utilisateurs occupent l’espace, s’installent les uns par rapport aux autres, entrent en relation pendant les moments de convivialité (café, repas…), participent ou non aux activités proposées par la structure, etc. Ces espaces sont généralement régulés par une charte ou un règlement intérieur qui permettent de faire perdurer le « collectif », comme on dit dans le rugby.
C’est là où intervient un élément essentiel des espaces de coworking : la gouvernance. Flairant le bon filon, certains centres d’affaires ont relooké leurs bureaux pour les rendre plus conviviaux sans pour autant parvenir à recréer la dynamique particulière qui règne dans ces espaces. « Plus que l’aménagement, plus que la technologie, ce qui assure le succès et la pérennité d’un espace de coworking, c’est l’animation du lieu », assure Philippe Guelpa-Bonaro, de La Cordée. Dans ce réseau de coworking né à Lyon en 2011, la tâche revient au « couteau suisse », personne qui, comme son nom l’indique, doit être fortement polyvalente. « C’est lui qui crée du lien entre les membres, donne le rythme des journées, insuffle un état d’esprit positif et bienveillant », témoigne Philippe Guelpa-Bonaro, qui a lui-même assuré cette mission avant de devenir responsable du bureau d’études du réseau (voir son interview dans les bonus). C’est ainsi que se construit peu à peu une communauté solidaire, créative, résiliente où se développent des liens de collaboration.
Une diversité qui encourage l’apprentissage par les pairs
Un autre trait caractéristique de ces espaces tient à la diversité des profils et des compétences réunis en un même lieu. Cette mixité favorise de nouvelles façons d’apprendre et de se former. Un phénomène auquel s’intéresse particulièrement David Vallat, enseignant-chercheur en management et en économie à l’Université Claude Bernard Lyon 1. « Les espaces de travail collaboratifs permettent d’expérimenter un apprentissage par les pairs, observe-t-il. Il n’y a plus d’un côté l’enseignant qui sait et l’étudiant qui ne sait pas, mais des égaux qui essaient d’élaborer ensemble de nouvelles connaissances. » En outre, cet apprentissage est le plus souvent orienté vers la réalisation : il s’agit d’apprendre pour faire. « Dans ces espaces, les participants sont invités à entrer dans une démarche de recherche, d’expérimentation, incluant la possibilité de se tromper, note David Vallat. C’est comme ça qu’on apprend le mieux ! » De quoi donner des idées à ceux qui veulent rendre les organisations « apprenantes ».
On n’a pas trouvé mieux que l’apprentissage par l’expérimentation.
David Vallat (Université Claude Bernard Lyon 1).
On comprend pourquoi l’expérience accumulée depuis bientôt dix ans par les espaces collaboratifs intéresse non seulement les entreprises, mais aussi les pouvoirs publics et les collectivités territoriales qui voient en eux un moyen de trouver des solutions inédites pour revitaliser certains territoires. L’État a promis d’apporter 60 millions d’euros dans une politique publique d’aménagement de tels espaces. Un signe que le mouvement est parvenu à une certaine maturité. Reste à trouver les modèles économiques assurant la rentabilité de ces entreprises, encore trop peu profitables, sans perdre « l’âme » qui a fait leur succès.
B.dLF
Pour aller plus loin
« Dans un espace de coworking, on cherche à faire tomber les cloisons, au sens propre comme au sens figuré. »
Une interview de Philippe Guelpa-Bonaro (La Cordée).
Le RGCS, un lieu de réflexion et d’expérimentation
Julie Fabbri, David Vallat et Jean-Louis Magakian sont tous trois membres du Groupe de recherche sur les espaces collaboratifs (RGCS). Ce réseau international, implanté dans une quinzaine de villes d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie, rassemble des chercheurs, des praticiens et des activistes. Il se veut à la fois un lieu de réflexion et d’expérimentation de nouvelles méthodes de travail et de production des connaissances. Il publie régulièrement articles, notes de recherche et livres blancs et organise des événements locaux et internationaux. > En savoir plus.