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Cerveau & émotions

La fascination grandissante des scientifiques pour les émotions

Si les émotions font l’objet de préoccupations grandissantes dans nos sociétés occidentales, il n’en a pas été toujours été le cas. Le champ affectif de nos vies n’a pas toujours relevé d’un objet d’étude très pertinent pour les scientifiques. Désormais omniprésentes, les émotions sont au coeur de nos préoccupations et font l’objet de très nombreux travaux de recherche, notamment en neurosciences ou en psychologie cognitive et sociale.

Par Rémi Gervais, référent scientifique de la Semaine du Cerveau 2022, chercheur et Professeur des Universités au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon (Inserm – CNRS – Université Claude Bernard Lyon 1 – Université Jean Monnet Saint-Étienne).

Édition 2022

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Les émotions représentent un domaine d’étude laissé pendant longtemps à l’introspection philosophique, puis à la psychanalyse et la psychologie. Pendant des siècles, de Platon à Descartes, l’Homme est considéré comme un être essentiellement raisonnable et les émotions représentent alors plutôt une menace, parfois associée au « péché » ou au « mal ».

Pour Descartes, les émotions sont tout bonnement l’apanage de l’espèce humaine. Les animaux ne pourraient alors ressentir ou exprimer quelque émotion que ce soit : ils réagiraient de façon réflexe aux signaux de l’environnement. On mesure aujourd’hui les conséquences d’une telle conception pour le bien-être animal. Les travaux de Charles Darwin au 19e siècle viennent contredire de façon frontale ce point de vue. L’observation de nombreuses espèces animales, dont l’espèce humaine, amène le célèbre naturaliste à conclure que toutes éprouvent certaines émotions communes, qui découlent d’un processus évolutif. Pour Darwin, chaque émotion s’exprime chez toutes les espèces étudiées par des mouvements similaires de la face et du corps. Avec son ouvrage L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), il met l’accent sur les manifestations comportementales des émotions. Ces travaux, repris plus tard par Paul Ekman dans les années 1980, définissent ainsi six émotions primaires : la joie, la peur, la colère, la tristesse, la surprise et le dégout. La peur, par exemple, s’exprime par une expression faciale particulière associée soit à une immobilité parfaite, soit – au contraire – à une fuite éperdue.

 

L’expression interne de nos émotions

Si les premiers travaux ont mis en évidence les expressions corporelles des émotions, les recherches de la fin du 20e siècle ont caractérisé les réponses « internes » de l’individu, invisibles à l’œil de l’observateur. Il s’agit par exemple des réponses hormonales comme la décharge d’adrénaline, de corticostéroïdes ou d’endorphines. D’autres réponses ont été identifiées, comme celles du système nerveux autonome, qui entrainent des variations de la pression artérielle et du rythme cardiaque. Ces réactions physiologiques déterminent l’état émotionnel que nous ressentons. Ce sont, par exemple, la boule au ventre et le malaise ressenti en présence d’un événement effrayant ou la sensation de plénitude suite à l’annonce d’une très bonne nouvelle.

Le célèbre neuropsychologue Antonio Damasio, a fortement contribué à développer ce concept selon lequel les émotions s’expriment, certes par des comportements visibles, mais aussi par des réactions internes non-conscientes et automatiques, appelées marqueurs somatiques. En d’autres termes, les émotions sont une réaction globale du corps dans lequel le cerveau joue un rôle important, en tant que capteur des signaux corporels et environnementaux.

 

La peur, l’émotion la mieux étudiée

Les travaux de recherche sur la neurobiologie des émotions se sont particulièrement développés depuis les années 1970, d’abord à l’aide de modèles animaux et plus récemment chez l’humain. Mais comment peut-on étudier les émotions chez l’animal ? Comment savoir s’il est joyeux ou s’il est triste ? En pratique, les recherches se sont focalisées sur une émotion facile à objectiver : la peur. Celle-ci s’exprime chez les rongeurs par des comportements comme l’immobilité, la fuite, les poils qui se redressent, l’accélération du rythme cardiaque et parfois des vocalisations.

Un chat effrayé par un chien. Figure extraite de L’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Charles Darwin (1872)

Chez le rongeur, le paradigme classique est celui de « la peur conditionnée au son ou à l’odeur ». Il s’agit de présenter à quelques reprises un son associé à une stimulation physique désagréable à la patte. Le lendemain, ou plusieurs jours plus tard, la seule présentation du son à l’animal provoque l’expression de la peur.

Ce paradigme permet aux neuroscientifiques de répondre à deux questions fondamentales. Lors de l’apprentissage à quel endroit du cerveau se fait l’association entre le signal sonore et le signal douloureux ? Lors du rappel, comment le son peut-il à lui seul induire la réaction de peur, dans ses composantes comportementales et somatiques ? Les travaux de nombreux chercheurs dont ceux de Joseph Ledoux et ses collaborateurs ont permis de répondre à ces deux questions. Chez l’humain, le développement des méthodes d’imageries cérébrales comme l’IRM fonctionnelle à partir des années 1990 ont permis de valider les résultats obtenus chez l’animal. L’ensemble de ces travaux ouvre la voie à de nouvelles approches thérapeutiques notamment dans le cas du stress post-traumatique.

 

Entre émotions et sentiments

Notre champ émotionnel ne se limite pas aux seules six émotions dites primaires définies par Darwin et Eckman. Les humains expriment une large gamme de sentiments comme la honte, l’ennui, le désir, le regret, l’état amoureux, etc. Mais comment distinguer émotions et sentiments ? À ce jour, les sentiments sont considérés comme des pensées, le fruit de la seule activité cérébrale, sans effet somatique évident.

Cette position fait toutefois l’objet de vifs débats qui ne peuvent être résolus que par l’approche expérimentale. Or, s’il est relativement facile, même chez l’humain, de provoquer la peur ou la joie par la présentation de stimulus sensoriels adéquats (photos, vidéos…), il n’en est pas de même pour l’induction et la mesure de l’intensité de sentiments comme la haine, l’ennui ou le regret1. À cette difficulté s’ajoute le fait qu’émotions et sentiments comportent en réalité plusieurs dimensions : biologique, cognitive et sociale. Si les bases biologiques des émotions sont communes à tous les individus de l’espèce humaine, leur expression reste largement modulée par l’expérience individuelle. Pour exemple, l’émotion musicale ressentie par un mélomane est de nature différente de celle ressentie par un novice en la matière. De plus, la dimension sociale est aussi déterminante. Ainsi, l’émotion induite à l’écoute d’une musique traditionnelle japonaise n’est pas la même chez un japonais et chez un occidental. La compréhension de nos émotions dans toutes ses dimensions n’est donc pas chose aisée.

En tenant compte de cette complexité, cette réédition du magazine Pop’Sciences présente quelques éclairages qui, au vu de récents travaux, vous permettront de mieux comprendre vos émotions et celles que nous partageons avec les autres.

Pour les plus passionnés, rendez-vous aux événements offerts dans le cadre de notre Semaine du Cerveau 2022.

Notes
  • 1 > Camille, N., et al. (2004). The involvement of the orbitofrontal cortex in the experience of regret. Science (New York, N.Y.), 304(5674), 1167–1170
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