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Plastique

Le paradoxe de la civilisation plastique

« Nous vivons à une époque où nous touchons plus souvent du plastique que nous ne touchons ceux que nous aimons », annonce sinistrement l’avant-propos de l’Atlas du Plastique (2020)*. À elle seule, cette déclaration révèle le paradoxe de notre civilisation moderne, fascinée par le plastique comme avancée technologique majeure et qui fait tout pour oublier qu’elle s’y noie tragiquement. Éclaircissements sur un aveuglement collectif, auquel les puissantes industries de l’emballage et de l’agroalimentaire ne sont pas étrangères.

* > Fondation Heinrich-Böll Stiftung, Fabrique Écologique, mouvement Break Free From Plastic.

Par Samuel Belaud, journaliste

Version à feuilleter en ligne

Dans une scène du film Le Lauréat réalisé par Mike Nichols et sorti en 1967, un homme d’affaires, sans doute bien averti, prend à part le personnage principal joué par Dustin Hoffman (Ben) et lui prodigue un éminent conseil censé le mener à « un grand avenir » et qui ne tient qu’à un seul mot : « Plastique ». Visionnaire – 60 ans plus tard, nous nous couvrons de vêtements majoritairement composés de microfibres plastiques, nous nous lavons les dents avec des brosses en plastique, nous buvons et mangeons des aliments conditionnés dans du plastique, nous recouvrons nos murs et nos véhicules de peinture à base de plastique … Nous aimons la praticité, la reproductibilité et l’accessibilité de tous ces objets composés de polymères.

Les plastiques ont pourtant un cycle d’utilisation très court (81 % deviennent des déchets en moins d’un an[1]) et génèrent des milliards de tonnes de déchets dont la volatilité est telle qu’ils ont déjà contaminé chaque recoin du Globe, après plusieurs décennies de dispersion aveugle. Comment expliquer le paradoxe qui veut que nous soyons pleinement conscients que plusieurs centaines d’années sont nécessaires à l’effacement (d’une partie) des traces visibles de plastique dans l’environnement[2], bien que nous n’en ayons jamais autant produit qu’en 2021 ?

Les traces ineffaçables du plastique

Baptiste Monsaingeon est chercheur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et au Laboratoire d’économie et gestion de Reims (REGARDS), et conduit des recherches à la frontière de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire des sciences, pour comprendre les déchets en tant que nouvelle catégorie de matière. Pour lui, ainsi disséminés, « les polymères constituent des éléments nouveaux de notre système environnemental. On continue à produire depuis près de 70 ans des matériaux dont on ne sait toujours pas comment se défaire et dont on ne pourra sans doute jamais effacer les traces ». Nous sommes donc à la fois dépendants d’un matériau peu cher, flexible et qui compose la majorité des objets de nos sociétés modernes et, dans le même temps, de plus en plus lucides sur le fait que les déchets de plastique sont ingérables et que leur dissémination représente un risque pour notre santé et l’environnement. C’est une des illustrations du paradoxe de la « civilisation plastique ».

Les discours portés par ceux dont l’intérêt est de poursuivre la production de ce matériau infusent encore largement dans nos sociétés.

Comme pour tout paradoxe, celui de la civilisation plastique consiste en un récit dont les différentes versions présentent des aspects fondamentalement contradictoires. L’équation n’est ainsi pas posée de la même manière selon que l’on se positionne du côté des consommateurs, des scientifiques, des décideurs politiques, des associations de défense de l’environnement, ou de celui des industriels. Malgré les innombrables signaux d’alertes, aucune échappatoire au « tout plastique » ne semble émerger. Une impasse qui s’explique par le fait que les discours portés par ceux dont l’intérêt est de poursuivre la production de ce matériau infusent encore largement dans nos sociétés.

Le projecteur mal-braqué

Les rebus de plastiques ont une « fâcheuse » tendance à se désagréger extrêmement lentement. Ils restent donc très visibles, très longtemps, dans l’environnement, particulièrement lorsqu’ils y sont abandonnés. Les représentations du 7ème continent qui campe au milieu du Pacifique, les photographies de tortues étouffées par des sacs, ou encore les autopsies de mammifères marins gavés de polymères en tout genre, ont ainsi envahi les espaces médiatiques, politiques, scientifiques et militants dès les années 1980. Plus récemment, les médias se sont fait l’écho de nombreuses études qui décrivent l’immission de fragments de plastiques (micro et nano plastiques) dans des renfoncements encore plus inattendus : manteau neigeux de l’Antarctique, pentes des glaciers alpins et même au sein de nos organes.

« L’érosion de la biodiversité ou la concentration d’aérosols chimiques dans l’atmosphère, bien qu’aussi importants et inquiétants, ne jouissent pas de la même attention. »
Denis Blot. Sociologue de l’environnement. Maître de conférences à l'Université de Picardie – Jules Verne.

Ce matériau est ainsi – malgré lui – « devenu un étendard de la crise écologique que nous subissons », indique le sociologue de l’environnement Denis Blot, également maître de conférences à l’Université de Picardie – Jules Verne. « À l’inverse, poursuit-il, l’érosion de la biodiversité ou la concentration d’aérosols chimiques dans l’atmosphère, bien qu’aussi importants et inquiétants, ne jouissent pas de la même attention ». La pollution par le plastique se situe ainsi du ‘’bon’’ côté de la frontière entre le visible et l’invisible et bénéficie d’une attention particulière de la part des scientifiques, des industriels et a fortiori des pouvoirs publics et des citoyens. Pourtant, à l’instar d’un projecteur qui serait volontairement mal dirigé, cette mise en lumière n’a pas aidé à résoudre le problème. Au contraire, l’industrie du plastique s’est saisie de cette mise en lumière pour, non pas remettre en question ou réinventer sa production, mais plutôt se délester du poids de la responsabilité sur les consommateurs et perpétuer un fructueux commerce (les échanges mondiaux de plastique ont atteint en 2018 les 1 000 milliards de dollars annuels, soit 5 % du commerce global de marchandises[3]).

Pour y parvenir, les industriels ont activé trois leviers : d’abord, en nous invitant à ne plus jeter nos plastiques dans l’environnement ; ensuite, en promettant la production de plastiques biodégradables et/ou biosourcés comme une solution imminente et absolue (mais qui peine toujours à s’imposer face aux plastiques conventionnels) ; enfin, en occultant leur rôle dans cette tragédie environnementale par des stratégies discursives (lobbying, marketing, campagnes de sensibilisation…) rondement menées.

L’industrie juge et partie

Les discours majoritaires autour de la pollution plastique sont ainsi construits autour d’une double simplification : celle du problème et des solutions. Denis Blot précise cette analyse : « d’un côté, chacun est prié de devenir à son niveau un écolo en triant et jetant bien son plastique dans la poubelle jaune (problème simplifié) ; de l’autre, les industriels financent largement des programmes de sensibilisation, de recherche et d’innovation qui visent, non pas à substituer le plastique ou à sortir du principe du jetable, mais à rendre « moins polluante » sa prolifération » (solution simplifiée).

Le recyclage est au cœur de ces discours. « C’est le facteur d’acceptabilité du plastique, renchérit Baptiste Monsaingeon, car il est une bonne raison pour continuer à en produire ». Autrement dit, plutôt que de réduire les volumes qui sont produits, le recyclage nous attribue (consommateurs) un rôle de contrôleurs de la pollution, mais ne réduit en rien nos besoins et perpétue plutôt notre dépendance au plastique. Certains industriels du plastique jouent ainsi sur plusieurs tableaux, en soutenant des associations/ONG environnementales dans leurs campagnes de sensibilisation à la pollution[4], ou encore en administrant et finançant des organismes de collecte de déchets plastiques[5]. Les lobbies de l’industrie plastique réussissent alors le tour de force d’être à la fois juge et partie de cette affaire, en imposant le recyclage et les « écogestes » comme seuls recours contre la pollution du globe ; tout en veillant à ne pas transformer les modes de production et de consommation actuels.

Au cœur des discours industriels : le recyclage, qui nous attribue (consommateurs) un rôle de contrôleur de la pollution, mais ne réduit en rien nos besoins et perpétue plutôt notre dépendance au plastique.
Campagne de publicité du groupe Coca-Cola en Belgique (2019).

Le techno-solutionnisme aveugle

C’est ainsi que nous considérons communément que la problématique puisse finalement être résolue grâce aux progrès technologiques. Le recyclage en tête, mais aussi les bioplastiques, les bactéries mangeuses de PET, ou encore la transformation de plastique usagé en carburant pour voiture. Autant d’idées qui émergent çà et là, mais qui ne pourront suffire à régler le problème de la contamination plastique des écosystèmes vivants. En effet, même déployées à très grande échelle, ces innovations ne sont pas des solutions puisqu’elles nous enjoignent à poursuivre l’utilisation massive de polymères sans questionner le paradigme de consommation dans lequel nous vivons. Tant que nous produirons du plastique, il y aura des fuites dans son cycle de vie.

Baptiste Monsaingeon explique que « ce techno-solutionnisme entretient le déni et s’inscrit dans une série de “rituels sociotechniques” que nos civilisations modernes ont mis en place. Ils visent à refouler les déchets vers l’invisible, à cacher nos immondices pour que nous puissions continuer à vivre ». Or, force est de constater que ces solutions d’invisibilisation ne suffisent pas à contenir les abandons et les fuites de déchets. Les centres de recyclage, d’enfouissement, ou d’incinération n’ont jamais été aussi nombreux, pourtant les déchets plastiques perdus dans l’environnement non plus. « Dès lors que la dissimulation ne fonctionne plus, la société développe une pulsion à la dépollution, insiste Baptiste Monsaingeon. On me demande ainsi très régulièrement comment faire pour réparer et restaurer les milieux ? Or, il est très difficile d’effacer nos traces et paradoxalement les tentatives peuvent s’avérer finalement plus néfastes pour l’environnement que si nous laissions faire l’espace naturel » ajoute-t-il. Dans un article paru sur The Conversation, Denis Blot renchérit : « les projets de nettoyage renforcent l’idée que la mainmise sur la nature, bien qu’elle ait parfois des effets pervers, ne doit pas connaître de limites. »

« Ce techno-solutionnisme entretient le déni et s’inscrit dans une série de “rituels sociotechniques” que nos civilisations modernes ont mis en place. Ils visent à refouler les déchets vers l’invisible, à cacher nos immondices pour que nous puissions continuer à vivre. »
Baptiste Monsaingeon. Chercheur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.

Le chercheur convoque l’exemple du bateau dériveur du projet Ocean Cleanup qui ratisse le gyre de plastiques du Pacifique. Au-delà de l’idée initiale – tout à fait louable – de récolter les plastiques flottants à la surface océanique, le projet fait face à plusieurs contraintes technico-biologiques qui contreviennent à sa dimension écologique. Le fait, par exemple, que chaque morceau de plastique flottant puisse être une véritable plateforme de vie pour des micro-organismes (comme le zooplancton – à la base de la chaine alimentaire marine) qui s’y accrochent et s’y développent. Les ôter indistinctement du milieu marin ne peut alors pas être sans conséquence pour les écosystèmes, qui verraient une partie de la base de leur alimentation disparaitre avec. Placer des collecteurs de déchets dans les rivières pourrait être un moyen plus efficace d’arrêter le flux de plastique[6] avec l’avantage supplémentaire de réduire les risques pour la vie marine.

Ce mythe du techno-solutionnisme et ces promesses de « dépollution », entretiennent irrémédiablement l’espoir de continuer à consommer du plastique.

La crise qui en cache une autre

« La crise des plastiques, telle qu’elle est racontée, occulte finalement les raisons profondes de sa survenue, car elle les a technicisées » observe Denis Blot. Nous avançons donc à tâtons, aveuglés par la promesse technique, preuve en est avec le retour en force du plastique (notamment à usage unique) pendant la pandémie de Covid-19. « Hygiène », « fiabilité », « sécurité », etc. ont été les maîtres mots de l’industrie[7] pour remettre ce matériau sur le devant de la scène, profitant de l’anxiété sanitaire, pour retarder des réglementations à venir (celles sur les plastiques à usage unique en Europe, par exemple). Les affirmations des industriels ont pourtant été largement contredites par des études scientifiques démontrant que le SARS-CoV-2 était « plus stable sur le plastique et l’acier inoxydable que sur le cuivre et le carton, et un virus viable a été détecté jusqu’à 72 heures après l’application sur ces surfaces »[8].

C’est là une nouvelle manière pour l’industrie d’alimenter le paradoxe d’une civilisation accro au plastique puisqu’il sert son confort immédiat, malgré la menace à long terme qu’il fait peser sur sa survie et l’équilibre biologique de son environnement. Le philosophe Hans Jonas, précurseur, interrogeait déjà cette contradiction dans Le principe de responsabilité en 1979 : « Comment fonder une éthique qui rendrait les humains responsables à la fois de la permanence et de la qualité autant de leur propre espèce que de toute vie répandue sur la surface du globe ? » Pour y répondre, l’auteur avançait la notion de « responsabilité » et proposait comme nouvel impératif : « Agis de telle sorte que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie ». Qu’aurait fait Ben si ce conseil lui avait été soufflé à l’oreille ?


NOTES

[1] Assemblée Nationale, Pollution plastique, une bombe à retardement ? (2020).

[2] Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, Marine Debris Program poster (2011).

[3] Conférence de l’Organisation des Nations unies sur le commerce et le développement, Global trade in plastics: insights from the first life-cycle trade database (2021).

[4] Une enquête de l’ONG Corporate Europe Observatory, parue en 2018, pointe, par exemple, le rôle des industries et des lobbies du plastique dans la création de l’association Clean Europe Network, dont l’objectif est de « trouver de nouvelles façons d’améliorer les efforts individuels » et de parvenir à créer « une société sans déchets »…, mais pas sans plastique. Tête pensante de cette initiative : Pack2Go (désormais rebaptisé 360foodservice), un lobby « représentant les principaux fabricants d’emballages alimentaires (et leurs) solutions innovantes d’emballage à usage unique ».

[5] CITEO, entreprise française privée, à but non lucratif, spécialisée dans le recyclage des emballages ménagers, est ainsi administrée par 5 collèges représentatifs de la filière des produits emballés. On compte parmi eux des représentants de Danone, L’Oréal, Auchan, Interemballage…) qui fixent eux-mêmes les objectifs de lutte contre les déchets.

[6] Sherman, P., Van Sebille, E. Modeling marine surface microplastic transport to assess optimal removal locations. Environmental Research Letters, 11 (2016).

[7] « Tous les matériaux ne sont pas les mêmes face au coronavirus et le plastique à usage unique est un matériau de choix pour assurer l’hygiène et la sécurité des consommateurs ». Propos tirés d’une lettre ouverte du lobby pro-plastique European Plastic Converters, adressée à la commission européenne le 8 avril 2020.

[8] Van Doremalen, N. et al. Aerosol and Surface Stability of SARSCoV-2 as Compared with SARS-CoV-1, New England Journal of Medicine, 382:1564-1567 (2020)

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