Impliquer, dans un processus de soin, une intelligence artificielle capable de prendre des décisions là où habituellement l’humain était nécessaire soulève des questionnements éthiques. Notamment à propos de la confidentialité des dossiers médicaux, de la protection des données, ou encore concernant l’appréhension des risques qu’ont des citoyens à propos de leur santé future.
A quel point le diagnostic d’une IA peut-il se supplanter à celui du médecin ?
Philippe Saltel : L’IA s’avère être une aide précieuse au diagnostic, elle permet de traiter des milliers de données en même temps, elle donne également une meilleure probabilité de bons diagnostics. A l’heure actuelle, certaines intelligences artificielles sont à même de détecter des cellules précancéreuses au niveau du col de l’utérus dans 91% des cas, alors que le taux de détection des examens de routine est de 71%, d’après le Journal of National Cancer Institute. C’est une aide précieuse. Pour autant, cette technologie doit venir en complément des techniques actuelles d’analyse et de recherche. Aussi, l’IA ne se substituera jamais au diagnostic du médecin qui aura toujours un rôle à jouer dans l’interprétation des données issues de l’IA.
Selon vous, quels sont les problèmes éthiques que la médecine doit résoudre, au moment où l’IA fait irruption dans tous les processus de soin ?
Il y a deux problèmes éthiques liés à l’utilisation de l’IA. Le premier est celui de la confidentialité. Le patient n’est pas l’unique propriétaire de ses données médicales, d’autres personnes du corps médical y ont accès. Il nous faut trouver un moyen de sécuriser les données, notamment à l’hôpital, où il a pu arriver que l’ensemble du corps hospitalier puisse accéder à tous les dossiers. Selon moi, la réduction d’accès à ces données est une obligation absolue, d’autant plus que les risques d’imprudence des patients sont aussi à prendre en considération. En effet, les assurances pourraient, par exemple, proposer à leurs clients de s’adresser à un médecin « en ligne » agréé par la compagnie. Ainsi elle aurait accès à ses données médicales et pourrait moduler ses services selon la santé du client.
Avant que l’IA ne fasse totalement irruption dans les processus de santé, il est important de contrôler les accès aux dossiers et de les protéger.
Le deuxième problème éthique que l’on peut rencontrer revêt une dimension sociétale. Avec l’IA et les informations qu’elle peut fournir, la société peut prendre ce que j’appelle des « précautions maximales exagérées ». J’en veux pour exemple le fait que l’IA permette déjà de calculer très précocement la probabilité, pour n’importe quelle femme, de développer un cancer du sein. Il faut poser des garde-fous à ce type d’information sensible et ne pas libéraliser totalement le recours à ce type de test de prédisposition, sans quoi je pense que nous tomberions dans une paranoïa collective. Dans ce cas de nombreuses femmes pourraient choisir de subir une mastectomie dite préventive. La vie c’est aussi prendre des risques !
Comment envisagez-vous l’avenir du métier de médecin dans ce contexte ?
Le métier de médecin est voué à évoluer ; je suis convaincu qu’il lui faudra développer une dimension de conseiller, ou d’inscrire plus encore qu’aujourd’hui le patient dans une démarche d’éducation thérapeutique. Le médecin sera en partenariat avec ses patients, surtout le médecin de famille. Ces médecins de famille qui sont au plus proche des patients, qui les suivent sur le long terme, auront un rôle d’éducation et de suivi personnalisé des patients. Ce suivi sera différent de ce qui se fait à l’heure actuelle. A la suite d’un diagnostic donné par l’IA, le médecin pourra adapter son traitement ou son conseil pour améliorer, freiner ou éviter la maladie.
L’intelligence artificielle a en ce sens un attribut très positif. Elle permettra de connaitre très précisément l’efficacité d’un traitement anti-cancéreux, comme par exemple l’immunothérapie qui n’a pas la même efficacité selon le type de cancer et selon les patients. Le médecin pourra alors plus aisément ajuster et personnaliser le traitement. Son travail s’effectuera avec davantage de certitudes, ce qui engendrera un gain de temps bénéfique à l’amélioration de sa relation avec ses patients.
L’IA peut d’ores et déjà indiquer des probabilités de contracter des maladies, dont certains cancers. Selon-vous à quel point doit-on ouvrir l’accès à ces informations sensibles ?
La relation médecin – patient repose sur deux principes, en premier la bienfaisance, servir la guérison, et en second l’autonomie des patients. C’est ce deuxième point qui pose parfois problème ; il faut donner les informations aux patients qui n’ont pas toujours les connaissances médicales qui leur permettent de comprendre. Cependant, le médecin se doit d’informer ses patients ! Il est intéressant d’inciter à la prévention, via un traitement ou un changement de vie qui permettrait d’éviter une maladie potentielle. Le médecin doit considérer le rapport risques/bénéfices avant d’en parler à son patient et tenir compte de l’aspect psychique de celui-ci.
Grâce à l’intelligence artificielle, certaines maladies peuvent être détectées tôt, le médecin peut s’adapter et prescrire des check-up plus tôt et plus réguliers. La conséquence est que la communication médecin-patients sera facilitée ! Je souhaite ajouter que l’IA doit rester bienfaisante : pour l’instant cette technologie a une certaine fragilité, il faut donc protéger les données. Avec les données numériques, le respect de la confidentialité est une exigence nouvelle, qui a une dimension éthique chez les soignants et une dimension technique pour l’institution publique hospitalière. Cela étant, on peut attendre du développement de l’IA beaucoup de progrès médicaux et des modifications, surtout positive, du travail médical.
Pour aller plus loin
Pierre-Étienne Heudel, Médecin oncologue au Centre Léon Bérard (Lyon) est à l’initiative du déploiement de l’IA dans son établissement. Il revient sur les enjeux et les limites de son déploiement pour les années à venir.
Les prouesses de l’IA pour mieux comprendre le mésothéliome
Si de nombreuses grandes découvertes scientifiques ont été le fruit de hasards, de concours de circonstances fortuits ou plus largement d’effets de « sérendipité », alors la rencontre inattendue entre le Pr Galateau Sallé et la société Owkin est très prometteuse pour la recherche en oncologie.
Dans le cadre du programme national de surveillance des mésothéliomes (une forme agressive et rare de cancer qui atteint les membranes protégeant certains organes internes comme la plèvre qui entoure les poumons), des prélèvements de tissus de patients suspectés d’être atteints sont envoyés tous les jours au Centre de Lutte Contre de Cancer de Lyon, aux équipes du Pr Françoise Galateau Sallé. Les données générées par l’analyse de ces prélèvements sont enregistrées, pour chaque patient, sur une base de données créée en 1998, nommée MESObank. Caractéristiques démographiques, contextes cliniques, symptômes d’exposition et d’évolution de la maladie, traitements préalables, numérisations des lames … Chaque dossier est constitué d’environ 200 items et ce sont plus de 23000 cas-patients qui sont actuellement enregistrés. Pour s’assurer du meilleur diagnostic possible, une procédure standardisée est actuellement mise en place à l’échelle internationale. Elle nécessite que trois experts qui ne connaissent pas le contexte d’exposition ni le contexte clinique, observent ces prélèvements et – appuyés par des examens complémentaires – posent indépendamment leur diagnostic. Si les trois avis concordent, le diagnostic de mésothéliome est alors confirmé. En revanche, si ceux-ci ne concordent pas, les cas sont réétudiés durant des réunions de « consensus mensuels » au cours desquelles tous les experts se réunissent et discutent de chaque cas en prenant en compte le contexte clinique.
Un cancer rare au cœur des préoccupations de la recherche mondiale en oncologie
Le mésothéliome est une forme très virulente de cancer qui provoque le décès de plus de 1000 personnes par an. Cette maladie encore trop peu maîtrisée est régulièrement au cœur de l’actualité, notamment depuis qu’une corrélation a été établie entre son développement et une exposition à l’amiante. Son caractère très agressif est dû à une faible réponse aux traitements dits conventionnels, en particulier à la chimiothérapie et au fait que le mésothéliome soit difficile à diagnostiquer. Certaines formes de mésothéliomes sont associées à un pronostic de survie dramatique, parfois d’à peine 6 mois après le diagnostic, ce qui peut rendre les interventions chirurgicales inutiles. Aujourd’hui, l’enjeu majeur des médecins et chercheurs est de déterminer le plus précisément possible le type de mésothéliome qu’un patient déclare, puisque cette classification déterminera son pronostic vital et le processus de soin qui conviendra le mieux. Ce n’est pas chose facile, les études entre experts démontrent encore aujourd’hui la difficulté à comprendre et classifier ce cancer.
L’une d’entre elles, réalisée à l’échelle mondiale, a rassemblé les plus grands experts du mésothéliome autour de cas-patients dont le diagnostic n’était pas évident. Pour à peine la moitié des cas, ces experts ont réussi à se mettre d’accord sur la classification, le diagnostic et l’évolution des tumeurs.
En 1998, un centre national référent a été créé à l’initiative de l’institut de veille sanitaire pour certifier le diagnostic de cette pathologie. Aussi, le mésothéliome est depuis 2012 une maladie à déclaration obligatoire, c’est-à-dire que tout nouveau cas doit être notifié par le médecin à l’Agence Régionale de Santé (ARS). Cette obligation, ainsi que l’initiative du centre référent, résultent d’une considération accrue des autorités sanitaires et de la recherche médicale face à la multiplication des cas de « cancers de l’amiante » et sa difficile compréhension.
L’enjeu est donc de taille et la collaboration entre l’équipe du Pr Françoise Galateau Sallé au Centre Léon Bérard à Lyon et la société Owkin* promet d’y apporter des solutions.
Depuis novembre 2017, leur objectif est de développer à partir de données numérisées, une IA permettant de mieux classer les types de mésothéliomes et ainsi mieux prédire le pronostic des patients. Les équipes d’anatomopathologistes du Centre Léon Bérard ont sélectionné 66 cas-patients dont les classifications par le groupe mondial d’experts n’avaient pas été concordantes. La société Owkin qui met en place la conception d’intelligences artificielles spécialisées dans les sujets de santé, a ensuite développé un algorithme capable de déterminer et de classer les formes histologiques de mésothéliomes en se basant sur les échantillons numérises de ces patients. Pierre Courtiol, Data Scientist de la start-up, nous explique qu’ils ont « entraîné » un algorithme nommé MESOnet à chercher le lien entre les images (les formes histologiques) de ces échantillons détenus par le laboratoire et la survie des patients. Ensuite, il a fallu comprendre les formes histologiques détectées par l’algorithme pour finalement permettre de classer les analyses. Tout cela a nécessité un volume important de données à traiter et analyser. Ce sont près de 16 000 lames qui ont finalement été scannées pour entraîner l’algorithme.
La force de la collaboration entre l’équipe du Pr Galateau Sallé et Owkin est d’utiliser ces données sans jamais les faire sortir de la MESObank et de l’hôpital où elles sont stockées. Pour ce faire, les équipes ont mis en place un système très sécurisé pour garantir la protection des données médicales. La société a ainsi mis en place au sein du Centre Léon Bérard un serveur qui analyse les images de lames directement sur place. Ainsi, les données brutes ne quittent-elles pas l’hôpital.
L’IA une révolution pour la biopathologie
Malgré le grand développement actuel de l’intelligence artificielle, le Pr Galateau Sallé avoue :
Pourtant, là où 14 experts étaient nécessaires pour classifier la forme histologique avec une concordance dans une minorité de cas, l’outil développé avec Owkin a réussi à diagnostiquer les cas de mésothéliomes avec une précision de 96% en se basant seulement sur la coloration HES (Hématoxyline Eosine Safran, qui permet de mettre en exergue certaines fibres. Elle accélère et facilite la lecture des lames histologiques). Ensuite, les équipes ont même réussi à associer certaines structures à des survies particulières (données qui seront publiées prochainement dans la revue Nature).
L’IA permet ici d’aider les médecins à poser un diagnostic en analysant une grande quantité de données tout en respectant la protection des données personnelles. Elle permet également d’accélérer le processus de diagnostic car sur des cas très particuliers. Il n’est alors plus nécessaire d’attendre le diagnostic des trois experts indépendants et la réunion de consensus. Le pathologiste n’a plus qu’à vérifier et confirmer le diagnostic posé par l’IA. Si le réseau venait à s’étendre et que d’autres données relatives au mésothéliome étaient conservées dans d’autres hôpitaux, la société serait capable de mettre en place une technique innovante appelée federated learning. Cette technologie permettra à l’algorithme de se déplacer d’un hôpital à un autre pour analyser et faire son apprentissage sur d’autres ensembles de données de patients, tout en permettant aux laboratoires de les conserver et de les sécuriser.
La maladie est de mieux en mieux cernée
Le parcours de soin dans sa globalité ne sera pas impacté par l’irruption de l’IA dans le diagnostic, mais elle sera intégrée comme outils d’aide pour les médecins. Avec des diagnostics plus fiables, plus précis et de meilleures prédictions quant à la survie des patients atteints de mésothéliome, l’IA permettra aux médecins de décider plus sereinement d’un traitement et d’un parcours de soin adapté. Françoise Galateau-Sallé l’affirme « le médecin pathologiste aura toujours le dernier mot ». L’IA pourra lui venir en aide (ou l’assister) particulièrement pour la détection de formes complexes mais il devra obligatoirement vérifier le diagnostic posé avant de le confirmer.