Art - Sciences / Histoire de l'art / Homme - société Article Laboratoire Passages Arts & Littératures (XX-XXI) DDes danses jazz aux danses hip-hop, il n’y a qu’un pas (de charleston) : des racines communes pour des inspirations chorégraphiques multiples ©Tim Bayman/Flickr Camille Thomas Konaté professeure de danse Jazz, responsable pédagogique du Centre de Formation Danse de Cergy, et Frédérique Seyve, Doctorante à l’Université Lyon 2 – Laboratoire Passages XX-XXI, Chargée de développement culturel pour plusieurs compagnies et responsable pédagogique au Centre Chorégraphique Calabash, ont tenu à se rassembler lors de cette co-écriture d’article afin de réfléchir ensemble sur les danses jazz et hip hop. Tout ceci dans une démarche de mise en lumière de l’histoire de ces danses, mais aussi d’analyse des différentes corporéités qui les traversent, sans oublier l’importance que ces pratiques peuvent avoir dans nos sociétés culturelles.La richesse de la culture chorégraphique jazz : un même socle pour trois esthétiques – Contextualisation et historiqueLes danses hip-hop, jazz1 et swing sont connues du plus grand nombre et s’articulent autour d’un patrimoine commun fédérant des communautés identifiées et identifiables. Ces disciplines populaires, parce qu’elles rassemblent, notamment au sein d’une pratique amateure, ont su ces dernières années s’imposer et évoluer sur le territoire français.Ces trois esthétiques ont des racines communes qui découlent de traces restées profondément inscrites dans les mémoires corporelles et affectives des esclaves africains déportés sur le sol américain à partir du XVIIe siècle. À partir de ces traces, une nouvelle culture émerge au sein de laquelle danse, chant et rythmes sont indissociables de la vie collective et quotidienne2. L’évolution des danses dans le temps et l’émergence de nouvelles esthétiques sont donc influencées par celle de la musique et des rythmes.Danses swing, jazz et hip-hop sont apparues dans des espaces collectifs de liberté3, propices au développement de nouvelles gestuelles nées d’échanges entre danseurs. Ces espaces étaient et sont encore multiples. Il peut s’agir de lieux de pratiques informels tels que la rue ou d’espaces festifs, souvent nocturnes, tels que les juke house, par exemple, dans le sud des États-Unis4. Pour la période swing des années 30-40, nous pouvons citer le célèbre dancing Savoy Ballroom (Harlem, New York) et son “coin des chats” où les meilleurs danseurs se défient et élaborent les évolutions de leur stylistique. Concernant les danses hip-hop, plus proches de nous dans le temps et l’espace, citons des lieux de pratique comme le Bataclan, La Grange aux Belles ou le Djoon en région parisienne5. Jeunes et moins jeunes s’y retrouvaient entre amis pour danser ensemble et mettre en avant leur talent aux yeux des autres participants de la soirée ou de l’après-midi avec le développement du jazz rock, stylistique méconnue de beaucoup qui fait pourtant le lien entre danses vernaculaires jazz et hip-hop.Les danses swing sont et restent des danses sociales, alors que la danse jazz, ou dite modern jazz (notamment par le fait qu’elle ne se pratique plus forcément sur la musique du même nom), se développe essentiellement au sein de lieux institutionnels (MJC, conservatoires, écoles privées ou centres de formation) ou est liée au monde de la compétition. Et, même si cela reste un vaste sujet, n’écartons en rien l’espace scénique où ces stylistiques ont entièrement leur place. Le hip-hop, lui, a su rester en lien avec ses origines de danses sociales et populaires, mais aussi s’imposer sur les scènes internationales quitte à tendre parfois vers une fluidité de corps plus en lien avec l’esthétique contemporaine. Nous en avons l’exemple avec Zéphyr, de Mourad Merzouki (danseur et chorégraphe français de danse hip-hop et de danse contemporaine).Que ce soit de manière visible ou invisible, c’est à dire plus ou moins assumé de la part des chorégraphes, les danses hip-hop, swing et jazz représentent aujourd’hui une source d’inspiration inépuisable pour la création y compris pour la danse contemporaine6. Ce passage de la salle de danse, du ballroom ou de la rue à la scène entraîne bien sûr des différences de perceptions considérables pour les danseurs comme pour les spectateurs.Quel que soit leur contexte et les personnes qui les pratiquent, ces danses savent entretenir une certaine magie de l’effervescence, mais aussi un pouvoir indescriptible de plus en plus rare de nos jours : celui de fédérer et de rassembler. La sollicitation des sens, l’importance de la relation à la musique, les revendications que portent ces esthétiques ou leur côté performatif permettent aux pratiquants de repousser leurs limites. Tant celles des créateurs par les métissages interdisciplinaires à créer, que des artistes à pousser l’engagement corporel, que des spectateurs ou danseurs amateurs à être toujours aussi nombreux.Le charleston à travers les âges comme exempleFondamentalement liées par leur histoire commune, danses swing, jazz et hip-hop sont imbriquées les unes aux autres comme des évolutions logiques en lien avec la société et le progrès. Afin d’argumenter notre réflexion sur l’émergence et l’évolution de pas spécifiques selon les époques, nous avons décidé de partir de l’exemple du charleston. Pratiqué par la population noire de la ville de Caroline du Sud qui lui donne son nom, il figure dans plusieurs spectacles de Broadway dès 1922 et connaît la consécration en 1923 dans les Ziegfeld Follies.Il va alors se répandre dans les salles de bal de la communauté blanche et susciter un engouement mondial7 jusqu’en France, avec Joséphine Baker dans la Revue Nègre présentée à Paris en 1925.Le charleston intervient dans une période de révolution sociale, de renouveau et de liberté, notamment pour la femme après une seconde guerre mondiale traumatisante. Cette danse révolutionnaire des années 20 repose sur une grande vélocité du bas des jambes grâce, notamment, aux genoux pliés, l’utilisation de l’en-dedans et de l’en-dehors dans une rapidité intense, avec une pointe de pied qui simule un écrasé de cigarette. Ceci sans oublier la distinction de mouvement entre partie haute et partie basse du corps pour permettre notamment une expression du visage (yeux roulants, sourire, mimiques …), qui a su rester présente au fil des années. Le corps est totalement engagé, car elle sollicite l’articulation de la hanche dans les mouvements de rebond (caractéristiques des danses swing), mais aussi le haut du buste, bras compris, qui accompagne cette trépidation rythmique. Contrairement au cake walk8 fondé sur une marche, le charleston se danse sur place de manière saccadée et très syncopée. Les mouvements symbolisent une certaine angularité et induisent à la fois dissociation et coordination de tout le corps. Le charleston se danse seul comme le shimmy, et en cela il bouscule les codes des danses de société de l’époque.Souvent en face à face avec ou sans contact, il sollicite tout de même une interaction communautaire sans hiérarchie entre les partenaires, reprenant ainsi les codes du jazz.Même si le charleston reste le symbole des années folles et de l’émancipation des femmes, il va être concurrencé par le black bottom et supplanté par les danses swing dans les années 40. Néanmoins, son histoire ne s’arrête pas là. Il va connaître plusieurs résurrections. Vers 1950 il sera baptisé charley bop et dansé au rythme du rock’nroll. Tout comme la musique, la danse jazz évolue avec son temps en interaction avec la société. Or, il est intéressant d’étudier comment ce pas de danse a su s’adapter à son époque tel un caméléon intemporel.Le charleston au sein de la culture hip hop : pas de danse fondateur et héritageLe contexte lié à l’arrivée du hip-hop dans les années 70, et notamment celle du breaking au sein des premières Block Party organisées à New York par les communautés noires américaines sur des sonorités funk ou soul, rappelle celui dans lequel ont émergé les danses jazz. L’essor de la culture hip-hop est rapide. Elle arrive en France dans les années 80 et, tel un raz de marée, s’impose en soirée, engloutissant sur son passage les rythmes et les danses à la mode, à l’instar du jazz rock, par exemple. Quoi qu’il en soit, partout où les danses hip-hop se développent, le lien avec les danses jazz, sur lesquelles elles fondent leur ADN (racines africaines, pratique sociale, recherche d’une signature personnelle, mode de revendication), est indiscutablement présent. Voilà pourquoi nous y retrouvons notre pas de charleston avec, cette fois, une énergie plus détendue.Moncell Durden, universitaire et professeur de danse hip-hop aux États-Unis, travaille à la valorisation de ces danses vernaculaires jazz comme héritage pour la danse hip-hop et démontre que le charleston est toujours présent dans cette stylistique. Le passage de l’en-dedans à l’en-dehors est moins prononcé, l’énergie plus cool, mais le lien au sol très présent notamment à travers ce que l’on nomme le bounce, caractéristique fondamentale de la danse hip-hop des années 90. Moncell Durden fait ressortir cette analogie entre les deux genres en reprenant une dizaine d’autres pas empruntés aux danses jazz vernaculaires comme le stomp off ou le twist. L’appropriation de ces pas par les danseurs hip-hop implique simplement une stylisation nouvelle. La danse jazz reste donc bien présente dans le genre hip hop et le reconnaître permet de mieux en cerner l’histoire.Les danses swing : retour aux sourcesLe chemin du charleston ne s’arrête pas là. En effet, on le retrouve également dans des compétitions de danses swing. Ces disciplines ont retrouvé un engouement tout particulier sur le territoire national, européen et mondial, depuis une dizaine d’années. Des concours sont organisés afin de valoriser les meilleurs danseurs comme autrefois. C’est le cas de la Savoy Cup où les danseurs français ne sont pas en reste.Aussi, les concours de charleston sont encore nombreux à travers le monde et suscite un engouement :Le charleston et la terminologie jazz comme inspiration au sein de la création chorégraphique française…Quant à la danse dite modern jazz, elle s’est quelque peu détachée dans un premier temps des danses vernaculaires pour aller à la fois vers l’académisme, mais aussi vers la création savante ou en lien avec le monde du divertissement (télévision, cinéma…). Elle s’est aussi éloignée de la musique jazz pour des sonorités plus actuelles. Néanmoins, elle ne les a pas oubliées pour autant puisque les petits pas issus des danses sociales swing font partie de son vocabulaire. La terminologie jazz ainsi constituée favorise la transmission d’un héritage aux jeunes générations au travers des cours et de la création. Des ouvrages résument d’ailleurs cette terminologie dans l’apprentissage du diplôme d’état de professeur de danse jazz et des travaux de recherche portés par Vivien Visentin et Aurore Faurous9, sont actuellement menés à ce sujet.Au sujet de l’utilisation de la terminologie au sein de la création jazz, la Compagnie PGK illustre bien ce fait dans sa dernière pièce The Spirit of Swing, où la présence de solis réactualisent avec finesse quatre personnalités de la danse jazz comme Joséphine Baker et son célèbre charleston, ainsi que Jack Cole, Gwen Verdon et Earl Snakehips Tucker, ceci sans porter le poids du passé, mais seulement comme socle solide pour tendre vers une certaine contemporanéité dans le traitement créatif. Cette création emploie régulièrement le vocabulaire issu des danses vernaculaires, dont le charleston, tout en le rendant actuel (c’est le cas dans le solo de Magali Vérin, danseuse de la Compagnie PGK). Il est traversé par des corps de danseurs qui déconstruisent ces petits pas en permettant à la danse d’être en perpétuelle évolution.>> Pour illustrer :Joséphine Baker (1906-1975)Jack Cole (1911-1974)Gwen Verdon (1925-2000)Earl Snakehips Tucker (1906-1937)… jusqu’à la création chorégraphique internationale pour une présence de la danse jazz vivanteNous avons tendance à valoriser davantage les territoires européens et américains lorsque nous parlons de l’évolution de ces esthétiques. Cependant, il ne faut pas oublier l’héritage africain de cette histoire, même si elle porte le poids de l’esclavage. D’un point de vue stylistique, il est flagrant que ce continent lie parfaitement les deux autres. Ceci est frappant dans le travail du collectif sud-africain Via Katlehong, créé en 1992 pour lutter contre la criminalité à la suite de l’Apartheid.Cette compagnie fait très bien le lien entre le passé et notre monde chorégraphique actuel. Son répertoire s’inspire de danses traditionnelles telles que la pantsula, le gumboots, mais aussi des steps, des claquettes et des percussions corporelles entremêlés à la modernité des danses urbaines portées par les jeunes générations de danseurs. Ainsi, dans Via Sophiatown (et notamment à la dixième minute trente du reportage) nous pouvons à la fois constater l’influence culturelle américaine des années 40 sur l’Afrique du Sud, mais aussi cette mixité d’esthétiques dans le solo gumboots.La création Via Injabulo vient exacerber la présence des danses urbaines et renforcer notre argumentaire de l’analogie des pas de danses jazz vernaculaires à la danse hip-hop notamment avec de nouvelles œuvres créées par des chorégraphes comme Amala Dianor.Ce que nous retiendrons en parlant de ces différentes esthétiques jazz, swing, modern jazz ou hip hop, c’est l’envie communautaire de rassembler par la danse comme un besoin, une nécessité, une survie, une rébellion de l’âme et ce, peu importe le contexte culturel. Ce qui explique qu’elles remportent, malgré les années qui passent, tous les suffrages des spectateurs, mais aussi de jeunes danseurs toujours aussi présents. Ces danses sont comme le phœnix : elles savent renaître de leurs cendres d’une manière nouvelle sans oublier leur essence première, animer une envie de vivre et de s’exprimer malgré tout avec humilité et en sachant souvent s’éclipser sans s’effacer, pour faire place à un renouveau. Nous sommes donc certaines que d’autres charlestons sauront enflammer de nouvelles pistes de danses.Un article écrit par Camille Thomas Konaté et Frédérique Seyve, pour Pop’Sciences – 1er mars 2023——————————————————————-Notes[1] Précisons que l’emploi des termes danses jazz, danses swing réfère aux danses vernaculaires des années 20 à 40, et que celui de modern jazz fait référence à l’esthétique née à partir des années 50 (emprunt à la fois des danses vernaculaires et des techniques modern, classique et autres métissages).[2] SEGUIN Éliane, Histoire de la danse Jazz, Édition Broché, 2002.[3] Terme développé par Camille Thomas dans son mémoire de fin d’études pour le Certificat d’Aptitude au CNSMD de Lyon intitulé : investir des espaces collectifs de liberté pour développer sa danse: regard croisé sur l’apprentissage des danses jazz et hip-hop.[4] COUGOULE Odile, Enseigner la danse jazz, Ouvrage collectif sous la direction d’Odile Cougoule avec Patricia Greenwood Karagozian, Daniel Housset et Cathy Grouet, Collection Cahiers de la Pédagogie, Édition Centre National de la Danse, 2007.[5] Entretiens de P. Almeida, mai 2022 et J-C. Marignale, janvier 2022, menés dans le cadre du même mémoire de fin d’études de Camille Thomas Konaté.[6] La danse contemporaine s’est développée en Europe surtout dans les années 1970, sous plusieurs influences, notamment la « Nouvelle Danse française ». Ce courant voulait se détacher de la danse moderne américaine, et de l’influence de l’Opéra de Paris sur la scène artistique française. En Allemagne, on peut notamment citer Pina Bausch et son travail sur la danse-théâtre, ou encore Mary Wigman, pionnière dans la danse expressionniste. La danse contemporaine en Europe reste actuellement une scène riche avec une multitude d’artistes d’horizons variés. Source Numéridanse – Théma Les danses contemporaines européennes .[7] Article écrit par Daniel Housset dans un document pédagogique remis aux stagiaires de la formation au Certificat d’Aptitude du professeur de danse jazz au CNSMDL.[8] Danse populaire afro-américaine née dans le sud des États-Unis vers 1850 et importée en Europe en 1900.[9] Vivien Visentin est danseur, chorégraphe, enseignant au conservatoire de Troyes en danse jazz et formateur au D.E, diplômé du C.A. Aurore Faurous est danseuse, chorégraphe, enseignante en danse jazz au conservatoire de Clichy sous Bois et actuellement en formation au Certificat d’Aptitude au CNSMDL.PPour aller plus loinAutour de la terminologie de la danse jazz :> Terminologie & danse jazz> Facebook Terminologie & Danse JazzDanses traditionnelles sud-africaines :> Danse sud-africaine : la culture de la pantsula perpétue l’histoire> Danse Gumboot à Kliptown, township de Johannesburg – Afrique du Sud