Pop’Sciences répond à tous ceux qui ont soif de savoirs, de rencontres, d’expériences en lien avec les sciences.

EN SAVOIR PLUS

Ressources

Écologie - agronomie - développement durable - énergie / Homme - société

Article

ENS de Lyon|The Conversation

LLa « valse » des mers sous-glaciaires en Antarctique, ce phénomène méconnu qui pourrait accélérer la montée des eaux | The Conversation

©Josh Landis - National Science Foundation

Sur nos planisphères centrés sur les latitudes habitées, on ne remarque pas à quel point l’Antarctique et les mers australes sont centraux… pour la circulation océanique, et donc pour l’adaptation du système Terre au changement climatique. Et pourtant, ils pourraient être le siège de modifications irréversibles, les fameux « points de bascule » climatiques.

Alors que nos émissions de gaz à effet de serre s’accumulent dans l’atmosphère et provoquent une augmentation des températures moyennes de notre planète, les glaces des pôles fondent et se déversent dans les océans à un rythme effréné. Cela a pour effet d’accélérer la montée du niveau des eaux : alors qu’elle était de 1,3 millimètre par an entre 1901 et 1971, elle a été mesurée à 3,7 millimètres par an entre 2006 et 2018. Cependant, les projections de niveau des eaux pourraient être sous-estimées du fait de phénomènes physiques amplifiant la fonte des glaces.

L’Antarctique est un continent couvert d’immenses glaciers qui glissent vers la mer sous l’effet de leur propre poids. Lorsqu’ils atteignent la mer, ils continuent leur écoulement et flottent alors à la surface de l’eau : c’est ce qu’on appelle des plates-formes de glace. De grandes superficies d’eaux (pouvant atteindre jusqu’à la taille de la France) se retrouvent couvertes par ces épaisses couches de glace, formant des mers sous-glaciaires. Or, ces dernières sont suspectées de pouvoir se réchauffer brutalement, fragilisant les plates-formes qui limitent l’écoulement des glaciers.

L’impact de la fonte de ces plates-formes sur la montée du niveau des eaux serait bien sûr important, car cela déstabiliserait le glacier en amont sur la roche, mais il faut aussi souligner que le rejet massif d’eaux de fontes dans l’océan Austral pourrait perturber la circulation globale de l’océan, et avoir des effets qui se répercutent jusqu’au nord de l’océan Atlantique.

l’océan Austral communique avec beaucoup d’autres océans

Circulation océanique globale. Les chemins bleus représentent les courants profonds alors que les chemins rouges représentent les courants de surface. Le courant circumpolaire Antarctique, qui fait le tour du continent Antarctique, relie tous les autres océans et joue donc un rôle clé dans cette circulation globale | Adapté et traduit de Wikipedia, Fourni par l’auteur

En effet, en raison de sa position centrale, l’océan Austral est une pièce clé du système climatique. Il est constitué d’un ensemble de mers continentales accolées aux côtes de l’Antarctique, ainsi que du courant circumpolaire antarctique, forcé par de puissant vent d’Ouest entre les 60e et 80e parallèles de l’hémisphère sud. Ce courant contrôle la remontée d’eaux chaudes profondes issues des océans tropicaux atlantique, pacifique et indien vers l’Antarctique, les amenant jusqu’aux mers continentales où se joue la fonte des glaces.

La sensibilité de la fonte des glaces à la température des mers sous-glaciaires

En Antarctique, la fonte des plates-formes glaciaires est essentiellement due à la chaleur transmise par les mers sous-glaciaires. Aussi, la température de l’eau sous la glace est déterminante dans l’estimation de la vitesse de fonte. Plus précisément, c’est l’écart entre la température de solidification de l’eau de mer (autour de -2 °C car elle est salée) et la température de la mer sous-glaciaire qui importe.

Ainsi, une eau de mer qui se réchauffe de -1 °C à 0 °C double l’écart au point de solidification, ce qui a des conséquences considérables sur la fonte.

Deux types de masses d’eaux peuvent pénétrer dans les cavités sous-glaciaires. Premièrement, des eaux chaudes profondes d’origine tropicale, dont les températures sont généralement comprises entre -1 °C et 2 °C. Deuxièmement, des eaux de surfaces froides, en contact avec la glaciale atmosphère polaire, ayant des températures variant de -2 °C à -1 °C. L’infiltration d’eaux chaudes dans les cavités sous-glaciaires entraînerait l’amincissement puis la disparition des plates-formes de glace. Les glaciers continentaux qu’elles retiennent, comme le bouchon d’une bouteille couchée retient le vin, seraient alors libres de se déverser rapidement dans les eaux polaires.

les mers sous glaciaires, version chaude et version froide

Coupe latérale de l’océan à proximité des plates-formes de glace. Sur la figure (a), la formation de banquise fait couler les eaux de surface froides qui empêchent les eaux profondes chaudes de pénétrer sur le plateau continental. Sans formation de banquise en revanche, sur la figure (b), les eaux chaudes profondes sont capables de remplir la cavité sous-glaciaire et donc d’augmenter la fonte sous la plate-forme. Adapté et traduit de The Sensitivity of the Antarctic Ice Sheet to a Changing Climate : Past, Present, and Future, Noble et coll., Reviews of Geophysics, 2020 | Fourni par l’auteur

Cependant, l’intrusion d’eaux chaudes dans les mers sous-glaciaires n’est pas forcément fatale. En Antarctique de l’Ouest, ces eaux denses réussissent à atteindre et faire fondre la partie profonde des plates-formes glaciaires, forçant le recul des glaciers. Mais en Antarctique de l’Est, cette même tentative est souvent contrecarrée par la formation de banquise due à la présence de vents froids en surface. En effet, lors du gel de l’eau de mer, seule l’eau se transforme en glace laissant en surface des quantités élevées de sel. Ainsi, ces eaux froides de surface deviennent de plus en plus denses et coulent au fond de l’océan, remplaçant les masses d’eau chaudes et diminuant grandement la fonte sous les plates-formes glaciaires.

Le réchauffement climatique pourrait provoquer une bascule irréversible en empêchant les eaux froides de surface de couler

Récemment, des études scientifiques ont suggéré que le changement climatique pourrait favoriser le basculement de cavités froides vers des conditions chaudes. En effet, un changement des vents ou une augmentation de la température de l’atmosphère pourrait diminuer la formation de banquise et donc d’eau dense capable de couler.

Une telle transition serait déjà potentiellement à l’œuvre au niveau de la plate-forme de Dotson, où l’observation de variation de températures et de salinité de l’océan pourrait être la signature d’un changement de régime. En Antarctique de l’Est, des simulations numériques montrent que la cavité de Filchner-Ronne pourrait se remplir d’eaux à -1 °C plutôt qu’à -2 °C comme c’est le cas actuellement. Un passage en conditions chaudes accélérerait la disparition de cette plate-forme qui retient 10 % du volume de glace en Antarctique, susceptible d’augmenter le niveau de la mer de plus de 5 mètres.

Une des craintes associées à ce type de transition est la non-réversibilité du processus. En effet, lorsque des flux d’eaux chaudes pénètrent la cavité, la fonte accrue de la plate-forme provoque la formation d’eau douce moins dense qui va se retrouver en surface, qui elle ne coulera pas pour remplacer les eaux chaudes en profondeur. On se retrouve face à ce qu’on appelle un point de bascule climatique : à partir d’un certain seuil de modification du climat, ces cavités glaciaires peuvent se remplir brutalement d’eaux chaudes, irréversiblement.

La turbulence dicte le mélange des eaux chaudes et froides mais reste mal comprise

À l’heure actuelle, ces changements de régime restent incertains. En effet, les modèles climatiques globaux décrivent mal la physique du mélange des eaux de fonte avec l’eau de mer. Ce mélange se produit par le mouvement désordonné et chaotique de l’eau à petite échelle, qu’on appelle la turbulence. Pourtant, c’est ce mélange qui est à l’origine de cette valse entre les eaux de surfaces et les eaux profondes. En particulier, c’est la turbulence qui dicte la fonte basale de la plate-forme, qui alimente en eau peu salée et froide les eaux de surface, puis l’intensité de la plongée de ces eaux de surface, chargées en sel, par gravité.

Prédire le taux de fonte basale des plates-formes glaciaires nécessite de savoir si l’eau de fonte, froide, reste en contact avec la glace pour former une couche isolante ou si, au contraire, elle est évacuée au fur et à mesure de la fonte et fait place à une eau océanique plus chaude. Et cela dépend de nombreux paramètres : la salinité, la température, la turbulence océanique et la géométrie de la plate-forme.

Prenons l’exemple d’une plate-forme glaciaire plate, flottant sur une masse d’eau chaude salée au repos. L’eau chaude transfère sa chaleur à la glace par diffusion, qui se met à fondre. L’eau de fonte étant plus douce, elle est moins dense et reste prise en sandwich entre le toit formé par la plate-forme et l’océan salé. Elle remplit ici effectivement son rôle d’inhibiteur de la fonte. Mais si on ajoute un courant marin suffisamment puissant, alors le mélange des deux masses d’eau est activé par turbulence et cette couche protectrice disparaît. De même, si la plate-forme glaciaire n’est plus plate mais inclinée, alors l’eau de fonte va se mettre à remonter le long de la pente du fait de sa légèreté et là encore exposer directement la glace à la chaleur de l’océan.

La plongée d’eau dense (salée) est similairement difficile à prédire car la turbulence peut jouer dans les deux sens. D’une part, un mélange vertical peut entraîner vers le bas la couche d’eau froide superficielle. D’autre part un mélange latéral – toujours par turbulence – des eaux de surface avec des eaux moins denses au large pourrait les alléger et empêcher leur plongée profonde.

Trois approches pour comprendre la fonte au-dessous des plates-formes de glace

Certaines études se concentrent sur la collecte de données de terrain, en réalisant des bilans de masse par observations satellites ou en allant sur place pour sonder la salinité, la température et la vitesse des courants sous les plates-formes glaciaires. Ces expéditions sont coûteuses et donnent accès à des informations éparses mais sont capitales pour connaître la réalité de terrain en Antarctique.

Au Laboratoire de Physique de l’ENS de Lyon, nous tentons de reproduire et compléter ces observations en réalisant des simulations numériques haute résolution, en fournissant alors une prédiction du comportement des plates-formes et des écoulements associés. Cependant, certains phénomènes sont encore trop coûteux numériquement pour être résolus. C’est pourquoi nous développons aussi des expériences physiques, dans l’environnement contrôlé du laboratoire pour isoler et étudier ces phénomènes.

Les auteurs : Louis Saddier, Doctorant en physique du climat, ENS de Lyon ; Brivaël Collin, Doctorant en mécanique des fluides, ENS de Lyon ; Louis-Alexandre Couston, Enseignant-chercheur en mécanique des fluides et océanographie polaire, ENS de Lyon

Cet article est republié sous licence Creative Commons.

>> Lire l’article original :

The Conversation


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.The Conversation