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«« Enfances inégales » : des États-Unis à la France, regard sur les dynamiques de reproduction sociale | The Conversation

© Jupi Lu de Pixabay

Les recherches en sciences sociales qui se penchent sur les conditions de vie des enfants en se plaçant à leur hauteur restent relativement rares. Cet état des lieux rend d’autant plus précieuses les analyses de la sociologue Annette Lareau dont l’ouvrage Unequal Childhoods. Class, Race and Family Life, publié en 2003, vient d’être traduit en français. En quoi ce classique des sciences sociales américaines nous donne-t-il des clés pour comprendre la genèse des inégalités dans l’Hexagone ?

À partir de la fin du Moyen-Âge, les sociétés occidentales ont progressivement, et de plus en plus largement, considéré l’enfance comme une période à part, comme un moment qui doit être protégé des contraintes ordinaires adultes, une sorte d’âge d’or qu’il faudrait s’attacher à promouvoir ou à retrouver.

Ce développement du « sentiment de l’enfance », pour reprendre la belle expression de Philippe Ariès, a eu pour conséquence de faire sortir les enfants du monde des adultes et donc des analyses sociologiques. Dans celles-ci, ils restent encore trop souvent perçus à travers les regards des parents ou des éducateurs, comme de simples destinataires de pratiques de soin ou de stratégies de reproduction sociale.

Les recherches en sciences sociales francophones qui se sont réellement penchées sur les conditions de vie et d’éducation des enfants, en se plaçant à leur hauteur, ont été relativement rares, et ce malgré l’existence de nombreuses politiques familiales qui enjoignent les parents à mettre leur progéniture au centre de leur attention et de leurs préoccupations.

Dans ce contexte, traduire en français l’ouvrage d’Annette Lareau, Unequal Childhoods, plus de 20 ans après sa sortie aux États-Unis, est d’une absolue actualité. L’ouvrage a été maintes fois primé. Il a été récompensé à trois reprises par l’American Sociological Association par les comités de recherche suivants : childhood and youth, culture and family. Il a également été très largement salué par la presse généraliste outre-Atlantique. Et il nous apporte aujourd’hui encore des clés de compréhension précieuses sur la construction des inégalités entre individus.

Envisager la famille comme foyer des inégalités

Ce sont donc plus de vingt ans et un océan qui séparent la version originale de sa traduction intitulée Enfances inégales. Si ce décalage temporel et géographique peut interroger, les résultats et interprétations de l’auteure demeurent d’une grande actualité, du point de vue tout d’abord de sa thématique.

Alors que la question des inégalités refait surface avec force dans l’ensemble des pays occidentaux, elle se pose de manière différente pour les enfants, qui n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes sensibilités que les adultes. Aussi, rendre compte et comprendre la genèse de ces inégalités est (re)devenu crucial, notamment dans un pays comme la France au sujet duquel l’OCDE a signalé qu’il fallait à un enfant six générations pour sortir de la pauvreté (contre cinq en moyenne dans les autres pays membres).

En France, l’étude des primes inégalités s’est, pendant longtemps, principalement concentrée sur l’école et les chances de vie inégale qu’elle offrait aux élèves en fonction de leurs origines sociales. Le rôle et le poids de la famille n’étaient pas étudiés directement. Ils étaient saisis de façon implicite et détournée à partir du volume de ressources économiques et culturelles des parents, qui était généralement mesuré par leur niveau de revenus, leur niveau de diplôme, leur profession, leurs pratiques culturelles, ou encore le nombre d’objets artistiques possédés. Par comparaison, les pratiques parentales liées à la vie ordinaire ou scolaire des enfants ont été moins investiguées.

Or, nous dit Lareau, la famille constitue le véritable foyer des inégalités : elle est le premier (et incontournable) lieu où se (re)produisent des manières de faire, d’être et de penser qui n’ont pas la même légitimité, ni le même rendement scolaire et social. Plus précisément, Lareau souligne que les inégalités prennent naissance dans les plus petits actes et gestes du quotidien, qui traduisent des stratégies éducatives et des répertoires culturels socialement situés, notamment face aux institutions et à leurs représentants.

Savoir parler au médecin, se sentir autorisé à donner son avis à l’école, se sentir légitime à mobiliser un adulte en cas de problème et savoir le faire de la bonne manière afin d’obtenir une réponse appropriée à ses attentes, sont autant de comportements liés aux modes d’éducation et aux places qu’on accorde aux enfants. En d’autres termes, les relations parents-institutions et parents-enfants marquent durablement les rapports au monde des enfants et des jeunes et pèsent sur leur trajectoire future.

Comprendre comment les inégalités s’articulent entre elles

Enfances inégales se distingue ensuite par l’actualité de son approche. Dans le contexte états-unien des années 2000, principalement préoccupé de discriminations et d’inégalités raciales, Annette Lareau innovait par la mise au jour du poids prépondérant de l’origine sociale dans la hiérarchisation du monde.

Dans le contexte français des années 2020, où l’analyse des inégalités liées à la stratification sociale est première, la lecture de ce texte apporte des éléments féconds pour comprendre comment les inégalités de classe et de race s’articulent plus qu’elles ne s’opposent. De plus, l’écriture narrative de l’auteure rend toute leur épaisseur et leur complexité aux rapports entre les enfants et leur entourage en restituant des observations ethnographiques précises, détaillées et de longue durée.

« Unequal Childhoods/Enfances inégales », 20 ans après, des deux côtés de l’Atlantique (Conférence le jeudi 17 octobre 2024 à l’université Paris Cité).

Annette Lareau montre ainsi comment les parents de classes moyennes, qu’ils soient noirs ou blancs (nous reprenons ici les termes utilisés par l’auteure), s’engagent dans une « mise en culture concertée » (concerted cultivation), c’est-à-dire dans un style éducatif destiné à nourrir et valoriser les compétences et les talents des enfants. Ceux-ci se sentiront ensuite plus légitimes à défendre leur propre point de vue dans les environnements institutionnels et face aux adultes qui les incarnent.

En contrepoint, elle révèle que les familles des classes populaires et les familles pauvres, noires ou blanches là encore, s’appuient sur ce qu’elle nomme la « réussite de la pousse naturelle » (accomplishment of natural growth), dans lequel l’objectif de la socialisation de l’enfant est, au jour le jour, d’assurer les conditions matérielles d’une vie décente (nourriture et logement en priorité) dans un contexte de forte intériorisation des contraintes institutionnelles.

Scruter les dynamiques quotidiennes

Enfances inégales se démarque enfin par l’actualité de son regard. On y retrouve les échos bien connus des discours sur les « petits travailleurs » enfantins aux agendas de loisirs surchargés, organisés par des parents – et surtout des mères – surinvestis, qui cherchent tant le développement personnel de leur enfant que le rendement – espéré positif – de l’incorporation précoce d’attributs valorisables dans divers espaces de la vie future.

On y retrouve aussi une attention aux dynamiques des familles populaires qui, comme le dit Annette Lareau elle-même, ne font pas moins famille, mais le font différemment. Dans leur cas, les efforts pour assurer le bien-être des enfants passent moins par l’accompagnement et l’organisation de leur quotidien (chargé) que par le fait de leur garantir les moyens matériels pour grandir dans les meilleures conditions possibles.

On y retrouve enfin une attention aux apprentissages de la langue et une mise en lumière des modalités, variables selon les familles, de maîtrise des registres linguistiques ajustés aux différents types d’interactions sociales tout autant que des variations du « droit de parler » des enfants, dans le quotidien « banal » de leurs vies, à la maison, en classe, en voiture durant les trajets quotidiens, chez le médecin, aux fêtes de famille et lors des activités de loisirs.

Il est très rare de disposer d’une observation aussi fine de l’ensemble des situations qui font le répertoire culturel des enfants dans chaque catégorie sociale. Cela valait bien (enfin) une traduction !The Conversation

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