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OOrthorexie : quand manger sain dessert l’équilibre de l’individu | #7 Dossier Pop’Sciences « Santé mentale : entre pathologies et bien-être »

Untitled, 1907 in Christie’s / ©Christie’s – Wikimedia Commons

Si la psychologie et la psychopathologie cliniques d’orientation psychanalytique ont traditionnellement pour objet l’étude de l’Homme, sa personnalité, son équilibre psychique et ses souffrances subjectives, force est de reconnaître que la frontière est parfois bien ténue entre ce qui relève du normal et du pathologique1. Le souci particulièrement exacerbé en France aujourd’hui du « bien manger », autrement dit le souci d’une alimentation saine, en constitue une illustration.

 

Un article de Nathalie Dumet, Psychologue clinicienne et psychanalyste, rédigé
pour Pop’Sciences – 29 février 2024

Qu’est-ce que l’orthorexie ?

Du grec « ortho » qui veut dire droit, correct, exact et de « orexis », qui signifie appétit, l’orthorexie est l’appellation consacrée pour désigner la préoccupation à l’endroit d’une alimentation équilibrée (soit, correcte pour la santé) qui, chez certains individus, peut virer à l’obsession (à la folie…) au point d’entraîner des comportements bizarres, inadaptés2 et surtout un retrait socio-relationnel majeur. Elle peut même devenir une véritable addiction. Certes, d’aucuns penseront qu’il vaut sans doute mieux une addiction à la nourriture saine plutôt qu’une addiction à la « junk food » et a fortiori à d’autres substances nettement plus toxiques. Pourtant, et quel que soit l’objet de dépendance, si problématique addictive il y a, celle-ci révèle assurément l’existence de conflits, d’angoisses, de souffrances, bien souvent méconnus, impensés pour ne pas dire déniés chez les sujets concernés.

Le souci de la rectitude alimentaire n’est pas récent3 ; il a toutefois fait son apparition avec force sur la scène médico-sociale depuis une petite trentaine d’années. Ce qui souligne son lien étroit avec des réalités et facteurs d’environnement – on y reviendra. On doit en général au médecin américain Steven Bratman la première description de ce phénomène, en 1997 aux USA (Bratman, Knight, 2000), sous le terme d’« orthorexia nervosa » (orthorexie nerveuse). L’expression ne manque pas de résonner immédiatement avec de graves troubles des conduites alimentaires bien connus que sont l’anorexie mentale (« anorexia nervosa ») et la boulimie nerveuse (« bulimia nervosa »). En effet, des conduites orthorexiques ne sont pas rares dans le tableau psychopathologique de l’anorexie4 (traque du gras, du sucre, contrôle et limitation des incorporations…). L’orthorexie peut aussi précéder, accompagner l’anorexie, la boulimie, les remplacer, leur succéder, ou ne pas du tout leur être liée. Ce qui montre la multiplicité des formes que peut prendre cette conduite, au point qu’il soit préférable de parler de « la clinique des orthorexies » (Chapy, 2023), lesquelles s’étendent donc le long d’un vaste continuum allant du normal au (psycho)pathologique.

Nature morte,1905, in the Yale University Art Gallery / ©Yale University Art Gallery – Wikimedia Commons

À l’origine de l’orthorexie…

Le phénomène orthorexique, de par nombre de ses caractéristiques, est particulièrement intéressant ici pour discuter de la santé, repenser sa définition même, sous l’angle des apports de la psychologie et de la psychopathologie cliniques.

Tout d’abord, il est impossible de superposer santé physique et santé mentale, les deux ne vont pas forcément de pair. Il faut de plus ajouter que ce qui peut contribuer à l’équilibre somatique du sujet peut parfois résulter chez lui de mécanismes ou mobiles hautement psychopathologiques (et inversement). En témoigne justement l’orthorexie : comportement manifeste sensé, rationnel, au service d’un objectif vertueux, le maintien du sujet en bonne santé. Un comportement attestant même d’une remarquable assimilation des recommandations médico-diététiques en vigueur, à savoir : manger équilibré, manger moins gras, moins sucré, moins salé, etc., contrôler ses ingestas, son poids (voire plus largement toutes ses conduites…). Celui-ci peut néanmoins traduire et relever d’angoisses et de conflits psychiques inconscients et ignorés du sujet lui-même, mais trouvant alibis voire rationalisations sur la scène sociale elle-même. En effet, cette peur observée aujourd’hui dans l’assiette (Fishler, 2001) trouve assurément certains de ses fondements sinon justifications dans les nombreux scandales survenus dans le monde agroalimentaire : épidémie de grippe aviaire, scandale de la vache folle, tromperies du consommateur5, découverte des perturbateurs endocriniens…

Mais peut-on s’en tenir à une seule lecture socio-collective pour expliquer cette peur ?

Face aux mêmes diktats alimentaires, tout le monde ne développe pas cette préoccupation à outrance pour la nourriture dite saine. L’obsession d’une nourriture saine témoigne donc d’une peur chez le sujet. Il s’agit d’une peur envahissante, ayant élu spécifiquement domicile sur la sphère nutritionnelle. À ce titre, l’orthorexie constitue une phobie alimentaire, témoignant des difficiles relations existant entre le sujet et le monde qui l’entoure.

Comme les études psychologiques le révèlent, elle est plus précisément révélatrice d’un manque de sécurité interne, d’un manque de confiance pour ne pas dire encore de la méfiance envers ce qui est étranger au sujet, ce qui provient de l’autre, de la réalité extérieure et de la nécessité concomitante, en conséquence, pour l’individu de garder maîtrise et contrôle, sur soi comme sur tout ce qui n’est pas soi et a fortiori ce qui d’étranger entre en soi…

L’étude des phénomènes d’orthorexie permet ainsi d’attirer l’attention sur les maillages complexes, et à chaque fois individuels, qui se réalisent entre le sujet singulier, son corps, son psychisme et son, ou plutôt ses environnements, les relations de dépendance ou non, que l’individu noue avec ceux-ci et ce, selon les moments de son existence ou de son histoire.

La souffrance subjective revêt ainsi des formes plurielles et variables, selon les individus et aussi selon les moments de l’existence même du sujet singulier. Ces formes vont des expressions les plus psychopathologiques pour les unes (troubles psychiques et psychiatriques à part entière) aux plus somatiques (ou somatisées) pour d’autres, en passant par des solutions agies ou comportementales, que celles-ci soient clairement symptomatiques (telle l’anorexie mentale) ou apparemment plus discrètes dès lors qu’elles se fondent dans le paysage, voire se confondent avec des normes et/ou des idéaux socio-culturels ; ce qui n’enlève cependant en rien leur caractère psychopathologique, potentiel ou avéré, comme le phénomène des orthorexies le met en évidence.

L’humain érige les solutions qu’il peut dans les contextes de vie qui sont les siens. Certaines phases ou crises sont susceptibles de le fragiliser, le désorganiser, mettre plus ou moins à mal son équilibre, aux plans psychique comme physique. La traversée et le dépassement de ces moments-limites de l’existence et in fine le réaménagement de l’équilibre psychique, voire psychosomatique tout entier de la personne, dépendront de sa capacité à mobiliser des ressources, internes comme externes, dans le moment particulier de conjoncture de vie et de réalité traversé.

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Notes

Cet article reprend un certain nombre d’éléments du chapitre de N. Dumet, « Orthorexie : le souci d’une alimentation saine. Du normal au pathologique », paru dans Corps et socius, sous la direction de N. Dumet et B. Smaniotto (Malakoff, Dunod, 2023, pp. 113-132).

[1] : Même si de fait certains troubles psychopathologiques majeurs (hallucinations et délires de patients psychotiques, dépression et troubles bipolaires de certains autres sujets, etc.) laissent peu de doute planer.

[2] : Et préjudiciables alors pour la santé : tel ce sujet orthorexique qui ne s’alimente plus que de carottes extraites de terre moins de 20 minutes avant leur consommation, au motif qu’elles perdraient sinon leurs apports nutritionnels. Pareil comportement alimentaire conduit à des restrictions sources de carences pour la bonne santé de l’individu.

[3] : Il semblerait en effet qu’on en trouve trace auprès du médecin italien Santorio en 1614 dans son ouvrage De statica medicina (A. Rowley, 2004).

[4] : L’anorexie mentale constitue en effet un trouble psychique en ce sens qu’il s’agit d’un refus volontaire actif de s’alimenter de la part d’un individu, le conduisant à une perte pondérale drastique et risquant d’entraîner des complications somatiques (dentaires, digestives, cardiaques, …) à court terme, sans parler de l’atteinte de son pronostic vital. D’autres traits psychopathologiques accompagnent ce TCA.

[5] : Jean Bergeret, psychiatre, psychanalyste, fut aussi professeur de psychopathologie clinique à l’Université Lyon2. Pour plus de précisions sur l’homme, son œuvre, ses apports, le lecteur pourra se reporter au Livret des Actes du colloque lui ayant rendu hommage, tenu à l’Université le 9 Février 2018, après son décès.  Lien : https://crppc.univ-lyon2.fr/actualites/parutions

PPour aller plus loin

  • Bergeret J., 1974, La personnalité normale et pathologie, Paris, Dunod.
  • Bratman S., Knight D., 2000, Health Food Junkies: Overcoming the Obsession with Healthful Eating, New York, Broadway Books.
  • Brusset B., 1998, Psychopathologie de l’anorexie, Paris, Dunod.
  • Chapy A., 2023, L’orthorexie, une hypocondrie contemporaine ?, Thèse de doctorat en Psychologie, Université de Paris Cité.
  • Corbeau J-P., Poulain J-P., 2002, Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Paris, Privat.
  • Dumet N., 2023, « Orthorexie : le souci d’une alimentation saine. Du normal au pathologique », in Corps et socius, sous la direction de N. Dumet et B. Smaniotto, Malakoff, Dunod, pp. 113-132.
  • Fishler C., 2001, « La peur est dans l’assiette », Revue Française du Marketing, n°183/184, 3/4, 7-10.
  • Le Breton D., 2015, Disparaître de soi, une tentation contemporaine, Paris, Métailié.
  • Rowley A., 2004, « Le degré zéro de la gastronomie », Commentaire, n°2, 106, 489-490.
  • Winnicott D.W., 1960, « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux-self », dans Processus de maturation Paris, Payot, pp. 115-132.