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Tourisme

Images et désirs d’ailleurs. De l’hyper-tourisme à l’après-tourisme

Le tourisme est indissociable des images. Traits d’unions entre l’ici et l’ailleurs, ce sont elles qui alimentent nos imaginaires et rendent désirables ces autres lieux, ces autres gens, ces autres façons d’être et de vivre… Elles nous conduisent à plonger par anticipation dans l’expérience vécue de l’ailleurs. Ainsi se fabrique le marketing touristique, à destination de touristes devenus à leur tour des objets d’images souvent peu flatteuses. Pollution, voyeurisme, marchandisation du monde… ancrent en effet l’industrie touristique de masse dans un imaginaire négatif. En réaction, le contre-imaginaire d’un tourisme plus respectueux s’est développé, peut-être annonciateur d’une rupture plus radicale encore, celle d’un « après-tourisme ».

Par Ludovic Viévard

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Pas de tourisme sans « ailleurs »

Le tourisme a ceci de particulier que s’il désigne une pratique immédiatement identifiable par tous, il ne répond pas à une définition unique. Historiquement, il est ce phénomène, né à la fin du 16e siècle de la pratique des jeunes aristocrates anglais, répondant à l’objectif de distinction sociale et de formation de tout gentleman digne de ce nom. Voyageant en Europe une ou deux années, ils accomplissaient leur grand « Tour », d’où le terme tourism. Pour l’organisation mondiale du tourisme (OMT), il s’agit « des activités déployées par les personnes au cours de leurs voyages et de leurs séjours dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel pour une période consécutive qui ne dépasse pas une année, à des fins de loisirs, pour affaires et autres motifs ». Si cette définition normative fait référence pour borner le périmètre de l’activité touristique, sa compréhension comme phénomène global est fortement corrélée aux approches des nombreuses disciplines qui l’étudient.

« Le désir est une construction qui repose sur des images et des imaginaires »
Isabelle Lefort. Professeure de géographie à l’Université Lumière Lyon 2

De la géographie à l’histoire, en passant par l’économie ou la sociologie, les sciences sociales s’attachent à analyser cette pratique qui se constitue, non sans mal, en objet d’étude à partir des années 1960. Il y a cependant un consensus, explique Isabelle Lefort, professeure de géographie à l’Université Lumière Lyon 2 : « Pas de tourisme sans désir d’ailleurs. Cela l’enracine dans les pratiques sociales, en ce sens que le désir est une construction qui repose sur des images et des imaginaires ». Le tourisme a donc à voir avec un ailleurs mis en scène pour en faire un objet de convoitise, tant pour ses qualités esthétiques – la « beauté du paysage » – que pour les mille promesses qu’il porte, allant de l’enrichissement culturel à la rencontre de l’altérité, en passant par la découverte de soi.

 

L’image, support de l’imaginaire touristique

L’« ailleurs » est d’abord inconnu. Or, « on ne peut pas désirer une destination si on n’en possède pas d’images, explique l’anthropologue Saskia Cousin, maîtresse de conférence à l’Université Paris Descartes. Si vous n’avez jamais entendu parler d’un lieu, d’un paysage, d’une culture, vous ne pouvez les […] considérer comme une altérité désirable. De plus, pour que cette altérité vous parle, il faut des récits et des images qui résonnent avec votre imaginaire ».[1] Ici, l’imaginaire touristique désigne un fond de références, lié à nos expériences personnelles et à notre culture commune, qui a été analysé par le sociologue Rachid Amirou comme un « phénomène transitionnel ». En effet, « le voyage, qui induit une séparation, éveille une certaine appréhension de l’altérité et du dépaysement. Le touriste essaie de conjurer cette inquiétude en créant une aire intermédiaire entre le connu (le quotidien) et l’inconnu spatial et culturel »[2]. Ainsi l’imaginaire permet-il d’apprivoiser l’ailleurs pour en faire une destination envisageable pour le touriste.

« Il y a une multitude d’activations de l’imaginaire, autour notamment de l’ailleurs, de la rupture, de l’altérité, qui impactent les rapports au temps, aux autres, au corps… »
Philippe Bourdeau. Professeur de géographie culturelle à l’Institut de Géographie Alpine, Université Grenoble Alpes, et membre du laboratoire PACTE

Guides, publicités, films documentaires, photos de vacances, etc., il est impossible de lister l’ensemble des supports iconiques qui véhiculent une grande variété d’imaginaires, pas plus que la totalité des acteurs qui les produisent ou des finalités qu’ils poursuivent ! « Le tourisme est une pratique culturelle, avant d’être une activité économique, explique le géographe Philippe Bourdeau, professeur de géographie à l’Université Grenoble Alpes. Il y a une multitude d’activations de l’imaginaire, autour notamment de l’ailleurs, de la rupture, de l’altérité, qui impactent les rapports au temps, aux autres, au corps… ». De fait, le tourisme se définit par un ensemble de séparations, comme l’ici et l’ailleurs, le proche et le lointain, l’exotique et l’endotique, l’ordinaire et l’extraordinaire, etc.

 

Des imaginaires pour fabriquer une expérience de l’ailleurs

Images et imaginaires ne construisent pas seulement des ailleurs géographiques. À sa façon, l’image touristique permet aussi la « traduction » de l’espace en expérience : s’immerger dans la jungle orientale, c’est devenir un explorateur, c’est marcher dans les traces de Rudyard Kipling ou Pierre Loti, voire celles d’Indiana Jones. Ainsi détaille Julien Thiburce chercheur postdoctoral CNRS en sciences du langage,[3] « l’image touristique n’est pas qu’une illustration du voyage passé ou une promesse de celui à venir, elle participe à la construction du sens de l’expérience d’un espace, la programme même parfois ».

Les expériences possibles sont aussi diverses que la palette des émotions (plaisir, émerveillement, curiosité, etc.) et des valeurs (le respect, le vrai ou « l’authentique », la solidarité, etc.). Parmi les expériences touristiques les plus valorisées, se trouve sans doute la découverte de soi. Elle prend la forme d’une expérience initiatique qui permet au touriste d’expérimenter un voyage intérieur au cours de ses pérégrinations. Le périple en Asie tel qu’il a été promu par le mouvement hippie dans les années 1970 illustre parfaitement cette quête une transformation personnelle. Pour le géographe Luc Vacher, maître de conférences à l’Université de La Rochelle, il s’agit de « faire son « trip », son voyage « hors des sentiers battus », qui prouve que l’on se distingue du bourgeois honni et du méprisable « beauf  » ».[4]

 

Et si l’ailleurs était (aussi) ici ?

Et si, cependant, un vrai changement était à l’œuvre et que de la recherche de « formes de tourisme alternatives » on en vienne à des « alternatives au tourisme » ?[5] Un indice se niche dans la transformation de l’imaginaire de l’ailleurs, si structurant pour le tourisme, explique Philippe Bourdeau. « Avec la crise climatique et sanitaire, dit-il, il y a une mise à distance des imaginaires des ailleurs lointains. On réinvestit les ailleurs proches, y compris les ailleurs du quotidien ». Le géographe appuie son analyse sur la « loi de la proxémie » d’Abraham Moles et Elisabeth Rhomer.[6] « Malmenée durant des années par le tourisme, cette loi veut que ce qui est proche finit toujours par compter davantage que ce qui est loin. Or, pour Philippe Bourdeau, avec le réinvestissement des proximités, par les pratiques comme par les imaginaires, cette loi est en passe de se vérifier de nouveau ».

« Mieux vaut peut-être parler d’après-tourisme »
Yannick Hascoët. Maître de conférences en géographie à l’Université d’Avignon et chercheur associé au laboratoire Environnement-Ville-Société (CNRS - UMR 5600)

Ainsi, l’ailleurs est-il partout et aussi dans le proche. Des pratiques nouvelles apparaissent qui se jouent des oppositions classiques sur lesquelles repose le tourisme. Certains délaissent le lointain pour l’hyper-proximité et, à l’extraordinaire, préfèrent la redécouverte de l’ordinaire. C’est à ce dévoilement du proche qu’invite, par exemple, la visite des Quartiers Nords de Marseille proposée par la coopérative Hôtel du Nord : « il est des quartiers où se cachent des trésors d’histoire et de culture, un patrimoine foisonnant et souvent méconnu que des habitants révèlent, fouillent, interrogent et nous invitent à découvrir ». Mais ne s’agit-il pas d’une nouvelle forme de marchandisation et de spectacularisation, dernier avatar d’un tourisme exploitant un « exotisme de proximité » ? Pas pour Yannick Hascoët, maître de conférences en géographie à l’Université d’Avignon et chercheur associé au laboratoire Environnement-Ville-Société, qui y a consacré une partie de sa thèse de doctorat. « Marchandisation, oui et non, décrypte le jeune chercheur, car le projet s’inscrit dans le modèle de l’économie sociale et solidaire. Les habitants participent, mais pas les opérateurs locaux traditionnels du tourisme. De la même façon, la spectacularisation est relative. Les visiteurs viennent principalement de la région, et même des quartiers Nords, et sont animés par des valeurs éthiques et politiques. Il s’agit pour eux d’accorder à ces territoires une reconnaissance grâce à leur mise en visibilité ». Pour le chercheur, il devient même difficile de parler de tourisme quand sa remise en question atteint un tel degré. « Mieux vaut peut-être parler d’après-tourisme ».

 

Le « touriste » lui-même objet de l’imaginaire

Mais le touriste ne fait pas que puiser dans les imaginaires, il les nourrit également. L’image du « beauf en short » reclus dans son village de vacances en bord de lagon en est devenue l’une des meilleures incarnations. Photographiée par Martin Parr, la massification du tourisme contribue à cette représentation du touriste.

« Il y a une sorte d’embarras à se percevoir ou - en tout cas - à se revendiquer comme touriste. »
Julien Thiburce Docteur en sciences du langage (LabEx ASLAN – Université de Lyon è UMR 5191 ICAR)

Dès les années 1960, la saturation des sites entraine des conflits d’usage avec les populations résidentes. Accusé de vulgarité, tenu pour responsable de la marchandisation et de la spectacularisation du monde, le touriste pâtit d’une image dégradée. « La catégorie du « touriste » est souvent négative et cela même en dehors de la pratique du tourisme, fait remarquer Julien Thiburce. Celui « qui vient en touriste » est celui qui est mal préparé, peu investi… Il est difficile de savoir si c’est une représentation partagée par toutes et tous, mais il me semble qu’il y a une sorte d’embarras à se percevoir ou – en tout cas – à se revendiquer comme touriste. On se voit comme « voyageur », « promeneur », mais pas « touriste » ».

Qu’en est-il alors du « routard », qui incarne l’imaginaire opposé à celui du touriste consommateur ? Ce qu’on peut considérer comme un « contre-imaginaire » semble tout entier contenu dans l’image du globe-trotteur qui orne le Guide du routard. Avec cette figure de l’itinérant, les routards investissaient l’imaginaire de l’antivoyage. Mais ce marcheur qui porte le monde sur son dos peut-il réellement gommer l’altérité pour accéder à « l’authenticité » des populations locales, alors qu’il est avec elles dans un rapport de totale asymétrie ? Isabelle Lefort et Philippe Bourdeau préviennent tous deux sur la puissance de recyclage et de récupération de l’économie touristique. La première indique que les lieux promus sont souvent similaires. Le second explique que si « le tourisme se transforme sous l’effet des contre-cultures qui expérimentent de nouvelles formes, très rapidement l’économie intervient pour structurer les offres, puis suivent les acteurs publics avec des politiques d’aménagement. Ainsi sont absorbées les innovations des contre-cultures qui se voient récupérées par le système dominant ». De nouveaux opérateurs apparaissent mais, in fine, le tourisme alternatif reste du tourisme. Il faut, par conséquent, que tout change pour que rien ne change.

 

La naissance de l’après-tourisme ?

Philippe Bourdeau distingue l’après-tourisme, dont il est le théoricien, de toute « prophétie sur l’avenir du tourisme ». Il le définit comme une grille de lecture permettant d’interroger les multiples transformations du « fait récréatif dans sa relation à l’ailleurs »[7] et qui concourent à une « désinvention du tourisme ». Car le chercheur constate que « se défait petit à petit tout ce qui a permis au tourisme d’exister comme industrie produisant des lieux spécifiques ». L’après-tourisme réside dans la tension entre des pratiques opposées. D’un côté le tourisme hypermoderne en constante accélération, qui met en avant la destination et repose sur les imaginaires du toujours plus fort, plus loin, plus cher, plus spectaculaire. De l’autre côté, le tourisme transmoderne qui repose sur les imaginaires de respect, de transition et qui valorise le trajet sur la destination.

Mais la rupture la plus forte est peut-être celle qui consiste à préférer la logique de l’« habiter » à celle du « visiter ». Rompant avec les deux formes touristiques de « l’ailleurs », l’une reposant sur le voyage, l’autre sur la destination, se développe une « démarche de réinvestissement de l’ici [qui] va de pair avec une forte relocalisation des pratiques récréatives, y compris au quotidien, qui peut aller jusqu’au staycation (passer chez soi des vacances comme un touriste) ». Cette démarche relève de la recherche d’un « art de vivre » qui se nourrit d’un lieu et d’un tissu social. « On retrouve là une “révolution casanière”, qui bénéficie notamment à des espaces recherchés en tant qu’univers de continuité (et non de rupture) par rapport à un cadre de vie familial et amical du quotidien, sorte de non-tourisme de l’“ailleurs familier” »[8].

Nous approchons des confins du tourisme, dans une étrange fusion de l’ailleurs et de l’ici, comme si le touriste, ayant finalement achevé son tour du monde, revenait à son point de départ pour ne plus le quitter.

Le cinéma, fabrique de la promesse touristique

Prendre un café aux Deux Moulins de Paris où travaille Amélie Poulain, randonner dans les montagnes de Brokeback Mountain, déambuler dans Dubrovnik à moins qu’il ne s’agisse de Port-Réal, capitale d’un royaume de Game of Thrones…. C’est ce qu’on appelle le ciné-tourisme ou film-induced tourism. Le cinéma est un puissant producteur d’imaginaires et, à ce titre, un important prescripteur de destinations. Et les opérateurs du tourisme en sont tout à fait conscients. Des agences spécialisées proposent désormais des voyages clé en main autour d’un film ou d’une série. À New York, par exemple, les boutiques de luxes se trouvent au coeur du circuit touristique « Sex and the City Hot Spot » !

Les collectivités ont également saisi cette occasion de faire la promotion de leur territoire en élaborant des stratégies de « placement territorial filmique ». Certains pays ont développé des actions ciblées pour attirer les tournages, telles que subventions, allègement de taxes, facilitation d’autorisations, etc. Si le jeu est payant, il peut être risqué. Selon l’Office du tourisme de Dubrovnik, le tourisme y a connu une augmentation de 9 à 12% par an depuis la diffusion en 2011 de la série Game of Thrones. Une croissance qui a certes fait de la ville la deuxième destination de croisière après Venise mais qui l’a également conduite à saturation.

Tous producteurs de carte postale ?

 

Les réseaux sociaux qui permettent de partager rapidement et largement des images ont bouleversé les mises en représentation de l’ailleurs. Avec des effets paradoxaux. L’une des conséquences est de favoriser un « hyper tourisme » narcissique et une spectacularisation de « l’ailleurs », qui sont immédiatement médiatisés et servent de toile de fond à l’exposition de soi. Un « égocasting » qui n’a rien de commun avec les « soirées diapo » ! Une autre conséquence, plus inattendue, est que les habitants des territoires peuvent désormais contribuer à la promotion de leur lieu de vie, en accord ou en rupture avec les stratégies de marketing territorial des opérateurs touristiques classiques. De cette façon, explique Dorian Bernadou qui a consacré sa thèse de doctorat en géographie à la fabrique du récit territorial en Italie, les habitants « se livrent à la co-construction des représentations mentales associées au nom de [leur] région, qui ne sont désormais plus un simple « imaginaire » touristique stéréotypé. »*

* « Construire l’image touristique d’une région à travers les réseaux sociaux : le cas de l’Émilie-Romagne en Italie », Cybergeo : European Journal of Geography [Online], Political, Cultural and Cognitive Geography, document 826, 2017

NOTES

[1] « Comment le Covid-19 va bouleverser nos imaginaires du voyage », Socialter, n°40 juin – juillet 2020.

[2] Amirou Rachid, Pauget Bertrand, Lenglet Marc et al., « De l’image à l’imagerie en passant par l’imaginaire : une interprétation du tourisme à partir des représentations proposées par dix villes européennes », Recherches en Sciences de Gestion, 2011/5 (n° 86)

[3] Pierluigi Basso Fossali, Julien Thiburce, « Emotions through the scope of touristic discourse. Mediation and rendition of an urban experience », in C. Li & S. Petrilli, Translating emotions, New York, Routledge, à paraître.

[4] Luc Vacher, « Du “grand tour” au tour du monde des backpackers : la dimension initiatique dans le voyage touristique. L’attrait d’ailleurs, images, usages et espaces du voyage à l’époque contemporaine », Paris, CTHS, 2010.

[5] Philippe Bourdeau, « Le tourisme face à ses limites en période de crise », Espace, 355, juillet-aout, 2020.

[6] Psychosociologie de l’espace, L’Harmattan, 1998.

[7] Philippe Bourdeau, « L’après-tourisme revisité », Via, 13, 2018

[8] Idem


BIBLIOGRAPHIE

  • Rachid Amirou, Bertrand Pauget, Marc Lenglet et al. De l’image à l’imagerie en passant par l’imaginaire : une interprétation du tourisme à partir des représentations proposées par dix villes européennes, Recherches en Sciences de Gestion, 2011/5 (n° 86)
  • Pierluigi Basso Fossali, Julien Thiburce. Emotions through the scope of touristic discourse. Mediation and rendition of an urban experience, – in Li & S. Petrilli, Translating emotions, Routledge, à paraître.
  • Luc Vacher. Du “grand tour” au tour du monde des backpackers : la dimension initiatique dans le voyage touristique. L’attrait d’ailleurs, images, usages et espaces du voyage à l’époque contemporaine, Paris, CTHS, 2010.
  • Philippe Bourdeau. Le tourisme face à ses limites en période de crise, Revue Espaces, 355, juillet-aout, 2020
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La difficile transition du tourisme de sports d’hiver
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