EEmemem, street-artiste qui raccommode les rues Si l’espace public est le lieu de tous, son aménagement et son entretien dépendent des institutions publiques, seules compétentes. Pourtant, nombreux sont ceux qui interviennent et, apportant leur touche personnelle, réparent ou embellissent la ville. L’un des exemple les plus connus et dont Ememem est emblématique, est celui du flacking, cet art de raccommoder qui consiste à reboucher les nids-de-poule avec des fragments de carrelage. Sans doute vous êtes-vous déjà arrêté devant ces chutes de carrelage colorés comblant un trou dans le bitume du trottoir ou de la rue. Emenem en a fait sa marque de fabrique. Il nous parle de cette activité poétique et artistique qui interroge le passant.Propos recueillis par Ludovic Viévard, pour Pop’Sciences Mag : « Hackez la ville ! »Quand avez-vous commencé à reboucher les nids-de-poule ?C’était en février 2016, à Lyon. À l’époque, mon atelier était situé dans une vieille traboule écorchée, j’ai eu envie de réparer et de colorer l’entrée sombre qui y menait. J’ai rafistolé les fissures avec des chutes et ce n’est pas allé plus loin. Dans mon atelier suivant, il y avait carrément des trous béants qui me narguaient à un mètre de l’entrée alors, une nuit, je leur ai cousu des greffons rose et bleu. C’est quand j’ai observé de loin la réaction des passants le lendemain que j’ai compris que ça touchait un point sensible. Ça secouait vraiment les gens cette tache de couleurs dans le gris du matin ; ça les stoppait net, et ça déclenchait des sourires ! C’était magnifique, j’avais trouvé l’acte poétique et artistique tant recherché. Du coup, j’ai peaufiné ma technique, je l’ai baptisée, et j’en ai fait un métier ! Ça s’appelle du flacking, mot dérivé du français « flaque », et qui s’applique à toute flaque, crevasse, faille, fissure, tout élément de bitume qui s’effrite, s’ouvre et souffre. Je créé des « anomalies » là où je trouve des blessures. Bref, je rebouche les trous ! L’origine et le fil conducteur, c’est l’esprit de raccommodage de la rue et le besoin de couleur, mais aussi l’envie de casser les codes, l’envie de formes, de matières là où on ne les attend pas. Casser la monotonie, les standards de l’urbanisme.Pourquoi le choix du carrelage et comment travaillez-vous ? Cette matière offre des couleurs et des textures multiples et on a l’habitude de les voir dans les cuisines, les chiottes, mais pas en plein macadam ! Ce décalage est à l’origine de la surprise provoquée. Les flackings qui provoquent le mieux l’effet que je recherche sont ceux qui ressemblent le moins à de la mosaïque et qui se rapprochent le plus d’un sol de salle de bain par exemple, parce que non d’un chien, qu’est-ce-que ça fout là, en pleine rue ? Pour ce qui est du choix des lieux, c’est peut-être plutôt eux qui me choisissent. L’ambiance d’un quartier va m’inspirer, ou certains nids-de-poule m’appellent carrément à l’aide. En tout cas, hors périodes de festivals ou commandes, mes sorties sont complètement spontanées et aléatoires. Partout où je vais, j’ai l’œil. Quand mon prochain patient est repéré, une partie du travail se fait en atelier. Ensuite, la nuit, je pars en toute discrétion, mallette de premier secours sous le bras et, si la voie est libre, je me mets à l’œuvre. Les opérations chirurgicales sont délicates et requièrent beaucoup de précision. Quand la cicatrisation est achevée, je file en douce…Quelles sont les réactions provoquées par les œuvres sur les gestionnaires de l’espace public ? Je sais que la question tourne au niveau de la DDE, mais je ne les ai jamais rencontrés directement… J’ai vu des réfections de trottoirs qui préservaient l’œuvre, mais d’autres fois, j’ai vu les débris de flacking dans des monticules de gravats. J’ai eu plus d’une fois la visite de patrouilles de police. Mais plutôt des visites de courtoisie, voire des encouragements lors de ma dernière rencontre ! En tout cas, les flackings ne m’appartiennent pas. La ville en fait ce qu’elle veut, je veux dire la ville au sens large, habitants compris.C’est magnifique les retours que je peux recevoir. C’est un super carburant. D’abord, les gens qui me croisent en mission, dans la rue, j’ai souvent droit à de gros câlins, comme ça, gratuits. Et j’ai de bons retours sur les réseaux sociaux. De jour, j’aime aussi observer incognito les réactions. Il y a des passants pressés, qui ne voient rien, d’autres qui continuent leur route mais dont le regard reste accroché jusqu’à se prendre le poteau d’en face, et puis il y a ceux qui s’arrêtent, commentent, photographient… Ils sont nombreux à esquisser au moins un sourire.L’embellissement ou la réparation de la ville passe aussi par d’autres formats. Ici, au-dessus du squelette de By Dav’, l’exposition sauvage de Adrien NguyenPourquoi l’espace public est-il un lieu qu’il est important de se réapproprier et de détourner ? J’ai peu de réponses. Plutôt d’autres questions… Si c’est à tout le monde, est-ce que ce n’est à personne ? Est-ce pour ça que personne n’en prend vraiment soin ou ne prend l’initiative de se l’approprier ? Pourquoi les hommes (la gente masculine) monopolisent cet espace ? Pourquoi cette uniformité des textures et des couleurs ? La question de la fonctionnalité est centrale. On a fait le choix historique de matériaux efficaces, contre la pluie, l’usure, pour le confort de la semelle, de la roue de vélo, etc., mais l’espace public a-t-il la seule fonction pratique du passage ? Il n’y a-t-il pas moyen d’imaginer aussi une fonction d’espace de vie ? De s’y poser un peu, et donc d’y apporter de l’art, des questions ? J’adore que mon travail pose question. « C’est quoi ce truc ANORMAL dans mon trottoir ? » Et puis je crois que j’aime aiguiser le regard. Les flackings s’adressent à qui veut les voir, donc plutôt aux rêveurs. Ils peuvent ensuite s’imaginer ce qu’ils veulent… et chercher d’autres jolies anomalies dans la ville, il y en a mille !