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Ce que l’histoire du jeu d’échecs nous apprend sur les risques de l’IA | The Conversation

CCe que l’histoire du jeu d’échecs nous apprend sur les risques de l’IA | The Conversation

Les récents progrès de l’intelligence artificielle (IA), comme le développement des IA génératives avec l’apparition de ChatGPT en novembre 2022, ont soulevé beaucoup d’interrogations, d’espoirs, et de craintes. Courant printemps 2023, le Congrès américain a auditionné OpenAI, la société ayant développé ChatGPT et l’Union européenne vient d’adopter son premier texte législatif au sujet de l’IA.

Dans les parlements comme sur les réseaux sociaux, les rapides progrès de l’IA animent les discussions. À l’avenir, à quels impacts faut-il s’attendre sur notre société ? Pour tenter de répondre à cette question de manière dépassionnée, nous proposons de regarder ce qui s’est passé dans un secteur qui a déjà connu l’arrivée et la victoire de l’IA sur les capacités humaines : les échecs. La machine y a en effet un niveau supérieur à celui des humains depuis maintenant plus d’un quart de siècle.

Pourquoi le jeu d’échecs comme indicateur ?

Depuis les débuts de l’informatique, les échecs ont été utilisés comme un indicateur des progrès logiciels et matériels. C’est un jeu intéressant à de multiples niveaux pour étudier les impacts des IA sur la société :

  1. C’est une activité intellectuelle qui demande différentes compétences : visualisation spatiale, mémoire, calcul mental, créativité, capacité d’adaptation, etc., compétences sur lesquelles l’IA vient concurrencer l’esprit humain.
  2. Le jeu n’a pas changé depuis des siècles. Les règles sont bien établies et cela donne une base stable pour étudier l’évolution des joueurs.
  3. Il est possible de mesurer la force des machines de manière objective et de comparer ce niveau à celui des humains avec le classement Elo.
  4. Le champ d’études est restreint : il est clair que les échecs ne sont qu’un tout petit aspect de la vie, mais c’est justement le but. Cette étroitesse du sujet permet de mieux cibler les impacts des IA sur la vie courante.
  5. Les IA ont dépassé le niveau des meilleurs joueurs humains depuis plus de 20 ans. Il est donc possible de voir quels ont été les impacts concrets sur le jeu d’échecs et la vie de sa communauté, qui peut être vue comme un microcosme de la société. On peut également étudier ces impacts en regard de la progression des IA au cours du temps.

Explorons quelles ont été les évolutions dans le monde des échecs depuis que Gary Kasparov, alors champion du monde en titre, a perdu une partie contre Deep Blue en 1996, puis le match revanche joué en 1997. Nous allons passer en revue plusieurs thèmes qui reviennent dans la discussion sur les risques liés aux IA et voir ce qu’il en a été de ces spéculations dans le domaine particulier des échecs.

Les performances de l’IA vont-elles continuer à augmenter toujours plus vite ?

Il existe deux grandes écoles pour programmer un logiciel d’échecs : pendant longtemps, seule la force brute fonctionnait. Il s’agissait essentiellement de calculer le plus vite possible pour avoir un arbre de coups plus profonds, c’est-à-dire capable d’anticiper la partie plus loin dans le futur.

Un arbre des coups : une situation initiale, 3 positions possibles au coup d’après, puis pour chaque position encore 3 possibilités

À partir d’une position initiale, l’ordinateur calcule un ensemble de possibilités, à une certaine profondeur, c’est-à-dire un nombre de coups futurs dans la partie. ©Chris Butner | CC BY-SA

Aujourd’hui, la force brute est mise en concurrence avec des techniques d’IA issues des réseaux de neurones. En 2018, la filiale de Google DeepMind a produit AlphaZero, une IA d’apprentissage profond par réseau de neurones artificiels, qui a appris tout seul en jouant contre lui-même aux échecs. Parmi les logiciels les plus puissants de nos jours, il est remarquable que LC0, qui est une IA par réseau de neurones, et Stockfish, qui est essentiellement un logiciel de calcul par force brute, aient tous les deux des résultats similaires. Dans le dernier classement de l’Association suédoise des échecs sur ordinateur (SSDF), ils ne sont séparés que de 4 points Elo : 3 582 pour LC0 contre 3 586 pour Stockfish. Ces deux manières totalement différentes d’implanter un moteur d’échecs sont virtuellement indistinguables en termes de force.

En termes de points Elo, la progression des machines a été linéaire. Le graphique suivant donne le niveau du meilleur logiciel chaque année selon le classement SSDF qui a commencé depuis le milieu des années 1980. Le meilleur logiciel actuel, LC0, en est à 3586, ce qui prolonge la figure comme on pourrait s’y attendre.

Cette progression linéaire est en fait le reflet d’une progression assez lente des logiciels. En effet, le progrès en puissance de calcul est, lui, exponentiel. C’est la célèbre loi de Moore qui stipule que les puissances de calcul des ordinateurs doublent tous les dix-huit mois.

Cependant, Ken Thompson, informaticien américain ayant travaillé dans les années 80 sur Belle, à l’époque le meilleur programme d’échecs, avait expérimentalement constaté qu’une augmentation exponentielle de puissance de calcul conduisait à une augmentation linéaire de la force des logiciels, telle qu’elle a été observée ces dernières dizaines d’années. En effet, le fait d’ajouter un coup supplémentaire de profondeur de calcul implique de calculer bien plus de nouvelles positions. On voit ainsi que l’arbre des coups possibles est de plus en plus large à chaque étape.

Les progrès des IA en tant que tels semblent donc faibles : même si elles ne progressaient pas, on observerait quand même une progression de la force des logiciels du simple fait de l’amélioration de la puissance de calcul des machines. On ne peut donc pas accorder aux progrès de l’IA tout le crédit de l’amélioration constante des ordinateurs aux échecs.

La réception par la communauté de joueurs d’échecs

Avec l’arrivée de machines puissantes dans le monde des échecs, la communauté a nécessairement évolué. Ce point est moins scientifique mais est peut-être le plus important. Observons quelles ont été ces évolutions.

« Pourquoi les gens continueraient-ils de jouer aux échecs ? » Cette question se posait réellement juste après la défaite de Kasparov, alors que le futur des échecs amateurs et professionnels paraissait sombre. Il se trouve que les humains préfèrent jouer contre d’autres humains et sont toujours intéressés par le spectacle de forts grands maîtres jouant entre eux, et ce même si les machines peuvent déceler leurs erreurs en temps réel. Le prestige des joueurs d’échecs de haut niveau n’a pas été diminué par le fait que les machines soient capables de les battre.

Le style de jeu a quant à lui été impacté à de nombreux niveaux. Essentiellement, les joueurs se sont rendu compte qu’il y avait beaucoup plus d’approches possibles du jeu qu’on le pensait. C’est l’académisme, les règles rigides, qui en ont pris un coup. Encore faut-il réussir à analyser les choix faits par les machines. Les IA sont par ailleurs très fortes pour pointer les erreurs tactiques, c’est-à-dire les erreurs de calcul sur de courtes séquences. En ligne, il est possible d’analyser les parties de manière quasi instantanée. C’est un peu l’équivalent d’avoir un professeur particulier à portée de main. Cela a sûrement contribué à une augmentation du niveau général des joueurs humains et à la démocratisation du jeu ces dernières années. Pour le moment, les IA n’arrivent pas à prodiguer de bons conseils en stratégie, c’est-à-dire des considérations à plus long terme dans la partie. Il est possible que cela change avec les modèles de langage, tel que ChatGPT.

Les IA ont aussi introduit la possibilité de tricher. Il y a eu de nombreux scandales à ce propos, et on se doit de reconnaître qu’il n’a pas à ce jour de « bonne solution » pour gérer ce problème qui rejoint les interrogations des professeurs qui ne savent plus qui, de ChatGPT ou des étudiants, leur rendent les devoirs.

Conclusions temporaires

Cette revue rapide semble indiquer qu’à l’heure actuelle, la plupart des peurs exprimées vis-à-vis des IA ne sont pas expérimentalement justifiées. Le jeu d’échecs est un précédent historique intéressant pour étudier les impacts de ces nouvelles technologies quand leurs capacités se mettent à dépasser celles des humains. Bien sûr, cet exemple est très limité, et il n’est pas possible de le généraliser à l’ensemble de la société sans précaution. En particulier, les modèles d’IA qui jouent aux échecs ne sont pas des IA génératives, comme ChatGPT, qui sont celles qui font le plus parler d’elles récemment. Néanmoins, les échecs sont un exemple concret qui peut être utile pour mettre en perspective les risques associés aux IA et à l’influence notable qu’elles promettent d’avoir sur la société.The Conversation

>> L’auteur :

Frédéric Prost, Maître de conférences en informatique, INSA Lyon – Université de Lyon

Cet article est republié sous licence Creative Commons.

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Comment un bébé peut-il apprendre deux langues en même temps ? | The Conversation

CComment un bébé peut-il apprendre deux langues en même temps ? | The Conversation

L’acquisition du langage chez les enfants constitue l’un des traits les plus fascinants de l’espèce humaine, ainsi que l’un des problèmes les plus ardus de la linguistique et des sciences cognitives. Quels sont les procédés qui permettent à un enfant d’acquérir une maîtrise complète de sa langue native en à peine quelques années de vie, bien avant d’apprendre à lacer ses chaussures, et à un degré de compétence que les adultes n’égalent presque jamais ?

Loin de faire consensus, ce sujet a en réalité beaucoup divisé les communautés de chercheurs dans ces domaines : le XXe siècle fut marqué par l’idée très influente et controversée de Noam Chomsky selon laquelle l’acquisition de la langue native témoignerait d’une faculté grammaticale universelle et innée chez les humains, les distinguant des autres espèces animales.

Qu’est-ce que les langues ont toutes en commun ?

S’il est donc aussi impressionnant qu’un bébé puisse apprendre ne serait-ce qu’une seule langue, alors comment expliquer qu’il puisse aller jusqu’à en apprendre deux, trois, voire plus ?

La moitié de la population mondiale est bilingue

Cette question présuppose que le bilinguisme ou le multilinguisme seraient sporadiques dans les sociétés humaines, l’exception plutôt que la règle. Or, les experts estiment non seulement que près de la moitié de la population mondiale serait bilingue, mais encore que le multilinguisme est en fait plus commun que le monolinguisme. Il suffit de se tourner vers quelques-uns des pays les plus peuplés du monde comme l’Inde ou la Chine.

Rien de surprenant, donc, qu’un enfant puisse être amené à apprendre plus d’une langue native ! Ce serait même quelque chose à encourager, et non à prévenir comme entrave au développement de l’enfant ou à son intégration culturelle et sociale. De nombreux chercheurs ont ainsi souligné les nombreux bénéfices cognitifs et sociaux du bilinguisme tout au long de la vie. Parmi ceux-ci, on peut citer une meilleure mémoire, un déclenchement des maladies neurodégénératives plus tardif, ou une meilleure adaptation à des contextes sociaux différents.

Les bénéfices d’un cerveau bilingue.

La clé de voûte du bilinguisme chez les enfants semble résider d’une part dans un ensemble d’aptitudes cognitives générales chez les êtres humains de tout âge (telles que l’analogie, l’abstraction et la mémoire encyclopédique), et d’autre part dans l’étonnante plasticité cérébrale d’un enfant, notamment entre 0 et 3 ans.

Dès la naissance, un enfant est capable de retenir et catégoriser des stimuli linguistiques extrêmement riches en termes d’informations sur leurs prononciations, leurs structures, leurs sens, mais aussi les contextes familiaux et sociaux de leur usage. À partir de ces informations, un enfant est en mesure de très rapidement inférer qu’un ensemble de constructions linguistiques se distingue d’un autre en termes de conventions pour deux langues différentes (par exemple, le français et l’anglais), en particulier après la première année.

Il acquiert ainsi une compétence que l’on nomme « alternance codique », lui permettant de passer facilement d’une langue à l’autre, par exemple en fonction de son interlocuteur, et parfois au sein d’une seule et même phrase (code-mixing) !

Laisser du temps à l’enfant

Bien sûr, la facilité que représente le bilinguisme pour un enfant ne signifie pas pour autant que son développement linguistique est tout à fait identique à celui d’un monolingue. Que ce soit pour les enfants qui apprennent deux langues simultanément, ou bien une deuxième langue avant l’âge de trois ans, la maîtrise de deux grammaires alternatives pour des contextes sociaux spécialisés représente une charge cognitive supplémentaire. Il n’est ainsi pas rare pour un enfant bilingue qu’il prenne un tout petit peu plus de temps qu’un monolingue à apprendre pleinement la langue qu’ils ont en commun. Ce léger écart, qui se manifeste parfois par des « mélanges » interlangues, se résorbe très vite à mesure que l’enfant grandit.

Afin de guider davantage l’enfant et faciliter son acquisition bilingue, on cite souvent l’approche parentale dite « une personne, une langue ». Par exemple, si l’un des parents parle davantage anglais à l’enfant tandis que l’autre utilise davantage le français, le bébé sera en mesure de plus rapidement distinguer deux systèmes linguistiques et à les convoquer dans des interactions avec des personnes spécifiques, par exemple anglophones et francophones.

Par ailleurs, un équilibre dans la fréquence d’usage des deux langues à la maison permettra à l’enfant de bien les ancrer cognitivement en vue d’un usage régulier dans les années qui suivront. Si votre couple parle deux langues et que vous voulez les transmettre à votre enfant, il y a donc quelques habitudes que vous pouvez prendre, mais vous n’avez pas trop à vous inquiéter : parlez fréquemment ces deux langues à votre enfant, il s’occupera du reste !The Conversation

>> Auteur : Cameron Morin, Docteur en linguistique, ENS de Lyon.

Cet article est republié sous licence Creative Commons.

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Pour limiter les troubles du sommeil liés à l’âge, il faut s’exposer à la lumière naturelle | The Conversation

PPour limiter les troubles du sommeil liés à l’âge, il faut s’exposer à la lumière naturelle | The Conversation

Un sujet jeune pourrait se contenter d’être exposé à une lumière qui correspond au bleu du ciel, pour synchroniser ses rythmes biologiques à la journée de 24 heures. Chez le sujet plus âgé en revanche, ce n’est pas aussi simple. | CC BY Marjon Besteman de Pixabay

La lumière est essentielle à la vision. Mais on sait aujourd’hui qu’elle joue également un rôle clé dans le sommeil. Des études ont montré que la lumière naturelle est le troisième régulateur du sommeil, avec l’horloge circadienne qui synchronise le sommeil sur l’alternance jour/nuit et l’homéostasie, un ensemble de mécanismes qui accroît le besoin de sommeil quand la période de veille se prolonge.

Le fait que la lumière naturelle joue un rôle aussi important dans le sommeil est une bonne nouvelle parce que la lumière naturelle n’est pas un médicament. Tout le monde y a accès. Elle est gratuite et disponible à l’extérieur. Pour en bénéficier, il suffit de sortir !

Notre équipe qui mène des travaux de recherche dans ce domaine vient d’identifier un nouveau mécanisme d’adaptation de la rétine au vieillissement. Notre étude suggère que, lorsqu’on prend de l’âge, il faut s’exposer plus longtemps à la lumière naturelle pour limiter les troubles du sommeil et bien dormir. Explications :

La rétine synchronise l’horloge biologique et le sommeil

Avant tout, il est indispensable de décrire la composition de la lumière naturelle. Elle est constituée de plusieurs longueurs d’ondes, et celles qui se situent entre 400 et 700 nm (le nanomètre ou nm correspond à l’unité de mesure des longueurs d’ondes) sont visibles par l’œil humain.

En dessous de 400 nm, on est dans l’ultra-violet et, au-dessus de 700 nm, dans l’infrarouge. Si la lumière naturelle est blanche, c’est parce qu’elle est composée par toutes les longueurs d’ondes (couleurs du spectre) dans la même quantité (le bleu, le vert, le rouge, le jaune, etc.).

Notre rétine a évolué sous l’influence de cette lumière naturelle pour optimiser notre vision (composantes bleu, vert et rouge de la lumière via des cellules appelées les cônes et les bâtonnets). Les travaux récents nous ont appris qu’elle a aussi évolué pour synchroniser notre horloge biologique et notre sommeil, via des cellules très spécifiques de la rétine (les cellules à mélanospine), spécifiquement sensibles à la lumière bleue du spectre lumineux.

Quand la rétine s’adapte au vieillissement

En accord avec la littérature scientifique récente, nos résultats suggèrent qu’un sujet jeune pourrait se contenter d’être exposé à une lumière qui correspond au bleu du ciel, pour que ses rythmes biologiques soient bien synchronisés à la journée de 24 heures et que le sommeil soit nocturne. Chez le sujet plus âgé en revanche, ce n’est pas aussi simple.

Au court du vieillissement, le cristallin – la lentille de l’œil qui permet à la lumière de converger sur la rétine – brunit, et diminue ainsi la quantité de lumière bleue qui atteint la rétine. Nos résultats montrent qu’avec l’âge, pour que la lumière naturelle continue à jouer son rôle de régulateur du sommeil de manière efficace, la rétine doit recevoir une lumière naturelle plus riche.

A noter que dans notre étude, les sujets les plus âgés avaient environ 60 ans et les plus jeunes, autour de 25 ans. Il est également important de comprendre que le vieillissement de la rétine et le brunissement du cristallin sont des continuums, même si on observe une accélération entre 35-40 et 60 ans.

Quand on vieillit, il semble que l’horloge biologique et le sommeil ne se contentent plus du bleu mais doivent percevoir une lumière présentant des couleurs additionnelles (dans les longueurs d’ondes rouge et vert).

Ainsi, nous proposons qu’un mécanisme adaptatif pourrait s’être mis en place au cours de l’évolution afin de maintenir une bonne sensibilité à la lumière avec l’âge, et donc une bonne synchronisation de l’horloge biologique et du sommeil, pour faire face au brunissement inéluctable du cristallin.

Des résultats à prendre en compte dans la vraie vie

Il est impossible d’empêcher le vieillissement de la rétine. En revanche, nos résultats suggèrent qu’il est important de s’exposer plus longtemps et à des lumières plus riches quand on est plus âgés, surtout dans nos sociétés modernes où nous passons 80 % de nos journées dans des bâtiments, sous des lumières artificielles.

Notre équipe travaille chez l’humain depuis toujours. Nous faisons le lien entre les mécanismes fondamentaux de la physiologie, et la santé dans la vraie vie. En pratique, différents paramètres influencent les comportements. En l’occurrence, l’hiver, la durée du jour plus courte et le froid représentent de réels freins à une exposition suffisante à la lumière naturelle.

Le manque de lumière est corrélé à la saisonnalité. En France, nous bénéficions d’une exposition à la lumière de 16 heures l’été ; elle est limitée à 8 heures l’hiver. L’intensité lumineuse varie aussi : elle est comprise entre 2 000 et 20 000 lux à l’extérieur l’hiver, entre 10 000 et 100 000 lux l’été. Toutefois, même en hiver, nous conservons une intensité lumineuse qui est suffisante pour le bon fonctionnement de l’horloge biologique.

Néanmoins, si le jour est deux fois plus court en hiver qu’en été, cela ne signifie pas pour autant qu’il convient de s’exposer à des lumières deux fois plus intenses durant cette saison. Les relations ne sont pas linéaires.

Mieux dormir en Ehpad en apportant plus de lumière

Nos résultats peuvent aussi avoir des implications concrètes pour nos parents et grands-parents qui résident dans des Ehpad. Quand nous leur rendons visite, nous voyons bien que les locaux sont souvent peu lumineux, et cela peut avoir des conséquences sur la qualité de leur sommeil la nuit.

Nous recommandons donc aux responsables d’établissements de soin (Ehpad et hôpitaux) de prendre en compte l’importance de la lumière. Il est en effet indispensable d’apporter une certaine intensité lumineuse à l’intérieur des locaux, en installant des éclairages de plus forte intensité, même quand la vue des résidents ou des patients est très affaiblie.

L’intensité lumineuse moyenne dans les Ehpad américains est en moyenne de 70 lux. C’est évidement très insuffisant et les études montrent que ce niveau de lumière trop faible explique, en partie, à la fois les troubles du sommeil nocturne, la somnolence diurne, et le déclin cognitif.

L’éclairage devrait dépasser les 500 lux et sans doute atteindre au moins 1 000 lux durant la journée. À titre de comparaison, l’intensité lumineuse d’une lampe de chevet n’est que de 30 lux, celle du soleil au lever du jour de 10 000 lux.

Et dans la mesure du possible, même en fauteuil roulant, il faut que les résidents des Ehpad bénéficient de la lumière extérieure en journée, surtout s’ils sont somnolents pendant la journée et/ou dorment mal la nuit.

Pourquoi certains sont « couche-tard » et « lève-tard », d’autres « couche-tôt » et « lève-tôt »

On découvre aujourd’hui l’importance de la lumière naturelle pour réguler le sommeil, alors que le rôle de l’horloge circadienne, cette petite structure localisée dans le cerveau, est lui connu depuis longtemps. L’horloge circadienne pulse avec une oscillation de presque 24 heures.

L’étude des personnes non voyantes nous a appris que la synchronisation de l’horloge circadienne passe par la rétine à laquelle est connectée. La rétine capte la lumière qui est responsable de la synchronisation de l’horloge circadienne. Cette horloge biologique est en permanence synchronisée, c’est-à-dire remise à l’heure, sous l’effet de l’environnement, et en particulier de la lumière.

L’horloge circadienne des personnes que l’on classe dans la catégorie des « couche-tard » ou « lève-tard » est lente et peut osciller avec une période de 24h30. Chaque jour, si les conditions lumineuses sont suffisantes, elle va être avancée de 30 minutes et permettre une physiologie au bon moment, sinon les horaires de coucher et de lever seront plus tardifs chaque jour, jusqu’à 30 minutes, par exemple chez l’aveugle.

En revanche, l’horloge circadienne des « couche-tôt » et « lève-tôt » est rapide. Elle peut osciller sur 23h30 et doit être retardée quotidiennement. Là encore, c’est un cycle lumière-obscurité suffisant et stable qui va permettre la remise à l’heure de l’horloge biologique, et des horaires de sommeil réguliers.

Encore une fois, il faut comprendre que la lumière ne sert pas qu’à la vision. On comprend désormais combien elle est au cœur de la santé humaine, pour le sommeil comme dans d’autres domaines.

Nos travaux de recherche ont été soutenus par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets, dans le cadre des programmes TecSAN et IDEXLYON. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR. Ces recherches ont également reçu des financements de la région Auvergne-Rhône-Alpes et de l’Université Claude Bernard de LyonThe Conversation 1.

>> L’auteur : Claude Gronfier, chercheur neurobiologiste à l’Inserm, Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon (CRNL, Inserm/CNRS/Université Claude-Bernard Lyon 1), Inserm

Cet article est republié sous licence Creative Commons.

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L’eau minérale naturelle en bouteille : traitements, filtration… ce que dit la réglementation | The Conversation

LL’eau minérale naturelle en bouteille : traitements, filtration… ce que dit la réglementation | The Conversation

Fin janvier éclatait l’affaire des eaux minérales naturelles non conformes à la suite d’une enquête menée par Le Monde et Radio France. Celle-ci épinglait plusieurs grandes marques d’eau minérale naturelle en bouteille (dont Vittel, Contrex) et d’eau de source (dont Cristalline). Elles auraient eu recours à des traitements physiques non autorisés (comme une microfiltration inférieure aux seuils autorisés) afin de masquer une pollution anthropique (c’est-à-dire, imputable aux activités humaines). L’occasion de faire le point sur ce que permet ou non la réglementation à la matière.

Eau minérale naturelle, de quoi parle-t-on ?

L’Eau minérale naturelle (EMN) est une appellation juridique spécifique. Elle se définit comme une eau d’origine souterraine, dont les composants physicochimiques (la teneur en minéraux) à l’émergence restent stables dans le temps, avec moins de 10 % de variation.

Les usages économiques liés à l’EMN (usine d’embouteillage, établissement thermal) sont étroitement dépendant du maintien de cette appellation octroyée par le ministère de la Santé sur avis de l’Académie de Médecine).

Contrairement à l’eau du robinet, les traitements chimiques de désinfections sont interdits au regard des exigences réglementaires liées à aux appellations juridiques « Eau minérale naturelle » et « Eau de Source ».

Des traitements qui ne doivent pas modifier la composition de l’eau

Les seuls traitements aujourd’hui autorisés par la réglementation portent sur la séparation d’éléments instables ou indésirables, naturellement présents dans l’eau (fer, soufre, manganèse, arsenic, etc.). Ces traitements physiques (filtration, décantation, oxygénation, utilisation d’air enrichi en ozone) ne doivent pas modifier la composition de l’eau quant aux constituants essentiels qui lui confèrent ses propriétés.

Les traitements de désinfection par ultraviolets ou par filtres au charbon actif d’éléments indésirables liés à une pollution anthropique d’origine agricole, industrielle ou accidentelle ne sont pas autorisés.

Or, ce que l’actualité récente nous montre, c’est que l’enjeu sur le recours à ces traitements, pourtant sans risques pour la consommation humaine, est avant tout un enjeu juridique liée à l’appellation d’eau minérale naturelle.

L’intervention du service de répression des fraudes dans le cadre de l’enquête menée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes est donc au cœur de l’actualité. La perte de l’appellation EMN entraînerait de lourdes conséquences économiques pour les exploitants.

Cet évènement récent rappelle celui sur l’eau de source Capes Dolé en Guadeloupe. Afin d’éliminer les éléments indésirables de pollution anthropique d’origine agricole, identifiés en 1999, l’exploitant avait installé sur les lignes d’embouteillage un filtre à charbon et des membranes de filtration, sous le contrôle de l’ARS.

Le coupable ? Le chlordécone, pesticide utilisé contre le charançon du bananier dans toutes les Antilles françaises de 1972 à 1993.

Ce traitement physique ne modifiait pas les caractéristiques microbiologiques de l’eau. Cependant, après plusieurs attaques en justice d’embouteilleurs concurrents (Fontaine Didier et West Indies Pack), la société a été condamnée en 2013 à supprimer l’appellation « eau de source » sur ses étiquettes pour la remplacer par « eau rendue potable par traitement ».

La réglementation sur la protection des gisements d’eau minérale naturelle s’inscrit donc dans un héritage historique ancien. Et peut-être, déjà obsolète ?

Un héritage réglementaire de la « guerre des sources » à Vichy pour gérer le risque quantitatif

L’appareil réglementaire actuel, de protection des gisements, a été construit de façon empirique et repose notamment sur la perception des risques au XIXe siècle.

À cette période, l’État avait légiféré pour protéger les gisements sur l’aspect quantitatif, à la suite de la « guerre des sources » à Vichy-Saint-Yorre de 1844 à 1930. Devant le succès commercial de l’eau embouteillée sur le bassin de Vichy-Saint-Yorre, les entrepreneurs privés multipliaient les forages. En tant que propriétaire d’un vaste patrimoine thermal, l’État, ainsi que son fermier (la Compagnie de Vichy), avaient alors découvert que l’usage thermal principal était impacté par une baisse de débit des forages.

L’une des sources exploitées à Saint-Yorre, image d’époque.

En 1939, la multiplication anarchique des forages se matérialisait par 230 sources sur le bassin de Vichy-Saint Yorre, 200 sources à Vals et 40 sources à Vittel-Contrex. L’État a donc agi pour sauvegarder les intérêts du secteur thermal, avec une première réglementation en 1848, afin d’imposer un périmètre de protection fixe de 1000 mètres autour de chaque source.

Les obligations actuelles sur les captages

Cet héritage réglementaire comporte aujourd’hui deux outils spécifiques, le premier obligatoire, et le second, facultatif.

De manière obligatoire, chaque émergence doit disposer d’un périmètre sanitaire d’émergence (PSE), et cela depuis 1937. Il est déterminé durant la demande d’autorisation d’exploitation d’un nouveau captage par arrêté ministériel.

La tête de forage doit être protégée par un abri fermé mis sous surveillance, et placé dans un périmètre grillagé d’une centaine de mètres carrés, en fonction du type de captage, sa profondeur, et l’environnement du site.

Ce foncier doit être détenu par le propriétaire du captage ou avoir une servitude d’accès. Au sein de ce PSE, la réglementation interdit toute activité, travaux, dépôt de déchets, épandage d’eaux usées, de produits phytosanitaires ou d’engrais organique.

L’application du PSE peut toutefois être difficile si le captage est localisé en milieu urbain. Certains captages peuvent être situés dans le sous-sol de bâtiments, ou sous la voirie du centre-ville. Le PSE peut donc parfois se limiter à la chambre de captage, ou à un local de tête de captage.

En fonction des sites, les objectifs d’un PSE peuvent donc être différents.

  • Si la ressource en eau est naturellement à l’abri des pollutions de surface, le PSE aura pour vocation d’assurer la sécurité physique du captage seulement.
  • En revanche, si la vulnérabilité sanitaire des abords immédiats de la ressource est plus grande, des compensations réglementaires devront être trouvées.

Dans ce cas de figure, la réglementation peut par exemple, en milieu urbain, interdire le stationnement de véhicules sur la voirie à proximité du captage, de manipuler des substances polluantes ou encore prévoir une surveillance en cas de travaux de voirie.

Lorsque la ressource en eau est naturellement peu protégée, la réglementation peut interdire le stationnement de véhicules sur la voirie à proximité du captage. ©Frédéric Bisson/Flickr

Des aménagements spécifiques peuvent aussi être prévus, comme l’installation d’un système étanche de récupération des eaux pluviales sur la voirie pour se prémunir du risque de pollution aux hydrocarbures, avec un système d’alerte d’étanchéité sur le captage.

La délimitation du PSE est donc toujours un compromis entre ce qui est techniquement souhaitable et ce qui est en réalité possible.

Une déclaration d’intérêt public et un périmètre de protection facultatifs

Le second outil de protection est facultatif. Dès 1861, la réglementation donne la possibilité au propriétaire ou à l’exploitant de la ressource en eau minérale naturelle (EMN) de demander une déclaration d’intérêt public et la création d’un périmètre de protection (PP). Cette démarche est soumise à la validation du Conseil d’État après une enquête publique.

L’intérêt public est prononcé en fonction de la valeur intrinsèque de la ressource : qualité, débit, propriétés favorables à la santé, enjeux d’emploi… Il faut que le niveau de vulnérabilité de l’émergence justifie les contraintes à imposer aux tiers. En fonction des caractéristiques du site (contexte hydrogéologique, vulnérabilité, risques…), un périmètre de protection est défini.

Ce dernier peut varier de un à 15 600 hectares. Il s’agit d’un outil contraignant au plan réglementaire. Les tiers (habitants, entreprises…) sont soumis à une obligation de déclaration pour tous travaux de terrassement de deux à quatre mètres de profondeur, et doivent demander une autorisation préfectorale au-delà de quatre mètres.

Ils sont également soumis à des interdictions d’installation d’activités classées ICPE, de stockage de déchets, et d’épandage de boue de station d’épuration. L’État exige toutefois, en contrepartie, que l’exploitant prenne en charge et indemnise certaines mesures imposées aux tiers.

Un cadre réglementaire vieillissant… et obsolète ?

Ces deux outils réglementaires vieillissants sont cependant peu respectés et mobilisés. L’état des lieux des PSE obligatoires montre que les exploitants et propriétaires de la ressource s’écartent de la réglementation.

La cour des comptes a ainsi relevé, dès 1995, qu’une partie des sources étaient en exploitation sans autorisation ou reposant sur des autorisations fondées sur des paramètres obsolètes. En effet, la grande majorité des autorisations d’exploitation ont été délivrées au XIXe siècle ou au début du XXe siècle.

Des visiteurs à Vichy-Célestins. ©Yusaini Usulludin/Flickr

Or, les captages autorisés mais non renouvelés depuis 1937 n’ont pas de PSE, ce qui signifie que le risque sanitaire immédiat n’est pas pris en compte. En 2016, entre 17 % et 29 % seulement des captages alimentant un établissement thermal ont fait l’objet d’une autorisation conforme.

Pourtant, le fait d’exploiter une eau minérale naturelle sans autorisation est passible de sanctions administratives (fermeture partielle ou complète de l’établissement) ainsi que de sanctions pénales à hauteur d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, selon l’article L.1324-3 du code de la santé publique.

La problématique de contrôle réglementaire des PSE se heurte donc à une absence de vision sur l’état actuel consolidé des émergences exploitées à l’échelle nationale.

Comment en est-on arrivé là ?

Cette situation résulte de la décentralisation par l’État des missions du BRGM vers les 18 Agences Régionale de Santé. Ces dernières ne disposant pas d’hydrogéologues, l’inventaire des captages de la banque du sous-sol est donc largement lacunaire. L’Assemblée nationale soulignait encore en 2016 le manquement à cette mission des ARS.

D’autre part, l’état des lieux des périmètres de protection (PP) montre que cet outil est très peu mobilisé. Seulement 99 émergences bénéficient d’un PP, dont 56 sont exploitées par un usage.

La plupart d’entre eux sont de surcroît anciens. Sur tous les PP, 96 % datent du XIXe siècle ou du début du XXe siècle. La mobilisation contemporaine du PP reste très limitée, et surtout autour des sites à fort enjeu économique (Vittel en 1971, Avène en 1992, Évian en 2006, Vals en 2012).

Des risques qualitatifs identifiés en 1971, sans modification réglementaire

Le risque de polluants anthropiques d’origine agricole a été identifié dès 1971 par les minéraliers sur le terrain, et confirmé par le rapport ministériel Hénin de 1979, mais n’a pas été suivi d’évolution réglementaire pour la protection des gisements d’eau minérale naturelle.

On peut s’interroger sur la capacité d’un dispositif réglementaire vieillissant et peu mobilisé à protéger la ressource des risques qualitatifs anthropiques liés à notre société.

C’est en raison de cette carence réglementaire française que des politiques de protection partenariales de l’impluvium ont été créées par les minéraliers sur les sites de Vittel et d’Évian dès la fin dès 1989, afin de faire baisser les taux de nitrate de ces aquifères. D’autres initiatives isolées et limitées émergent également à Saint Yorre, Aix-les-Bains ou Thonon.

À titre de comparaison, le cadre réglementaire historique de la Région wallonne a évolué en 1991 afin d’actualiser le niveau de protection face aux risques qualitatifs, avec quatre zones (prise d’eau, zone de prévention rapprochée/éloignée et zone de surveillance de l’impluvium) et des limitations plus strictes et plus précises notamment sur la limitation des produits phytosanitaires agricoles dans l’impluvium des gisements.

Qu’ils soient chroniques ou accidentels, les risques liés à l’agriculture intensive (épandage de produits phytosanitaires et engrais organique surdosé), l’industrie ou à l’urbanisation (ruissellement d’hydrocarbure sur les voiries, fuite des citernes à fioul et du réseau d’assainissement…) sont un enjeu pour la pérennité des agréments eau minérale naturelle et de leurs usages.The Conversation

Auteur : Guillaume Pfund, Docteur en géographie économique associé au laboratoire de recherche EVS, Université Lumière Lyon 2

Cet article est republié sous licence Creative Commons.

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Les « mines urbaines », ou les ressources minières insoupçonnées de nos déchets électroniques | The Conversation

LLes « mines urbaines », ou les ressources minières insoupçonnées de nos déchets électroniques | The Conversation

Et si, plutôt que de développer de nouvelles infrastructures minières, on valorisait les gisements de métaux contenus dans les objets électroniques que nous n’utilisons plus (ordinateurs, smartphones, etc.) ? Il existe de très bonnes raisons de s’intéresser au potentiel de ces « mines urbaines », ou mines secondaires, par opposition aux mines « primaires » où l’on exploite directement les ressources du sol.

Celles-ci permettraient même de faire d’une pierre trois coups, en réduisant la quantité de déchets électroniques, en réduisant l’empreinte énergétique et les dégradations environnementales causées par l’industrie minière, et en préservant des ressources critiques stratégiques pour le continent européen. Mais aujourd’hui, ce potentiel reste encore largement sous-exploité.

Un enjeu stratégique pour l’Union européenne

Valoriser les déchets électroniques est intéressant, car cela permet de réduire, mécaniquement, leur quantité. Ils constituent aujourd’hui l’un des flux de déchets à la croissance la plus rapide, dégradent les écosystèmes et représentent un enjeu majeur de santé publique.

L’exploitation de ces ressources secondaires permet aussi de diminuer la pression sur les ressources primaires du fait de l’exploitation minière – et donc de réduire son impact environnemental élevé. En effet, le recyclage de certains métaux est moins énergivore que leur extraction minière. C’est le cas de l’aluminium : sa production par recyclage nécessite dix à quinze fois moins d’énergie que sa production primaire.

D’autant plus que plusieurs des métaux valorisés font partie de ressources critiques au niveau de l’Union européenne. Elles sont essentielles à l’industrie, en particulier dans un contexte de transition énergétique, et présentent un fort risque de tensions d’approvisionnement. À ce titre, l’Union européenne publie et met à jour régulièrement depuis 2011 la liste des métaux critiques qui devraient constituer des priorités de valorisation pour les mines urbaines.

La cinquième liste, publiée en 2023, identifiait 34 métaux critiques, dont les terres rares, le lithium, le cuivre ou le nickel. Malheureusement, on ne peut que constater le fossé entre les recommandations de l’Union européenne et les pratiques de valorisation des mines urbaines.

Un cycle de vie truffé d’obstacles au recyclage

En cause, des obstacles techniques, organisationnels, réglementaires et économiques à chaque étape du cycle de vie d’un objet, qui limitent son potentiel de valorisation. Dès la conception des objets, on peut identifier certaines pratiques qui limitent la recyclabilité des métaux, comme le recours aux alliages, ou encore l’hybridation des matières, notamment utilisée pour l’emballage de liquides alimentaires. La plupart des briques de ce type sont ainsi constituées de carton et de PolyAl, un mélange de polyéthylène (un type de plastique) et d’aluminium.

Or, pendant longtemps, on a récupéré et recyclé le carton des briques alimentaires, mais pas le PolyAl, produisant ainsi une situation de recyclage incomplet. Dans ce cas précis, les entreprises Tetra Pak et Recon Polymers ont fini par mettre au point un procédé de séparation, et ouvrir une usine de recyclage spécifique pour le PolyAl en 2021. Mais un grand nombre d’autres produits continuent à être difficiles à recycler, précisément parce que cet aspect n’a pas été pris en compte au moment de leur conception.

Les usages dispersifs, qui consistent à utiliser de petites quantités de métaux dans des produits pour en modifier les propriétés, sont une autre pratique qui pose problème pour le recyclage : des nanoparticules d’argent sont par exemple intégrées dans les chaussettes pour empêcher les mauvaises odeurs. Ou encore, quelques grammes de dysprosium, une terre rare, sont parfois utilisés pour booster les capacités magnétiques des aimants. Autant d’usages des métaux qui confisquent à jamais leur circularité.

Hibernation électronique dans les greniers

Une fois l’objet conçu et utilisé, le deuxième frein vient du consommateur, qui a tendance à stocker ses objets électroniques, qu’ils fonctionnent ou non, plutôt qu’à les déposer dans une filière spécifique pour qu’ils soient recyclés. Le phénomène est tel qu’on parle d’hibernation électronique. En 2009 déjà, une étude pionnière estimait qu’en moyenne, les foyers américains abritaient 6,5 objets électroniques en hibernation dans leur grenier, et ce chiffre n’a fait qu’augmenter de façon exponentielle au fil des années.

En 2021, une étude menée par Google identifiait sept obstacles principaux au recyclage des appareils électroniques par les consommateurs : le manque de sensibilisation aux options de recyclage existantes, les attentes d’une compensation financière ou sociale, la nostalgie, la volonté d’avoir un terminal de rechange en réserve, la volonté de récupérer des données sur le terminal, ou encore de supprimer des données, et enfin le manque de praticité des filières de réemploi ou de recyclage.

Principaux obstacles au recyclage des déchets électroniques pour les consommateurs

Principaux obstacles au recyclage des déchets électroniques pour les consommateurs. Google, Fourni par l’auteur

Une étude plus récente menée en Suisse nuance cependant ces résultats : 40 % des répondants affirmaient être prêts à se séparer de leur vieux téléphone portable pour une compensation inférieure à cinq dollars. Il serait toutefois intéressant de mener la même enquête dans des pays moins riches que la Suisse…

Le troisième point de blocage, enfin, concerne les systèmes de collecte et les infrastructures de recyclage. En France, pour la plupart des filières de déchets spécifiques (déchets électroniques, emballages, pneus, etc.), tout est centralisé par des éco-organismes, des organismes privés qui peuvent avoir une responsabilité organisationnelle – ils organisent concrètement les opérations de recyclage – ou financière, auquel cas ils s’occupent uniquement de la gestion financière de la filière. Ces éco-organismes sont régulièrement au cœur de controverses : des analyses indiquent que la valorisation matière des flux de déchets gérés par les éco-organismes est souvent sous-optimale, notamment à cause de leurs objectifs de rentabilité.

Les principaux freins à l’exploitation des mines urbaines

Les principaux freins à l’exploitation des mines urbaines. Fourni par l’auteur

Impliquer ingénieurs, designers, politiques et consommateurs

Pour accompagner les entreprises dans une démarche d’écoconception, il existe pourtant plusieurs initiatives, dont la démarche Cradle to Cradle, « du berceau au berceau », qui invite à considérer l’ensemble du cycle de vie des objets conçus, afin notamment de permettre leur recyclabilité.

Cependant, si on adopte une focale plus large, on ne peut ramener l’engagement des industriels en faveur du recyclage à une rationalité économique étroitement conçue. Cet engagement dépend de facteurs organisationnels, sociaux, voire anthropologiques qui, s’ils ne sont pas antinomiques avec la rationalité économique, appellent à penser le problème du non-recyclage de façon plus large.

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Il existe des leviers pour développer l’exploitation des mines urbaines avec, à la clé, des avantages économiques, environnementaux et géopolitiques.

  • Du côté des ingénieurs et des concepteurs de produits, cela passe par un design plus responsable, en prenant en compte l’entièreté du cycle de vie des produits au moment même de leur conception.
  • Du côté des consommateurs, cela implique une plus grande sensibilisation à la pratique du tri des flux de déchets spécifiques, notamment électroniques.
  • Les entreprises, pour leur part, doivent raisonner sur un temps plus long et pas seulement en fonction de la rentabilité à court terme, dans un contexte de volatilité du cours des métaux.
  • Les États, enfin, gagneraient à mettre en place des réglementations adaptées à la complexité du secteur, n’excluant pas des objectifs ambitieux de taux de recyclage spécifiques par type de métal, ainsi qu’une forme de planification territoriale pour mieux coordonner les flux.

La difficulté à tendre vers l’économie circulaire

Rappelons enfin que même dans le cas idéal d’une exploitation optimale du gisement que constituent les mines urbaines, avec des taux de recyclage élevés pour tous les métaux, nous serions toujours loin d’une situation d’économie circulaire. En effet, chaque année, la demande en métaux continue d’augmenter de manière très significative.

La recyclabilité et le recyclage effectif des métaux sont donc des conditions nécessaires, mais non suffisantes à la mise en place d’une économie véritablement circulaire. En effet, seule une décroissance des flux de matière et d’énergie dans l’industrie permettrait aux mines urbaines de se substituer en partie, et non de s’ajouter, à l’exploitation des gisements primaires.The Conversation

Autrice : Fanny Verrax, professeure associée en transition écologique et entreprenariat social,

EM Lyon Business School

Cet article est republié sous licence Creative Commons.

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Les scientifiques héroïnes de fiction influencent-elles les choix d’orientation des adolescentes ? | The Conversation

LLes scientifiques héroïnes de fiction influencent-elles les choix d’orientation des adolescentes ? | The Conversation

Les filles n’auraient-elles que peu d’intérêt pour les sciences ? C’est ce que pourrait laisser penser leur sous-représentation persistante dans les filières et professions dédiées à ces disciplines. Pourtant, les recherches en sociologie montrent que ce n’est pas faute de goût ou d’aptitudes qu’elles sont relativement absentes de ces domaines.

Une explication se situerait plutôt du côté des normes sociales qui influencent les filles dans leurs choix. Si la famille et l’école jouent un rôle important dans l’incorporation de ces normes, la culture, par les représentations et les modèles qu’elle véhicule, contribue à structurer le rapport que les adolescentes ont aux sciences et à influencer leurs choix d’orientation. C’est ce que montrent les résultats de l’enquête initiée et encadrée par l’association Lecture Jeunesse, soutenue par le ministère de la Culture.

En enquêtant auprès de 45 lycéennes amatrices de mathématiques, nous avons cherché à répondre aux questions suivantes : quels contenus culturels les filles qui aiment les sciences consomment-elles ? Quel rapport ont-elles à ces contenus et comment ceux-ci façonnent leurs représentations des sciences ? Existe-t-il des role models féminins, réels ou fictifs, qui inspirent et encouragent ces filles à s’engager dans des voies scientifiques ?

Dans le cadre de cette recherche, le terme « science » désigne l’ensemble des disciplines relevant des sciences formelles, de la matière et de la vie, par opposition aux sciences humaines et sociales. L’enquête examine l’ensemble des supports culturels (contenus écrits et audiovisuels, musées, jeux, pratiques amateurs, etc.) qui diffusent les sciences, ensemble désigné sous le terme de culture scientifique.

Les loisirs scientifiques, une pratique minoritaire chez les adolescentes

La culture scientifique des lycéennes est peu développée : sur les 45 filles interrogées, seules neuf déclarent avoir des loisirs scientifiques réguliers. L’influence de l’origine sociale sur ces activités est notable : les filles issues des milieux favorisés les plus dotées en capital économique et culturel sont plus susceptibles d’avoir des loisirs scientifiques.

L’étude révèle en outre que, si goût des lettres et goût des sciences ne sont pas incompatibles, les lectures d’ouvrages scientifiques demeurent rares. En effet, alors que les trois-quarts des filles disent aimer lire et y consacrer du temps, seulement cinq d’entre elles lisent des ouvrages de sciences. Les lectures scientifiques sont donc minoritaires, même chez les grandes lectrices.

Invitées à chercher les sciences dans tous les livres, films ou séries qu’elles connaissent, les filles identifient quelques titres (films de science-fiction, biopics de scientifique, séries, animes, etc.) qu’elles associent à la thématique.

Quelques exemples de titres que les filles associent aux sciences.

Les adolescentes sont néanmoins peu attachées à ces contenus qu’elles ne regardent qu’occasionnellement. Elles ne les envisagent pas comme des supports d’apprentissage des sciences, ce qui contraste avec l’usage didactique qu’en font les garçons qui, comme l’a montré le chercheur David Peyron, perçoivent « le monde imaginaire comme lieu d’expérimentation des savoirs ».

Enfin, lorsque les adolescentes apprécient ces contenus, c’est rarement en raison de leur dimension scientifique. Les figures de l’ombre, qui relate l’histoire de trois femmes ingénieures afro-américaines travaillant pour la NASA, est par exemple le « film préféré » de l’une des adolescentes interrogées. Or, cette dernière précise bien que son intérêt pour le film n’est pas dû à sa dimension scientifique :

« Je pense que ça me plait aussi beaucoup parce qu’il y a un rapport avec la société : c’est des femmes noires, c’est un combat… c’est pas juste des sciences. J’pense qu’un film ou un livre juste sur les sciences… je ne sais pas si ça me suffirait. »

La mise à distance des loisirs scientifiques alimente un sentiment d’incompétence en sciences

Pour la plupart des adolescentes, tout ce qui touche aux sciences relève du travail scolaire et n’est pas perçu comme une source possible de divertissement. Certaines filles rejettent même avec véhémence l’idée d’avoir une passion extrascolaire pour les sciences.

À travers ce rejet se joue une mise à distance de la figure repoussoir du geek « qui aime les maths, les mangas et les jeux vidéo » et qui consacre son temps libre aux sciences. Pour les filles, situer les sciences hors du champ des loisirs revient ainsi à rejeter l’assignation au masculin qui accompagne l’investissement des sciences.

Échange issu des entretiens qualitatifs menés dans le cadre de l’enquête de Lecture Jeunesse. / Fourni par l’auteur.

Cette mise à distance empêche la naissance d’un sentiment de familiarité avec les sciences qui nourrit la confiance en soi dans ces disciplines. Par ailleurs, la culture scientifique est un attendu implicite des filières académiques puis des milieux professionnels scientifiques. La méconnaissance de certaines références culturelles scientifiques est perçue comme un manquement et exclut les filles des dynamiques de groupe dans ces environnements.

Au bout de compte, cela alimente chez les filles le sentiment que leur travail ne fera jamais le poids contre la culture accumulée des garçons, et conduit en parallèle leurs camarades et collègues masculins à les juger incompétentes.

Investir le pouvoir incluant de la culture à travers les « role models » féminins

À travers les mécanismes d’identification qu’ils permettent, les objets culturels ont le pouvoir d’inspirer les jeunes filles en leur proposant des modèles féminins. Or, dans son état actuel, la culture scientifique est excluante : les femmes y sont invisibilisées ou représentées de façon stéréotypée.

Les rares représentations de femmes scientifiques sont en outre souvent contreproductives. Figures trop impressionnantes pour susciter l’identification, femmes dotées d’un don inné pour les sciences ou ayant dû faire face à l’adversité pour suivre leur vocation : les représentations féminines dans l’offre culturelle contemporaine véhiculent l’idée que les femmes scientifiques ne peuvent pas être des femmes ordinaires et heureuses.

Exemples de figures féminines contreproductives. / Fourni par l’auteur.

La création de modèles de proximité est donc fondamentale : les adolescentes ont besoin de rencontrer des femmes scientifiques ordinaires et accessibles. Le rôle majeur que peut jouer la fiction est encore insuffisamment investi : les modèles féminins efficaces pour donner aux filles l’envie de s’engager vers les sciences sont encore à inventer.

Cet article a été co-écrit par Clémence Perronnet, chercheuse en sociologie à l’Agence Phare rattachée au Centre Max Weber (UMR 5283), ENS de Lyon, Lydie Laroque et Aurore Mantel (de l’association Lecture Jeunesse).The Conversation

 

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« Penser à tout » : pourquoi la charge mentale des femmes n’est pas près de s’alléger | The Conversation

«« Penser à tout » : pourquoi la charge mentale des femmes n’est pas près de s’alléger | The Conversation

©Yakobchuk Viacheslav | Selon l’Insee, en 2010, en France, les femmes prennent en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales au sein des foyers.

Mères, travailleuses, attentives à la dimension du soin dans la relation aux autres, beaucoup de femmes ploient sous le poids de la charge mentale. En plus d’exécuter la grande majorité des tâches domestiques au sein de la famille, elles sont souvent celles qui les organisent, les planifient, y « pensent », tout simplement. Et ce d’autant plus que l’éducation des enfants est devenue un enjeu central de notre époque. Cette charge qui leur incombe au quotidien peut être alourdie par les nouveaux outils numériques. Ce vécu intime, cette addition des tâches et leur répercussion, impossibles à quantifier, doivent être appréhendés collectivement.

Comment être une « bonne mère », tout en étant une « professionnelle impliquée », une « amie dévouée » mais aussi une « représentante associative engagée » et une partenaire attentive… en même temps, tout le temps ?

Les rôles sociaux que les personnes investissent tendent à se multiplier ; nos identités se conjuguent dans une dialectique entre notre identité propre et celle tournée vers autrui. En résulte une « charge mentale » démultipliée et parfois incommensurable.

Cette charge mentale, comme un très grand nombre de femmes, il m’arrive moi-même de l’expérimenter dans mon quotidien, en tant que mère de quatre enfants avec une vie professionnelle dense. Sociologue de la famille et de l’éducation, je me suis donc intéressée de près à cette question.

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Apparue dans les années 80, la « charge mentale » peut être définie selon Nicole Brais, chercheuse en philosophie à l’Université de Laval qui a théorisé cette notion, comme un « travail de gestion, d’organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectif la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence ».

Mais c’est la sociologue Monique Haicault qui, la première, décrit dans son ouvrage La gestion ordinaire de la vie en deux, la « double journée » des femmes, prises en étau entre le travail domestique et familial et la montée en puissance des exigences professionnelles.

71 % des charges parentales assurées par les femmes

Première caractéristique : la charge mentale affecte le vécu et l’expérience des femmes. Certes, la généralisation du travail féminin, intervenue au XXe siècle, participe d’un mouvement d’émancipation de ces dernières. Mais il ne s’est pas accompagné d’un partage équitable des tâches domestiques et familiales. En effet, selon l’Insee, en 2010, en France, les femmes prennent en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales au sein des foyers.

Il ne s’agit pas seulement du temps passé avec l’enfant, mais du temps à penser à tout ce qui le concerne : tri des vêtements au fil des saisons, gestion du calendrier vaccinal, organisation des vacances à venir, cadeaux à offrir aux goûters d’anniversaire, dates à retenir pour Parcoursup

Cette charge ne permet pas de concilier équitablement vie professionnelle et familiale et nuit au bien-être des femmes, tant elle les oblige à être constamment en alerte.

Il ne s’agit pas seulement de partager équitablement la réalisation des tâches au sein du couple pour partager la charge mentale. Plus diffuse, cette charge est aussi cognitive, car elle résulte davantage d’une réflexion visant la gestion et la planification des tâches domestiques, éducatives et de soin.

On touche ainsi à une seconde caractéristique : cette charge mentale est invisible et a ceci de particulier qu’elle ne se quantifie pas.

La dessinatrice Emma, 2019.

Pour rendre compte de son intensité, souvent invisible, paraît en 2016 Fallait demander, une bande dessinée par l’autrice-illustratrice Emma. La BD, d’abord publiée sur Internet, fait œuvre pédagogique et provoque le débat dans les sphères médiatiques mais également intimes.

L’autrice s’emploie à décrire les soubassements d’une injustice de genre dans un contexte de supposée égalité entre les sexes. L’engouement suscité est aussi lié à une intensification générale de cette charge mentale.

En effet, si cette notion est autant discutée aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle englobe de nouveaux registres, à l’instar du care tel que défini par Monique Haicault :

« Le soin, le bien-être, le souci de l’autre et de la relation à autrui composent la part émotionnelle et altruiste de la dimension affective de la vie, plus présente aujourd’hui qu’hier. »

Saturation du travail parental

Enseignante-chercheuse, je mène des entretiens sociologiques auprès de nombreuses femmes. Elles décrivent souvent longuement ce qui s’apparente à une saturation de leur travail parental. Je partage à certains égards leur expérience, tant je sais ce qu’il en coûte d’avoir à penser à tout, pour soi-même mais également pour l’ensemble de sa famille, concernant tous les aspects de la vie intime, scolaire, médicale, sociale.

Beaucoup d’enquêtées évoquent une élévation du référentiel associé au registre éducatif : on a plus d’exigence et on s’investit plus que par le passé dans l’éducation de notre progéniture.

En effet, nos sociétés contemporaines accordent une attention croissante et inédite à l’enfant et c’est sans surprise sur les mères que repose principalement l’application de ces nouvelles normes.

En ce sens, une caractéristique contemporaine de cette « charge mentale » semble d’ailleurs tenir dans l’évolution de la considération des besoins de l’enfant et de sa norme attenante de « bien-être ».

Le tournant pédocentrique, amorcé au début des années 1990, s’est diffusé jusque dans nos psychés et nos affects les plus intimes.

Comme le souligne le sociologue Gérard Neyrand :

« Si aujourd’hui ce n’est plus le mariage mais la venue de l’enfant qui fait famille, cela confère à l’enfant une centralité d’autant plus grande qu’il se fait plus rare qu’autrefois, qu’il demeure plus longtemps chez ses parents, et que l’attachement affectif qu’il engendre n’a jamais été aussi élevé »

D’ailleurs, dans certains cas, la parentalité peut pour ces raisons être vécue comme une expérience de solitude, qui génère un fort sentiment d’incomplétude et d’épuisement. Le fait d’avoir des enfants peut même finir par être appréhendé comme un assujettissement.

Si l’épuisement est d’abord personnel, il met par ailleurs à l’épreuve la conjugalité contemporaine et ses normes de partage et d’équité. Cette charge occupe la discussion de bien des couples, et apparaît nettement comme un des facteurs de délitement de la conjugalité dans les entretiens sociologiques que j’ai pu produire. Ainsi, cette jeune femme raconte :

« On est un jeune couple, tout va bien c’est super c’est merveilleux, l’enfant arrive et là, très rapidement le vent tourne, et là Hermione on va dire qu’elle a six mois et moi je me dis que ça va pas le faire, l’histoire dure encore un an supplémentaire mais ça ne le fait pas, clairement il sert à rien, il me convient plus, il m’aide pas, je me sens seule et je me dis quitte à me sentir seule, autant l’être pour de vrai ! » (Clémence, une enfant de 14 ans, séparée).

Si les couples les mieux positionnés sur l’échiquier social peuvent avoir recours à des services leur permettant d’externaliser un certain nombre de tâches ménagères, domestiques, éducatives, cela ne va pas de pair avec une diminution de cette charge cognitive. Parfois, l’effet peut même être inversé, car il s’agit de penser les conditions (qui, comment, où…) de cette prétendue externalisation de la gestion du quotidien ! Externalisation qui incombe bien souvent à d’autres femmes.

Numéro d’équilibriste

Autre effet paradoxal : celui d’endosser socialement le rôle de gestionnaire, voire de cheffe autoritaire du foyer.

Combien de femmes racontent les reproches qu’elles reçoivent, parfois même accusées de distribuer les rôles et d’occuper une position hégémonique au sein leur famille !

« À force de penser à tout : choix de l’école, choix de la nounou, départ des filles dans ma famille lors des vacances scolaires, organisation des anniversaires des filles, mais aussi des week-ends entre copains, je suis devenue en plus celle qui décide, et qui s’accapare la prise de décision » _(Amélie, deux filles de 7 et 4 ans, en couple).

Et puis, à un autre niveau, l’externalisation ne vient que reproduire des inégalités dans la mesure où ces tâches sont toujours déléguées à d’autres femmes, souvent issues des classes populaires, de l’immigration et qui acceptent des bas salaires.

L’intensification de cette charge mentale et le morcellement de nos rôles sociaux qui en résulte est également à concevoir dans un mouvement d’accélération et de compression des vies privées et professionnelles. Un mouvement notamment rendu possible par les outils numériques et la gestion à distance des tâches, voire des rôles qu’ils permettent.

Je fais par exemple partie de celles qui peuvent à l’occasion télétravailler. Cela me permet de « gagner du temps », d’éviter certains déplacements, parfois de concilier certains impératifs professionnels avec mon travail parental, notamment lorsque mes enfants sont malades.

En résulte cependant un numéro d’équilibriste. Chaque journée peut alors devenir un temps et un espace de négociation avec moi-même, une quête visant à définir la meilleure stratégie possible pour « avancer », limitant autant que possible les sources de perturbations qui me feraient perdre l’équilibre. Par exemple, un déjeuner avec une amie en semaine, un rendez-vous avec une enseignante, une manifestation sportive pour l’un de mes enfants… sont autant d’évènements à même de « gripper » mon organisation, pourtant bien établie.

Reste néanmoins que la conciliation entre tous les espaces-temps constitue le creuset de difficultés quasi universelles de la condition parentale des mères.

Un récent rapport du Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes décrit ce phénomène et pointe l’un des risques du télétravail pour les femmes : la réduction des opportunités de carrière.

Face à cette mise en concurrence de nos identités et au sentiment de morcellement pouvant en résulter, il nous revient certes de penser à des modes d’organisation équitables dans nos relations avec nos partenaires. Toutefois, circonscrire cette problématique au seul volet intime participe d’un effacement de sa dimension politique et laisse à penser qu’il suffirait d’une bonne organisation au sein du couple pour diminuer cette « charge mentale ».

La dimension collective de la charge mentale

On touche là à une idéologie bien installée dans notre société : les raisons de ce qui nous pose problème sont à chercher dans notre psyché défaillante, comme le décrivent très bien Eva Illlouz et Edgar Cabanas dans Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies.

Dans les discours de la psychologie positive et du développement personnel, la « charge mentale » devient le lieu d’une introspection qui sous-entend uniquement un enjeu individuel. Pareille conception fait cependant l’impasse sur sa dimension collective et sociale : représentations et organisation de la famille, division genrée du travail éducatif, place du travail et de sa valeur dans nos trajectoires de vie…

Si des solutions existent dans des dispositifs de prévention et d’éducation des garçons et des filles afin de les sensibiliser aux stéréotypes et normes de genre, on ne peut cependant pas faire l’économie de penser en termes d’organisation sociale collective.

À ce titre, on peut imaginer l’élaboration de politiques publiques soutenant le travail éducatif et de care, des politiques d’emploi permettant de mieux concilier vie personnelle et professionnelle, notamment à travers la prise en compte des temporalités qu’engage la vie de famille.

Et parce que l’on sait que les femmes sont plus concernées par le travail à temps partiel, on peut envisager des mesures qui favoriseraient des journées de travail moins longues pour les hommes comme pour les femmes, des mesures qui prévoient des congés parentaux à se répartir entre parents, à commencer par un congé paternité révisé, au-delà des 28 jours prévus depuis sa réforme au mois de juillet 2021.

À ce jour, des dispositifs d’entreprise visent à allonger le congé pour le deuxième parent, à l’instar du #Parentalact qui a fait son apparition en 2020.

Réviser le congé paternité à la faveur d’une division équitable du travail éducatif et de care dès l’arrivée de l’enfant permettrait de rompre avec notre organisation familiale adossée à la mère comme parent principal. À un autre niveau, ce type d’incitation résonnerait comme une révolution culturelle pour notre société tant le travail est encouragé et valorisé, bien au-delà de la considération que suscite l’énergie déployée pour élever des enfants.The Conversation

 Autrice : Jessica Pothet, Maîtresse de conférences en sociologie – Université Claude Bernard Lyon 1, chercheuse au laboratoire Max Weber, Université Lumière Lyon 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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Pourquoi si peu de filles en mathématiques ? | The Conversation

PPourquoi si peu de filles en mathématiques ? | The Conversation

À 17 ans, une fille française sur deux n’étudie plus les mathématiques, contre seulement un garçon sur quatre. Publié en janvier 2024 chez CNRS Editions, « Matheuses – Les filles, avenir des mathématiques » se penche sur ces inégalités pour mieux les combattre.

À travers 10 chapitres, la chercheuse Clémence Perronnet, la médiatrice scientifique Claire Marc et la mathématicienne Olga Paris-Romaskevitch apportent des réponses scientifiques à des questions comme « Faut-il avoir des parents scientifiques pour réussir en maths ? », « Les maths sont-elles réservées aux élites ? » ou encore « Les modèles féminins créent-ils des vocations chez les filles ? »

Ci-dessous, nous vous proposons de lire la conclusion de cet ouvrage conçu aussi bien comme une enquête sociologique qu’un cahier de maths.

Les parcours en mathématiques commencent dès la petite enfance, avec l’influence forte de la socialisation familiale. On a beaucoup plus de chances de s’intéresser aux maths et d’être encouragée dans cette voie lorsqu’on a des parents scientifiques – et surtout, pour les filles, une mère scientifique. Ces héritages familiaux sont purement sociaux et ne reposent pas sur la transmission d’un goût ou d’un talent génétique. Contrairement aux idées reçues, notre intérêt, notre curiosité et nos compétences en mathématiques ne sont jamais déterminés à l’avance par des caractéristiques biologiques. L’intelligence n’est pas innée, et ce n’est pas elle qui fait la compétence en mathématiques : celle-ci ne s’acquiert que par l’entraînement. Ce n’est donc pas parce qu’on est brillant, génial ou naturellement talentueux qu’on devient bon en maths. À l’inverse, c’est au fur et à mesure qu’on les pratique et qu’on s’y investit que l’on nous reconnaît talent et intelligence, parce qu’on investit cette discipline qui détient un important pouvoir symbolique et social.

Il y a néanmoins une très grande inégalité de traitement dans cette reconnaissance, puisque l’intelligence est beaucoup moins facilement accordée aux femmes qu’aux hommes. Les discours pseudoscientifiques qui prétendent prouver l’origine biologique de l’intelligence et les processus d’évaluation à l’œuvre dans le système scolaire desservent systématiquement les femmes. Celles-ci sont toujours considérées comme naturellement moins douées – alors même que des décennies de recherche scientifique établissent que le sexe biologique ne détermine aucunement les capacités cognitives.

Ces inégalités de traitement expliquent la sous-représentation des femmes dans certaines sciences (mathématiques, informatique, ingénierie…) mais aussi leur surreprésentation dans d’autres (biologie, chimie, médecine…). En effet, les disciplines scientifiques ne sont pas investies de la même façon selon la valeur qu’on leur prête dans le monde social. Les hiérarchies disciplinaires, de genre et sociales se croisent pour construire un espace social et sexué des sciences. Au sommet, les mathématiques et la physique sont considérées comme les plus fondamentales et théoriques ; ce sont elles qui recrutent le plus d’hommes et de personnes des classes favorisées. Les champs de l’ingénierie, de la technologie et de l’industrie, associés à l’application et à la technique, ont un recrutement tout aussi masculin mais davantage populaire. Enfin, les sciences du vivant comme la médecine et la biologie, focalisées sur l’activité de soin et de sollicitude, sont les plus féminisées. Cela n’en fait pas des sciences plus égalitaires, puisque la présence des femmes s’y explique toujours par la croyance en des différences de nature entre les sexes (ici, l’existence de qualités féminines liées au care).

Le cas particulier de l’informatique montre bien la façon dont les liens entre genre, savoir et pouvoir produisent des orientations inégalitaires. Loin d’être le résultat de préférences ou de compétences « naturelles », l’absence des filles en informatique est le résultat d’une éviction. Alors qu’elles étaient majoritaires dans cette discipline à ses débuts, les femmes en ont été exclues lorsqu’elle a pris de l’importance et est devenue le lieu d’enjeux de pouvoir économiques et politiques. Aujourd’hui, en milieu scolaire comme en milieu professionnel, les femmes sont confrontées à des comportements sexistes constants de la part de leurs professeurs, camarades et collègues, et leur prétendue incompétence et incompatibilité avec l’informatique servent à justifier leur évincement.

L’absence d’intérêt ou de confiance en soi n’est jamais le point de départ de la situation des femmes en mathématiques : elle est le résultat de leur expérience. Les filles perdent confiance en constatant les efforts infructueux de leurs mères, en rencontrant page après page des personnages qui leur enseignent la résignation face à la domination et en étant la cible quotidienne de violences sexistes et sexuelles dans une société qui leur vante pourtant ses mérites égalitaires. Dans leur vie quotidienne comme dans la fiction, tout indique et rappelle aux filles leur incompétence « naturelle » en mathématiques et les sanctions qui les attendent si elles essayent malgré tout d’investir ce champ du savoir.

Why science is for me (The Royal Society, 2020).

Ces sanctions sont les plus fortes pour les adolescentes noires, arabes ou asiatiques et issues des milieux populaires, qui expérimentent une triple discrimination sexiste, raciste et classiste. Les mathématiques sont les plus élitistes des sciences, mais leur aspiration universaliste produit une illusion de neutralité qui minimise le poids de la classe et de la race dans les parcours. La norme du désintéressement dissimule ainsi les conditions matérielles privilégiées qui sont nécessaires à la pratique des mathématiques pures, les plus valorisées.

Faire le choix des mathématiques quand on est une fille impose une transgression des normes de genre et un inconfort que seules les adolescentes les plus favorisées peuvent tolérer – non sans sacrifices. L’absence des groupes dominés en sciences est produite structurellement. Elle n’est ni une affaire de parcours individuels ni un phénomène purement psychologique. Les femmes, les personnes des classes populaires et les personnes non blanches ne s’autocensurent pas en sciences : elles sont censurées socialement par le poids des rapports de domination.

Dans ce contexte, des actions en non-mixité comme les stages des Cigales peuvent jouer un rôle important. En protégeant pour un temps les filles des violences sexistes, elles leur permettent de se consacrer pleinement à la pratique des mathématiques. Elles favorisent également une prise de conscience des inégalités et mettent en avant des modèles de femmes scientifiques encore trop rarement accessibles pour les adolescentes.

Néanmoins, ces actions ne feront progresser l’égalité qu’à condition de renoncer aux croyances en la différence « naturelle » entre les sexes, et de reconnaître les autres rapports de domination structurant le champ scientifique. Si elles peuvent suspendre temporairement les rapports sexistes, les actions en non-mixité de genre n’échappent ni à l’élitisme ni au racisme. Faute de prendre en compte l’ensemble de ces rapports sociaux, elles bénéficient davantage aux filles des classes les plus favorisées.

©CNRS éditions

Pour avancer vers l’égalité et réaliser véritablement leur ambition universelle, les mathématiques doivent repenser complètement leur histoire, leur fonctionnement et leur sens. Pour servir l’intérêt général, elles doivent refuser d’élever une minorité au détriment de la majorité. Cela impose de prendre conscience de la façon dont la pratique actuelle des maths rend impossible l’accès de tous et toutes aux savoirs et aux carrières.

Parce que les inégalités sont sociales et structurelles, les outils pour les résorber doivent l’être également. Les actions ponctuelles et périphériques à destination des groupes sociaux exclus sont nécessairement insuffisantes. Les mathématiques ont besoin d’une transformation interne et collective des pratiques, fondée sur le refus de construire la discipline sur la réussite personnelle de quelques individus jugés exceptionnels, et sur le rejet systématique de toutes les approches naturalisantes des femmes et des hommes, mais aussi des questions de goût, de talent et de mérite.The Conversation

 

Auteure :

Clémence Perronnet, chercheuse en sociologie rattachée au Centre Max Weber (UMR 5283), ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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Loin du mythe de l’écologie punitive, la faiblesse des polices de l’environnement | The Conversation

LLoin du mythe de l’écologie punitive, la faiblesse des polices de l’environnement | The Conversation

Les polices de l’environnement sont la cible de critiques et d’attaques de plus en plus médiatisées. Pourtant, leurs missions, leurs prérogatives et leurs activités restent très peu connues. Les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) n’avaient d’ailleurs fait l’objet d’aucun ouvrage universitaire jusqu’à celui-ci. Les sociologues Léo Magnin, Rémi Rouméas et l’agrégé de philosophie Robin Basier nous y font découvrir les moyens plus que modestes de ses fonctionnaires censés réaliser une tâche colossale : l’OFB dispose seulement de 1700 inspecteurs pour constater et rechercher les infractions environnementales commises sur les 641 000 kilomètres carrés du territoire français.

Ajoutez à cela un manque de temps et de formation du côté de la magistrature, des syndicats agricoles qui ont trouvé en la police de l’environnement un adversaire institutionnel de prédilection, et l’idée même d’une écologie punitive devient soudainement très peu en phase avec la réalité du terrain. Extraits choisis de Polices environnementales sous contraintes paru le 2 février 2024 dans la collection « Sciences durables » des éditions Rue d’Ulm


À en croire une formule répandue, « l’écologie a gagné la bataille des idées ». La métaphore militaire et militante ne nous dit cependant pas grand-chose. D’abord, elle fait l’impasse sur la diversité idéologique des positions sur la question environnementale. Ensuite, elle suppose de manière trompeuse que la politique n’est qu’un bras de fer argumentatif : une fois le combat gagné, la mise en œuvre des idées ne serait plus de la politique mais de l’intendance.

Ce présupposé intellectualiste, qui affirme le primat des idées sur les pratiques, est renforcé par la mise à l’agenda de questions de recherche perçues comme essentiellement spéculatives. Ainsi, des juristes et des philosophes se demandent s’il faut accorder des droits à la nature, ou comment nous devons transformer nos sensibilités. Nous pensons que ces interrogations devraient être renforcées par des investigations empiriques sur l’état actuel de l’application du droit.

Le droit de l’environnement ne doit pas être envisagé uniquement comme un ensemble de textes de lois, mais également comme une activité sociale, notamment une activité de contrôle qui veille à son application. Par conséquent, le fait que l’écologie soit mieux prise en compte dans la doctrine juridique n’est pas nécessairement un gage de sa force. Et ce qui est vrai de la qualité du droit l’est aussi de sa quantité : la multiplication des textes n’est pas une garantie d’une meilleure protection de l’environnement. Ce constat est consolidé par les travaux de science politique qui font état d’un écart considérable entre les objectifs environnementaux fixés par le droit et les résultats atteints dans les faits.

Alors que les rapports successifs du GIEC et de l’IPBES soulignent l’impérieuse nécessité d’agir, il importe de décrire l’action publique environnementale pour identifier ce qui pourrait enrichir et accélérer sa mise en œuvre. C’est à cet effet que nous avons porté nos regards sur un opérateur décisif et paradoxalement ignoré : la police de l’environnement.

Suivre cette police méconnue nous conduit à une lecture originale des rapports entre politique et environnement. Un grand nombre de débats contemporains tournent en effet autour de la question de la contrainte dans l’application du droit : parce qu’il est avéré que les initiatives individuelles sont insuffisantes, dans quelle mesure l’État peut-il légitimement contraindre les entreprises et les citoyens ? C’est dans ce cadre que les secteurs productifs concernés par les réglementations environnementales développent un discours critique qui fustige l’avènement d’une « écologie punitive ». Ils reprochent ainsi à la puissance publique d’abuser des outils de coercition à sa disposition.

À rebours d’un tel récit, nous développons la thèse suivante : les polices de l’environnement sont plus caractérisées par les contraintes qui les empêchent d’agir que par la force contraignante qu’elles peuvent réellement déployer. Autrement dit, la force de l’action coercitive de l’État en matière environnementale semble largement surévaluée par ses détracteurs, qui passent sous silence les multiples obstacles que les policiers de l’environnement rencontrent dans leur pratique.

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Des polices de l’environnement aux effectifs modestes et aux missions diverses

La multiplicité des services de police de l’environnement a pour effet de masquer la modestie de leurs effectifs. Celle-ci apparaît clairement quand le nombre d’agents est rapporté aux éléments naturels qu’ils inspectent. Entre 2007 et 2017, les agents spécialisés dans les milieux aquatiques représentaient 2,5 équivalents temps plein par département, soit un équivalent temps plein pour 1 000 kilomètres de rivière. Aujourd’hui, environ 1 500 inspecteurs sont chargés du contrôle de 500 000 installations classées pour l’environnement (ICPE) et 3 100 inspecteurs « eau et nature » doivent constater les infractions environnementales commises sur les 641 000 kilomètres carrés du territoire français.

Parmi ces 4 600 inspecteurs de l’environnement, plus de la moitié appartiennent aux services déconcentrés de l’État (2 650). Les agents restants font partie des établissements publics, principalement de l’OFB (1 700) et, dans une moindre mesure, des parcs nationaux (250). Les effectifs globaux ont peu évolué depuis le milieu du XXe siècle alors que les missions de la police se sont diversifiées : le contrôle sur place n’est qu’une activité parmi d’autres et le temps que les agents lui consacrent est limité ; a fortiori dans le cas des contrôles inopinés qui sont parfois restreints par des plans de contrôle interservices établis en amont par les services déconcentrés de l’État.

En pratique, la polyvalence de ces « petites » polices se traduit par le décalage entre le temps passé sur le terrain et celui dévolu aux tâches administratives, à savoir la rédaction de procès-verbaux, d’avis techniques, le transfert des données sur les logiciels dédiés ou encore la réalisation d’auditions. Ce temps mobilisé constitue souvent pour les inspecteurs une contrainte qui les empêche de remplir leurs objectifs de contrôle. Ces tâches de rédaction produisent une surcharge de travail qui peut les inciter à considérer l’engagement d’une procédure comme un dernier recours, une fois que toutes les autres voies moins formalisées (conseils, avertissements informels, avertissements judiciaires, etc.) ont été tentées. Cet état de fait permet de comprendre pourquoi le nombre de procédures environnementales annuelles ne dépasse pas la trentaine dans certains départements.

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La pauvreté du contentieux environnemental dans les tribunaux

Détruire des colonies d’abeilles par étouffage (R215-3 du code rural), poursuivre le défrichement illicite de bois (L362-2 du code forestier), rejeter des substances en mer (L218-11 du code de l’environnement) exposent les personnes à des amendes de plusieurs milliers d’euros voire à des mois d’emprisonnement. Arguant que les sanctions administratives et la réparation civile ne suffisent pas à discipliner les activités préjudiciables à l’air, au sol, à l’eau et à la faune et la flore, les instances européennes nourrissent beaucoup d’espoir à l’égard de la pénalisation du droit de l’environnement, et ont obligé les États membres à renforcer leur appareil judiciaire. Le droit de l’environnement accumule des textes punitifs, mais le travail des polices de l’environnement mène-t-il à des sanctions ?

Le constat est unanime et ancien quant à la pauvreté du contentieux environnemental dans les tribunaux. Au début des années 1990, la protection de l’environnement ne représentait que 2 % de l’activité des tribunaux correctionnels. Les derniers rapports sur la réponse pénale (2015-2019) ne signalent pas d’inversion de tendance : l’environnement représente désormais moins de 1 % des affaires pénales traitées et moins d’un délinquant environnemental sur dix est jugé en audience classique au tribunal correctionnel. Dans la pratique, les parquets des tribunaux ne se rendent pas toujours compte qu’ils sont concernés par un dossier environnemental parce que les procès-verbaux ne sont pas systématiquement signalés. La voie judiciaire suppose une coopération subtile et rare entre police, parquet et associations constituées parties civiles.

L’environnement se trouve de fait absorbé dans les modes de gestion de masse des tribunaux, traitement caractéristique des politiques de « déstockage » et d’accélération de la réponse pénale

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La difficile reconnaissance de l’insécurité environnementale

La singularité des polices environnementales est qu’elles ne défendent pas un ordre public préexistant, mais qu’elles participent à la construction d’une société durable qui n’existe pas aujourd’hui. Par conséquent, la force de l’ordre établi s’impose aux forces de l’ordre environnemental comme un obstacle à surmonter. Parce qu’elles s’inscrivent dans la thématique « environnement », condamnée à n’avoir qu’un effet résiduel à moins d’une profonde transformation politique, ces polices souffrent d’un empêchement chronique. Nous voyons en elles des polices d’avant-garde, à la fois minoritaires et réformatrices, qui ne peuvent compter sur aucun sens écologique de l’histoire qui jouerait en leur faveur. L’écologisation de nos sociétés n’a rien d’automatique et demeure un processus hautement contingent, sinon un objectif essentiellement discursif.

La faiblesse des polices spéciales de l’environnement s’explique en définitive par le manque de cohérence et de moyens des objectifs politiques que nous nous donnons collectivement. Le pouvoir répressif n’a en réalité pas d’effets notoires s’il n’est pas soutenu par une démarche d’explicitation de l’intérêt général qu’il préserve. La sécurité environnementale n’est aujourd’hui soutenue par aucune campagne massive de sensibilisation, à la différence de la lutte contre le tabagisme ou les accidents de la route, alors même qu’elle repose sur des connaissances rigoureuses. L’interdiction de fumer dans les lieux publics et l’obligation de porter une ceinture de sécurité sont des précédents potentiellement inspirants : dans ces cas, le couple obligation-répression, accompagné d’une communication intensive, a permis une transformation des pratiques à grande échelle. Sommes-nous condamnés à ne prendre en compte l’environnement qu’une fois que la santé humaine est directement attaquée ? En miroir, ce que nous pourrions nommer « l’insécurité environnementale » est pour l’instant une expression tout à fait marginale, au contraire de la notion d’insécurité civile qui légitime l’action des polices généralistes et des risques sociaux auxquels répond la Sécurité sociale. Cette indifférence interroge d’autant plus qu’il est vraisemblable que la généralisation de l’insécurité environnementale, par exemple l’aggravation des sécheresses, entraîne déjà et continuera d’entraîner un accroissement de l’insécurité civile et de l’insécurité sociale.


Ce livre a été écrit avec Robin Basier, ancien élève de l’ENS de Lyon et agrégé de philosophie.The Conversation

>> Les auteurs :

Léo Magnin, Research fellow, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Rémi Rouméas, Docteur en Sociologie , ENS de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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L’inhumation, la crémation… et bientôt l’humusation ? Que nous dit le droit ? |The Conversation

LL’inhumation, la crémation… et bientôt l’humusation ? Que nous dit le droit ? |The Conversation

L’inhumation et la crémation sont, pour l’heure, les deux seuls modes de funérailles légaux en France : pas d’alternative possible sur le territoire. Cette règle provient de la loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles et d’une suite de décrets à commencer par celui du 27 avril 1889 relatif à l’incinération, textes toujours en vigueur aujourd’hui. Pourtant, des modes alternatifs de sépulture se développent actuellement dans le monde et se font même une place dans la loi de certains États. C’est notamment le cas de l’humusation.

L’humusation est un processus destiné à permettre un retour du corps à la terre par des micro-organismes présents dans un sol préparé à cet effet. Autrement dit, il s’agit d’une technique permettant d’enterrer le corps à même le sol afin qu’il puisse se transformer en humus sain et fertile.

Pas de reconnaissance encore

Une proposition de loi d’expérimentation a été déposée début 2023 sur ce sujet à l’initiative d’Elodie Jacquier-Laforge, députée de l’Isère (MoDem). Est envisagé de procéder à une expérimentation sur le territoire français, dans les communes volontaires, afin de voir si l’humusation est un processus pouvant se concrétiser ou pas en France. Ce projet a su trouver de nombreuses personnes pour le porter, dès la même année, en témoigne cette pétition de l’association Humusation France qui a obtenu plus de 20 000 signatures.

Ce processus d’origine franco-belge n’a pour l’heure pas eu davantage de reconnaissance légale en Belgique qu’en France, malgré là aussi de nombreux efforts de la part de ses défenseurs. C’est aux États-Unis qu’un processus similaire a été légalisé pour la première fois. L’État de Washington a autorisé la méthode « recompose » en 2019, un dérivé de l’humusation. Cette évolution finira d’ailleurs par atteindre d’autres États fédérés, comme la Californie et New-York.

L’argument principal donné à cet élan de légalisation est environnemental. Il a en effet été démontré que l’humusation est un processus plus respectueux de l’environnement que l’inhumation ou la crémation. Cet argument ne manque pas d’intérêt à une époque de prise de conscience écologique. Pourrait-on techniquement imaginer cela rapidement en droit français ?

Obstacles idéologiques et juridiques

Pour répondre simplement à cette question, il faut garder en tête que le droit français accorde une place importante au corps humain privé de vie en le protégeant par le prisme de la dignité humaine, cette protection étant également étendue aux cendres humaines. Ce principe est inscrit à l’article 16-1-1 du code civil. On peut y lire :

« Les restes des personnes décédées […] doivent être traités avec respect, dignité et décence. »

Deux obstacles donc à surmonter afin de permettre l’introduction de l’humusation en droit français. Le premier obstacle est idéologique, le second est juridique.

Sur le plan idéologique, tout dépend de la position adoptée par rapport à la notion de dignité humaine. Permettre à un corps humain sans vie de retourner à la terre sans cercueil, ni autres atours, est-il compatible avec l’idée que l’opinion publique peut se faire de la dignité humaine ? C’est bien sûr une question de point de vue et les mœurs actuelles ne semblent pas incompatibles avec un tel processus.

On ne retrouve d’ailleurs pas de définition juridique précise et gravée dans le marbre de la dignité humaine en France. Cela offre une liberté d’interprétation aux acteurs du droit et aux justiciables.

Sur le plan juridique, il faut de plus se demander si l’introduction d’un tel processus aux côtés de l’inhumation et de la crémation entraînerait oui ou non un grand bouleversement législatif : faudrait-il revoir et réformer beaucoup de textes ou cela peut-il se faire plus simplement ?

Il semble qu’une telle introduction n’entraînerait pas un grand bouleversement législatif. Elle nécessiterait, a minima, l’introduction du nouveau processus dans le Code général des collectivités territoriale et l’insertion du nouveau vocable dans le code pénal (au niveau des autorisations à obtenir auprès des officiers publics). Une modification du code civil en la matière ne semble en revanche pas nécessaire puisque, comme cela a déjà été évoqué, ce n’est qu’une question de point de vue que de savoir si l’humusation est compatible, ou non, avec l’idée que dresse ce dernier de la dignité humaine après la mort. Une modification de ce texte ne serait que purement sémantique à des fins de cohérence du droit.The Conversation

>> Auteur :

Jordy Bony, Docteur et Instructeur en droit à l’EM Lyon, EM Lyon Business School

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