Homme - société / Sciences politiques Article The Conversation|Université Lumière Lyon 2 CCarnaval de Rio : dans les écoles de samba, les revendications politiques mènent la danse | The Conversation © Richard Mcall de Pixabay À Rio, après des mois de préparation, le carnaval bat actuellement son plein. Derrière l’exubérance et les paillettes, les défilés des écoles de samba portent des messages très politiques.Depuis la fin des années 1920, les écoles de samba se sont imposées comme une vitrine culturelle du Brésil. Issues des quartiers périphériques et associées aux « favelas », elles engagent des disciplines variées (chant, danse, arts plastiques, musique, littérature, histoire, etc.) et symbolisent le brassage des peuples propre au Brésil.À Rio, environ quatre-vingts écoles de samba s’affrontent au carnaval du sambodrome – divisé en cinq groupes de niveau. Une quarantaine de jurés les évalue en fonction de dix critères techniques et esthétiques. Un « bon » défilé est une narration structurée comme les chapitres d’un livre : au son de la chanson, l’histoire est matérialisée par des artefacts visuels (chars allégoriques, costumes), sonores (musique, choix des rythmes, paroles) et chorégraphiques. En 2024, Unidos do Viradouro a remporté le championnat, confirmant la tendance de défilés contestataires identifiée depuis 2016, malgré une ré-émergence de défilés se voulant légers et apolitiques. Quels processus influent sur la tendance des thématiques des défilés ?Jusqu’en 1990 : déférence politique et irrévérenceDepuis leur apparition dans les années 1920, les écoles de samba traitent de thématiques politiques lors du carnaval. Mettre en défilé un épisode de l’histoire nationale devient obligatoire en 1947. Les écoles de samba s’y plient avec conviction pour tenter de faire leur place dans la communauté nationale. En 1949, Império Serrano réalise par exemple une « Exaltation à Tiradentes », héros républicain de l’indépendance. En 1956, Estação Primeira de Mangueira fait l’éloge de l’homme d’État et dictateur Getulio Vargas.Historiquement, les écoles de samba ont développé des rapports de déférence vis-à-vis du pouvoir politique, afin de survivre aux répressions et d’obtenir une reconnaissance symbolique et financière. Néanmoins, la contestation politique a toujours été présente dans les défilés. Subtile ou frontale, elle remet en cause du mythe national de « démocratie raciale », selon lequel il n’existerait pas d’inégalités en raison des rapports sociaux de race.1990-2015 : l’ère des défilés sponsorisésDans les années 1990, l’obligation de thématique nationale prend fin, tandis que les sponsors sont autorisés.S’ouvre alors une époque de défilés dits « commerciaux ». Marques de préservatifs, shampooings, yaourts, machines-outils agricoles, multinationales agro-alimentaires, compagnies aériennes : les défilés sponsorisés se multiplient et les messages transmis perdent en « profondeur ». En contre-partie, l’aisance financière permet aux écoles de donner davantage de costumes à leurs membres, souvent issus des classes populaires et paupérisées. Mais un lien trop flagrant avec un produit commercial réduit à néant les chances de gagner la compétition du carnaval. La réussite des défilés « commerciaux » dépend de l’ajustement avec une thématique pertinente aux yeux du jury – qui valorise les thématiques dites « culturelles ».Dans les années 2000 et 2010, il est possible de gagner le carnaval avec des sponsors commerciaux. En 2013, la quasi-totalité des écoles est sponsorisée. Cette année-là, un défilé portant sur le monde rural financé par une multinationale de pesticides et semences transgéniques l’emporte. En 2014, c’est un défilé sur Ayrton Senna réalisé grâce à des financements de constructeurs automobiles qui gagne la compétition.Le tournant militant de 2016En 2016, le maire évangéliste de Rio supprime les subventions aux écoles de samba. En parallèle, la crise économique fait s’évaporer les sponsors privés. La déférence aux élites politiques et économiques disparaît.De jeunes conceptrices et concepteurs de défilé (au cachet moins élevé) sont embauchés, produisant une nouvelle dynamique dans la définition des thèmes. Les victoires sont conquises en abordant l’esclavage, l’intolérance religieuse, la torture pendant la dictature, dans un contexte de montée de l’extrême droite au Brésil.À Rio, le carnaval est loin de se limiter à la compétition entre écoles de samba. En 2025, comme chaque année, une folie carnavalesque s’empare de chaque recoin de la ville. | ©Sophie Janinet, CC BY-ND2020-2023 : vers un essoufflement des revendications politiques ?À partir de 2020, le contexte politique se fait moins menaçant pour les écoles de samba, notamment avec l’élection à Rio, puis la réélection au premier tour en 2024, d’un maire qui se revendique « procarnaval ». La tendance se confirme avec le retour de Lula à la présidence de la République en 2023 (son marketing politique est basé sur la défense des populations minorisées).En parallèle, la crise sanitaire, particulièrement mortifère au Brésil, a conduit à l’annulation du carnaval en 2021 et à son report en 2022 : un besoin de « légèreté » et d’insouciance se traduit dans certains défilés.De surcroît, les dynamiques propres au carnaval ont pour effet de toujours faire évoluer la narrativité des défilés. L’injonction d’innovation est si importante que de grands succès seraient perçus comme dépassés s’ils étaient reproduits quelques années plus tard. L’articulation de ces facteurs craquelle le caractère incontournable des thématiques politisées pour le carnaval 2024.2024 : l’affrontement de deux tendancesCertes, la majorité des écoles présentent des défilés contestataires en 2024, mais parmi celles qui se disputent la première place, plusieurs concurrentes sérieuses investissent des thématiques culturelles légères ou politiquement neutres : la sensualité du peuple brésilien, la culture tzigane au Brésil, la mythologie fondatrice de la nation portugaise et son héritage.C’est finalement Unidos do Viradouro qui l’emporte haut la main, avec un défilé dont la « mission » revendiquée est de « dédiaboliser le culte vodum » (dans un contexte d’augmentation des actes de violence fondés sur l’intolérance religieuse).Les vainqueurs du Carnaval de Rio 2024 : Unidos do Viradouro.Elle devance largement l’école en seconde place. Le jury fait acte de sa préférence pour des défilés clairement engagés dans une perspective antiraciste, féministe et décoloniale (si la technique et l’esthétique suivent).L’école de samba arrivée seconde au Carnaval de Rio 2024 : Imperatriz Leopoldinense.2025 : l’impact du championnat sur les nouvelles tendancesQuelques semaines plus tard, les premiers effets des résultats se concrétisent. Ils sont surtout flagrants pour Imperatriz Leopoldinense (seconde position en 2024 avec le défilé sur la culture tzigane). Jusqu’alors, la direction de l’école ne souhaitait pas s’engager dans les thématiques dites « afro », valorisant les héritages africains de la culture brésilienne. Les résultats du carnaval 2024 l’amènent à opérer un changement radical. Dès le 8 avril, l’école annonce sa nouvelle thématique : la cosmologie yoruba.L’une après l’autre, les autres écoles de samba annoncent leurs thèmes. Pas moins de 10 écoles – sur 12 du Groupe Spécial – embrassent ce mouvement. En 2025, c’est la valorisation des brassages culturels et religieux d’origine africaine et autochtone qui est à l’honneur, ainsi que la cosmologie de matrice africaine.Rappelant qu’elles sont essentiellement composées par des populations minorisées en résistance contre l’héritage esclavagiste du pays, les écoles de samba persistent et signent en affrontant le racisme religieux – actes de violence majoritairement commis contre les religions de matrice africaine – et ses dérivés comme la LGBTphobie – quant à elle décuplée à l’encontre des afrodescendants pratiquant une religion non monothéiste.Au vu de la qualité narrative des thématiques contestataires proposées, de l’engouement des membres autour de ces dernières, et de l’ingéniosité des concepteurs et conceptrices de défilé engagés depuis la crise de 2016, il y a fort à parier que la tendance soit consolidée pour 2026. Néanmoins, un problème technique ou climatique peut bouleverser tout pronostic. Les aficionados le savent : à carnaval, tout est possible.Autrice :Antoinette Kuijlaars, chercheuse postdoctorale, Université Lumière Lyon 2 Cet article est republié sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation