Homme - société Article LLa monotonie paysagère comme aliénation moderne Critique d’un urbanisme rationnel Dans la critique de la ville que fait Henri Lefebvre, plus généralement une critique du mode de production de l’espace urbain, notamment de ses principes spatiaux de planification et concentration urbaines, la ville réunirait l’ensemble de la diversité des activités humaines, qu’elle organiserait spatialement. Ces principes font de la ville un objet technique composé de zones spatiales précises auxquelles est affectée une fonction bien déterminée. Les lieux n’existeraient plus en soi mais pour répondre à une fonction précise (économique, sociale, résidentielle, servicielle, administrative, symbolique…).Ce fonctionnalisme est hérité des théories de Le Corbusier et plus généralement du courant de l’architecture moderne, visant à rationaliser au maximum l’espace urbain dans son organisation (zonage, circulation…) et son usage (ex : identification des fonctions). Domine alors une représentation isonomique de l’espace urbain, en faisant un espace homogène, plane et continu. Il n’y aurait jamais de résistance physique des lieux dans leurs aménagements, mais une maîtrise entière de l’espace.Or, Henri Lefebvre montre que cet urbanisme rationnel n’a pas réussi à assurer l’harmonie des usages dans la ville.« Dans les villes historiques, les monuments ont des fonctions si complexes que le concept de « fonction » ne parvient pas à les épuiser. Ils rappellent et ils appellent. Ils rendent présents un passé et un avenir. Ils sont la mémoire de la Cité et son ciment. Ils unissent et réunissent : cathédrales, palais, théâtres, édifices divers. »(Lefebvre, 1961, p. 196).La standardisation du bâti dans des formes géométriques et l’homogénéisation des façades ont contribué à une sorte de répétition dans le paysage urbain. Cette unification en termes de fonction, forme ou esthétique crée une monotonie dans les paysages urbains qui ne seraient plus source de stimulation sensorielle, de sollicitation imaginative, d’invitation à la rêverie, d’inspiration créative… La monotonie rend l’habitant aliéné au paysage urbain.En attestent les critiques qui ont rapidement émergé des grands ensembles : bien que pensés comme des nouveaux quartiers confortables, particulièrement dans le contexte de la pénurie de logements dans les années 60, les grands ensembles ont rapidement été décrits comme des « barres en béton », matière froide. C’est la répétition de ces barres qui a donné une monotonie visuelle dans un petit espace caractérisé pourtant par une mixité sociale et une forte densité pensée comme synonyme d’activités.Ce même problème se retrouve aussi à l’échelle de la ville. Par le fait d’une intensité d’urbanisation, d’une rapidité d’occupation de sol et d’une unification des paysages, les villes perdent leur identité et leur mémoire ; par la suite, s’est opérée une dégradation dans la relation de l’individu avec son milieu, il devient progressivement passif dans ses comportements, n’interagit plus avec son milieu.La qualité de vie comme standardisation dans la compétition urbaine La qualité de vie en ville comme principe d’aménagement a progressivement suppléé la conception de l’homme au sein de l’urbanisme : à l’homo oeconomicus des années 70 cherchant à tout prix l’optimisation économique de ses choix (Chombart de Lauwe, 1965), aurait fait place un urbain de plus en plus soucieux de son cadre de vie et de la réalisation de ses aspirations.Or, force est de constater que cadres de vie et aspirations sont construits socialement, en vue des avantages compétitifs qu’ils charrient (Reigner, 2015) : la qualité de vie en ville est devenue un argument premier des stratégies de marketing territorial. La qualité de vie n’est plus recherchée en soi, mais au regard de son rôle dans une attractivité résidentielle socialement sélective. Il en découle une standardisation dans les formes urbaines de la qualité de vie : piétonnisation et valorisation du patrimoine bâti, modernisation du mobilier urbain et installation d’aires de jeux, construction de grandes arénas et de stades de sport, accueil de festivals urbains et d’événements sportifs… afin d’avoir une ville récréative. Que l’on soit à Paris ou à Lyon, à Londres ou à New-York, nous retrouvons les mêmes formes et rythmes de la qualité de vie. Nous sommes loin ici d’« une appréhension psychogéographique de l’espace urbain »[1] par les pratiques habitantes.Les politiques de renouvellement urbain des quarante dernières années ont fortement contribué à l’unification des villes par des modèles d’aménagement et de développement similaires comme l’exemple de régénération des « water fronts ». Ces espaces offrent une forte attractivité touristique mais aussi contribuent à la visibilité régionale et même nationale des villes. L’exemple des berges du Rhône en témoigne puisque cet aménagement a initié d’autres similaires dans les autres grandes villes françaises (ex : Bordeaux).Les berges du Rhône est un espace public linéaire de plus de cinq kilomètres en plein centre-ville de Lyon. C’est une promenade piétonne rythmée par huit séquences pour offrir une variété d’ambiances paysagères à ses multiples usagers : enfants, familles, jeunes… Ce projet a réussi à mettre en valeur la rivière et la considérer comme un atout favorisant la qualité de vie dans cette ville.Les berges du Rhône sont un espace de loisir et de détente. Elles ont été aménagées de manière à répondre à plusieurs besoins de loisirs : récréatifs, sportifs, touristiques… Une répartition spatiale des activités est assurée par deux lignes qui longent le Rhône, dédiée respectivement aux promeneurs et aux cyclistes. La piscine située dans la zone sud de la promenade offre un espace sportif aux habitants pour nager dans un cadre un peu différent. Des espaces d’aire de jeux pour enfants, terrain de foot et de pétanque sont aussi prévus pour pratiquer différents sports : boxe, escalade… et surf. Ainsi, un tel aménagement favorise non seulement un mode de vie physiquement actif (prônant un urbain dynamique et en bonne santé), mais également des pratiques récréatives. Nous observons ainsi un tri et un gouvernement des corps par les loisirs.Enfin, cet espace accueille des événements festifs pour certaines périodes. Il est devenu un outil de politique urbaine « en valorisant symboliquement les territoires et en retravaillant pratiquement les principes de l’urbanisme fonctionnel des années 1970. »[2] (photos : Eya Naimi, 2018)Une ville ludique en réponse à l’urbanisme des loisirs Cette standardisation s’avère assez éloignée de l’ambition annoncée de divertissement dans ces politiques urbaines. Elle s’oppose aussi à la proposition d’ Henri Lefebvre de « ludifier » les pratiques dans la ville afin d’inciter les gens à explorer et pratiquer leur ville. L’idée est de faire de la ville un « terrain de jeux » qui incite à s’évader au quotidien en ayant recours à l’imagination, le détournement fonctionnel, l’auto-dérision… Le jeu serait un mode d’exploration de la ville en réponse à la monotonie de l’urbain et du quotidien, contrairement aux loisirs qui s’inscriraient dans des usages prédéfinis par des aménagements. « Le jeu, à notre avis, est multiforme et multiple. Loisir et jeu ne se recouvrent pas exactement. Ne serait-ce pas le jeu qui parachève et couronne la sociabilité ? Il déploie ses diversités et ses inventions entre les activités intégrées à la vie quotidienne, au sein de la famille, et les grandes évasions, départs, vacances, camping, montagne et mer. Les intermédiaires sont innombrables : jeux de défi ou de hasard, jeux dans » les cafés (cartes, billard, juke-boxes) ou dans les clubs, jeux sérieux (échecs) ou frivoles (paris, etc.), sans oublier le « lèche-vitrine », trop dédaigné par beaucoup d’urbanistes, le pur et simple bavardage et quelques autres formes. Le jeu ne correspond à aucun besoin élémentaire, encore qu’il les présuppose tous. Il correspond à des désirs affinés et différenciés, selon les individus et les groupes, désirs que tuent vite la monotonie et l’absence de possibilités. »(Lefebvre, 1971, p. 197). Eya Naimi[1]Philippe Simay, « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles, 2008. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/2902[2]Benjamin Pradel, « Mettre en scène et mettre en intrigue : un urbanisme festif des espaces publics », Géocarrefour, Vol. 82/3 | 2007, 123-130.