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Histoire - géographie / Homme - société

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Université de Lyon

LLe choix de la RDA, ou le rêve déchu d’un socialisme à visage humain

Chute du mur de Berlin, nov. 1989 / © Raphaël Thiémard

Jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989, ils sont restés loyaux à leurs idéaux. L’historienne Sonia Combe retrace l’histoire de ces citoyens qui ont fait le choix de l’Allemagne de l’Est. Ou quand politique et morale ne vont pas l’un sans l’autre.

Un article rédigé par Fabien Franco, journaliste, pour Pop’Sciences

8 nov. 2019

Couverture du livre La loyauté à tout prixDans son ouvrage paru cet automne, La loyauté à tout prix. Les floués du « socialisme réel », l’historienne Sonia Combe, associée au Centre Marc Bloch à Berlin et spécialiste du monde communiste est-européen, remonte aux origines de la République démocratique allemande. Elle le fait en s’attardant sur ces citoyens pas comme les autres, écrivains, dramaturges, philosophes, artistes qui ont choisi de vivre derrière le rideau de fer. De cette plongée en terre socialiste, il en ressort un essai passionnant sur les rouages intimes de l’engagement politique et moral. Elle permet de faire entendre des voix dissidentes est-allemandes pour qui le rêve socialiste « a été tué par des imbéciles », pour reprendre leurs mots. Surtout, elle lève un pan de ce rideau de fer chargé de mythes, interrogeant des cas particuliers soumis à l’injonction d’un universel parfois fantasmé. Se fait jour une loyauté qui a traversé les décennies malgré la censure, la surveillance de la Stasi, les compromis et les renoncements. Une recherche incarnée dans laquelle se révèlent les subtilités de l’âme humaine aux prises avec l’histoire.

Tout commence avec l’avènement du nazisme

Engagés politiquement, nombre d’Allemands ont fui leur pays. On estime à « près de 500 000  le nombre de personnes qui ont fui le régime nazi en Allemagne et en Autriche ». Certains sont partis en direction de l’Ouest, « 130 000  auraient réussi à gagner les États-Unis », quand d’autres ont émigré à l’Est. En France, par exemple, la filière montée par le journaliste Varian Fry1 depuis Marseille a permis à des milliers de réfugiés de s’évader à l’Ouest. Héritée de ce qu’il restait du mouvement ouvrier à l’époque, cette solidarité internationale a ainsi fait traverser l’Atlantique à nombre d’intellectuels, artistes et militants antinazis. Parmi eux, les Allemands Heinrich Mann, écrivain et frère de Thomas Mann, la cofondatrice de l’Union des écrivains prolétaires révolutionnaires en 1929, Anna Seghers2 et son mari, le sociologue hongrois László Radványi, la philosophe Hanna Arendt.

D’autres émigrèrent à l’Est. Les antifascistes qui avaient combattu le nazisme dès les années 20 et défendaient les idées de l’internationalisme socialiste ont pris la direction de l’URSS. Mal leur en a pris. Non seulement les communistes allemands ont été frappés plus durement par les purges staliniennes, mais aussi « des antinazis ont été livrés à Hitler à l’issue du pacte germano-soviétique et 1 136 d’entre eux ont été condamnés et certains fusillés ou envoyés au goulag », indique Sonia Combe d’après des études basées sur des sources que la perestroïka a rendues accessibles. Et à la fin de la guerre, moins de la moitié des exilés aurait choisi le retour au pays3.

Un retour loin d’avoir été massif, comme s’accordent à dire les historiens en l’absence de statistiques officielles. Pour tous cependant, qu’ils viennent de l’Ouest ou de l’Est, la question du retour se posa non sans complexité. « La décision fut fonction du degré d’intégration dans le pays d’accueil, des convictions idéologiques et du climat politique de part et d’autre de l’Atlantique », commente l’historienne.

Un choix aussi bien déterminé par l’engagement politique que par la possibilité d’exister en tant qu’auteur

Sonia Combe

Sonia Combe / ©Centre Marc Bloch

On l’a vu, la majorité des exilés a choisi de faire souche. Albert Einstein, Billy Wilder, Fritz Lang, Kurt Weil devinrent citoyens américains à part entière. Certains comme Thomas Mann choisirent de demeurer en Suisse alémanique, où la langue ne constituait pas une frontière culturelle. Hanna Arendt fait exception. Sans illusion pour le communisme, elle s’efforça à écrire en anglais, sa langue d’adoption. D’autres considérèrent l’exil comme leur patrie. Et d’autres encore, choisirent la zone d’occupation soviétique. Par conviction politique certainement, mais sans doute non pour cette unique raison. Le retour de Bertolt Brecht est à ce titre révélateur. Dans la ligne de mire du maccarthisme, il quitta les États-Unis, mais les Alliés lui refusèrent l’accès à la RFA, République fédérale d’Allemagne (Allemagne de l’Ouest). Il finira par s’installer à Berlin-Est en 1949 où il put fonder sa propre compagnie théâtrale.

Pour le dramaturge comme pour d’autres, le choix fut aussi bien déterminé par l’engagement politique que par la possibilité d’exister en tant qu’auteur. Comment faire entendre sa voix dans sa langue natale quand on est un écrivain de langue allemande, qui plus est engagé politiquement contre le capitalisme ? Avec le début de la Guerre froide, l’Ouest se faisait menaçant. Autant de raisons qui font que « Parler de « piège » dans lequel les intellectuels seraient tombés en zone soviétique procède d’une vision téléologique de l’histoire », souligne Sonia Combe.

Sous l’autorité d’anciens nazis ?

Un autre point interpelle particulièrement la dimension morale du choix de la RDA – République démocratique allemande (Allemagne de l’Est). Vivre en Allemagne de l’Ouest aurait signifié accepter de côtoyer nombre d’anciens nazis. « En 1953, on estime que 75% des collaborateurs du ministère en charge des réfugiés de l’Est avaient participé au régime nazi », écrit l’historienne. La dénazification ne fut pas aussi étendue à l’Ouest qu’en zone soviétique. Ainsi, l’auteure rappelle que « Hans Globke, ancien rapporteur aux questions juives au ministre de l’intérieur du Reich, devint chef du cabinet d’Adenauer, puis son secrétaire d’État à la chancellerie jusqu’en 1963. » Le service de renseignement ouest-allemand (BND) fut constitué à 80% d’anciens nazis, sait-on désormais grâce à l’ouverture de ses archives. Les Alliés occidentaux n’hésitèrent pas eux non plus à recruter d’anciens responsables nazis pour faire rempart au communisme. Ce phénomène de réincorporation d’anciens nazis dans l’administration ouest-allemande, y compris à des niveaux élevés de la hiérarchie, est aujourd’hui largement documenté par la recherche contemporaine4. « On ne saurait oublier que pendant plus de 70 ans les archives ont été fermées aux chercheurs », interpelle l’historienne.

La République démocratique allemande a représenté un espoir

Pour les citoyens engagés, la République démocratique allemande a représenté un espoir : le rêve de construire un pays socialiste à visage humain. Déjà, les ouvriers et les paysans accédaient aux études universitaires. La mémoire de la guerre était présente et le communisme était la garantie de la paix, le système capitaliste conduisant inéluctablement à la guerre. La solidarité internationale ouvrirait de nouveaux horizons…

Malheureusement, la RDA ne fut pas celle tant attendue. Et l’on déchanta rapidement. Ce qui ne signifia pas pour autant la fin de l’espoir. « En dépit de la publication du rapport Khrouchtchev en 1956, et bien que démoralisés, ces intellectuels qui formaient une dissidence intérieure ont continué à espérer », soutient l’historienne. Et d’expliquer : « Les dirigeants passent, quand le parti demeure, pensaient-ils ». Un militantisme peu compréhensible aujourd’hui quand les discours politiques actuels se défendent de suivre toute logique de parti et que nombre de citoyens occidentaux se méfient de l’action politique institutionnalisée.

Contrairement donc à l’élite intellectuelle décrite par Sonia Combe qui a agi à l’intérieur du parti, un parti qu’ils préservaient de leurs critiques à l’extérieur en gardant le silence. Bien qu’étant les représentants d’une classe privilégiée, – ils pouvaient voyager à l’étranger (sous certaines conditions) et recevoir la presse étrangère -, ils étaient eux mêmes surveillés par la Stasi. N’ont-ils pas constitué alors une caution morale pour le régime ? « À chaque fois qu’ils écrivaient ils se battaient eux mêmes contre la censure. Le pouvoir jouait avec leurs nerfs. Et il est certain qu’ils n’avaient pas pleinement conscience jusqu’à quel point ils pouvaient être instrumentalisés », répond l’auteure, qui rencontra pour la première fois ces citoyens est-allemands peu ordinaires au début des années 80, lors d’un travail de recherche sur la mémoire du troisième Reich, à Berlin-Est et à Dresde.

Ses investigations actuelles montrent qu’au cours de ces presque trois décennies vécus en République démocratique allemande, les renoncements, les compromis et les compromissions auront été nombreux. Pour autant, ont-ils envisagé de quitter la RDA ? « Pour ces femmes et ces hommes engagés depuis tant d’années, quitter la RDA revenait à remettre en question un choix de vie, ce qui était devenu impossible. » Ainsi, la loyauté perdura.

30 ans après la chute du mur…

Comment, trente ans après la chute du mur, le lecteur qui n’a pas connu la Guerre froide et son manichéisme propagandiste peut-il prendre la mesure des engagements décrits dans l’ouvrage ? Aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’entendre outre-Rhin des discours qui stigmatisent la population de l’ex-Allemagne de l’Est. Or, quarante années durant, une culture s’est développée. La société est-allemande est née et a grandi, avec ses spécificités idéologiques, spirituelles et matérielles, intellectuelles et affectives. Et c’est donc l’ensemble des activités humaines qui en ont été imprégnées.

À la chute du mur, ses seize millions d’habitants5 ont recouvré leurs libertés d’expression et de circulation, mais à quel prix ? Le passé faisant honte, comment dès lors exister au présent ? « Les professeurs d’université ont été très vite évalués et jugés incompétents, souvent pour des raisons injustifiées. On a dit aux anciens est-allemands qu’ils auraient été trompés sur toute la ligne, que leurs compétences n’en sont plus, qu’ils ont tous collaborés avec la Stasi, ce qui est faux bien sûr. Ces discours culpabilisant n’ont pas manqué d’humilier. » Une autre réunification aurait-elle pu voir le jour ? « À la chute du mur de Berlin, des dissidents politiques ont proposé que l’on prenne le meilleur des deux Allemagne et que l’on crée une Allemagne forte d’une nouvelle constitution. Ce n’est pas ce qui s’est passé : l’Allemagne de l’Est a été absorbée et de l’Est rien n’est demeuré. »

Fin octobre, le parti AfD (Alternative pour l’Allemagne)6 confirmait sa progression aux élections régionales dans un land de l’ex RDA. Le vote à gauche en faveur de Die Linke demeure néanmoins majoritaire dans l’est de l’Allemagne. Attention cependant : l’extrême-droite, depuis toujours, se nourrit des inégalités, des frustrations et des humiliations pour gagner des voix.

 

VValeurs morales en ex-RDA

Photo d'Andreas Girbig

©Andreas Girbig

Andreas Girbig, Professeur d’Allemand et Responsable pédagogique d’Allemand, des langues rares, des langues asiatique et du FLE à l’EM Lyon, a vécu son enfance et son adolescence en République démocratique allemande. Il a 19 ans quand il voit tomber le mur de Berlin. Il a travaillé sur la représentation de la RDA dans la littérature allemande contemporaine, et plus largement sur la mémoire et l’identité est-allemande.

Comment définir la culture est-allemande ?

Cette culture peut être définie en fonction des générations. Je suis né en 1970 à Dresde, la RDA dans laquelle j’ai vécu n’est pas tout à fait identique à celles de mes parents et de mes grands-parents.

Dans l’imaginaire collectif à l’Ouest du mur, la société est-allemande paraissait grise, monolithique, soumise à la dictature, surveillée en permanence, sans joies possibles. La réalité devait être plus contrastée.

Absolument, la réalité est plus nuancée. Les libertés de circulation et d’expression étaient réprimées, mais d’autres formes de libertés se sont développées. Ma famille était ancrée dans la tradition du rite protestant et dans ce contexte-là nous avons pu créer une forme de liberté. Notre liberté d’expression s’exprimait dans un cadre limité, dans les églises, dans les groupes d’amis mais aussi dans la littérature, dans les arts. Des talents différents ont pu s’exprimer, pour un public évidemment très restreint7.

Les réseaux de l’église protestante allemande ont contribué au soulèvement populaire qui s’est déroulé à Leipzig dès octobre 1989.

En effet, ces réseaux échappaient en partie au contrôle absolu de l’État. Bien sûr, il y avait des collaborateurs de la Stasi partout, mais il n’en demeure pas moins qu’un espace était possible pour échanger, faire preuve d’une solidarité concrète. Les membres de cette communauté cultivaient non seulement une liberté intérieure qui leur permettait de préserver leur conscience mais aussi d’avoir la force de résister. Dans mon cas particulier, mon grand-père protestant qui fut en contact avec ces pasteurs résistants à l’époque du troisième Reich, m’a transmis des valeurs qui m’ont amené à participer aux premières manifestations contre le régime. Nous dénoncions aussi bien la militarisation de la société que la destruction de l’environnement.

Quelles étaient les valeurs officielles ?

Les valeurs morales officielles et étatistes soutenaient le parti, le système, la lutte contre l’impérialisme et le capitalisme. Et aussi, elles défendaient la loyauté, la fidélité, la solidarité entre les peuples.

Et les valeurs protestantes ?

La vérité était d’autant plus importante que nous vivions dans une société bâtie sur les mensonges. Une caricature publiée à l’époque dans un magazine satirique montrait un garçon, tenant un bulletin de notes dans sa main, dont la bouche laissait apparaître une langue coupée en deux, ce qui signifiait que les élèves apprenaient deux langues, deux morales. D’un côté, il y avait la langue officielle, de l’autre, la langue parlée à la maison.

Quels auteurs étaient connus dans les cercles dissidents ?

Jürgen Fuchs est un auteur qui a été arrêté en RDA à cause de son opposition au système. Après son expulsion, il a publié plusieurs livres sur ses expériences avec la Stasi et son emprisonnement. Reiner Kunze était un grand poète qui a dû quitter la RDA à cause de ses poème peu conformes au système politique. Utz Rachowski a dû également quitter la RDA à cause de son opposition envers l’État. Uwe Johnson est l’un des plus grands auteurs nés en 1934. Il a consacré son chef-œuvre à une ville imaginaire et ses habitants en RDA, Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, (Tomes I à IV).

Frank Lanzendörfer dit « Flanzendörfer » était un jeune poète et artiste allemand qui a laissé une œuvre impressionnante après son suicide en 1988. Il avait 25 ans.

En quoi votre enfance et votre adolescence ont-elles différé d’une enfance en RFA ?

On peut passer une enfance protégée et heureuse dans une dictature. J’ai passé des moments merveilleux entre amis. Avec l’âge, on prend ensuite conscience de la société dans laquelle on vit. Par exemple, se posait la question d’adhérer ou non à l’organisation de jeunesse politique. Car ce choix n’était pas sans conséquences : des enfants de pasteurs, par exemple, qui ne participaient pas au mouvement de jeunesse communiste ont pu se retrouver isolés ou exclus de certaines activités scolaires. Il existait ce rite communiste qui consistait à partir de quatorze ans à recevoir dans un cadre festif sa carte d’identité devenant ainsi citoyen de la RDA.

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Notes

(1) Livrer sur demande. Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille 1940-1941), Varian Fry, traduit de l’anglais par Édith Ochs, Agone, 2008, 2017.

(2) Cette évasion constitue la trame de son roman,Transit paru en 1944. Réédition Le livre de poche, collection Biblio.

(3) La loyauté à tout prix. Les floués du socialisme réel, Sonia Combe, page 27.

(4) Lire L’affaire Collini de Ferdinand von Schirach, traduit de l’allemand par Pierre Malherbet, Gallimard, 2014.

(5) En 1989. Lire : L’Allemagne vingt ans après, Jacques Véron, François Héran, de l’Institut national d’études démographiques.

(6) Parti d’extrême droite, Allemagne : l’AfD en embuscade à Thuringe, Le Monde.fr  26 octobre 2019

(7) On estime à 80% le nombre d’athées en ex-RDA. Voir Chute du mur de Berlin : trente ans après, 9 cartes sur le décalage persistant entre l’ex-RDA et le reste de l’Allemagne par Pierre Breteau, Le Monde.fr du 6 novembre 2019.

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