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Université de Lyon

UUn magnétisme entre rap et langue française ?

©casey

Bettina Ghio est docteure en littérature et civilisation françaises, enseignante au lycée et chargée de cours à l’université Paris 3. Ce témoignage vient en écho aux échanges de la table-ronde « Rap, littérature et poésie … par amour ? », qui s’est tenue le 4 novembre 2016 au Sucre à Lyon dans le cadre des 11èmes rencontres « Et si on en parlait », organisées par l’Université de Lyon. Bettina est auteure de Sans fautes de frappe. Rap et littérature, un ouvrage qui propose une exploration du rap français au miroir de l’histoire littéraire.

En développant son argot, son parler-lascar et ses métagores, les rappeurs ont-ils fait éclore un mouvement artistique sur les braises d’une langue qui ne les représentait plus ?

B.G : La question de la langue, et notamment de la langue française, est plus que complexe dans le rap hexagonal. Contre toute attente, les rappeurs qui utilisent exclusivement le parler banlieusard dans leurs textes ne sont pas si nombreux que ça. En tant qu’artistes à part entière, ils sont plusieurs à choisir le registre de langue selon les exigences de rythme et de prosodie. Il n’est pas rare que des rappeurs emploient aussi un langage soutenu ou encore des termes désuets. Je pense qu’il y a une distinction essentielle à faire entre le rappeur en tant qu’individu qui a sa façon de parler (s’il vient ou non de banlieue) et son texte en tant qu’objet artistique.

Ce n’est donc peut-être pas la langue qui ne les représentait plus, mais l’expression de cette langue. Ils ont réussi à faire du français une langue littéraire qui parle aussi de la banlieue, des rapports avec les institutions, de racisme, etc. Il me semble que beaucoup de rappeurs s’approprient la langue française à la façon des écrivains de la négritude pour rappeler qu’elle leur appartient – à eux-aussi – à part entière. De là l’idée que je propose du rap comme le « lieu d’une réconciliation » entre l’univers marginal des banlieues et la « haute culture ».

On peut alors déceler une certaine continuité avec l’héritage culturel français, en particulier littéraire. Nombreuses sont les références aux classiques de la littérature et de la poésie française, comme si nous assistions à un mouvement continu des artistes à aller contre les institutions et de les remettre en cause. Est-ce une spécificité française du rap ?

Je ne suis pas certaine que les références à la littérature française soient dans le rap pour remettre en cause les institutions, même si dans certains cas on peut faire cette lecture : NTM avec l’oxymore de Corneille (« l’obscure clarté de l’espoir ») dans un texte où il s’attaque à l’Etat qui néglige les banlieues, « Qui paiera les dégâts », 1993.

Dans la plupart des cas, c’est un élément révélateur que le rap n’est pas une musique de « ghetto », comme se plaisent à insister ceux qui le dénigrent, mais qu’il se nourrit d’une culture et d’une langue commune. Quelque chose m’a marqué à ce propos : que les références à la littérature ou à la chanson françaises soient souvent exprimées comme appartenant à tous. On cite rarement la source car on présuppose que l’auditeur sait bien de quoi il s’agit (Oxmo Puccino, « nous savons tous que personne ne guérit de son enfance » (« L’enfant seul », 1998), cite ici la chanson de Jean Ferrat « Nul ne guérit de son enfance », 1991). On pourra passer des heures à discuter cette question, mais ce « nous » traduit à mon avis l’appartenance à la culture hexagonale commune – en contrepoint au « nous » plus identitaire et revendicatif qui se trouve également dans plusieurs raps. Le bagage lettré sert ici d’outil fédérateur qui tisse des liens, crée des ponts et qui se détache d’un objectif purement contestataire.

Ensuite il y a la question de la mémoire de la langue dont parle Roland Barthes (Le degré zéro de l’écriture, 1953), lorsqu’il dit que nous ne sommes pas seuls quand nous utilisons une langue. Car elle nous intègre dans une communauté et dans un héritage des choses dites auparavant. Ceci sert à expliquer la continuité des textes de rap avec l’héritage littéraire francophone. L’exemple le plus fragrant est à mon avis la ressemblance que certaines formes du rap ont avec la tradition pamphlétaire, dont un écrivain comme Céline se démarque particulièrement. Dans Sans fautes de frappe, il y a des pages consacrées à cette question qui montrent comment le ton, les façons de dire et les figures employées dans certains raps (notamment ceux de NTM) font écho à l’écriture célinienne.

La rage / l’insulte / l’égo-trip … Souvent objets de délectation de la part des critiques du mouvement rap, sa sémantique et le ton employé dans certains textes, sont clairement en détachement du langage institutionnel. Qu’est-ce que cela révèle de ses auteurs et de leurs intentions ?

Il faut approcher ces éléments du point de vue esthétique et non pas psychologique. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’insulte dans les textes que c’est de l’injure. C’est la question du « premier degré » qu’on attribue souvent au rap quand on ne le perçoit pas comme de la création. L’insulte n’est pas gratuite mais recouverte d’une esthétique et ceci n’est pas propre au rap : j’en veux pour exemple des écrivains comme Genet ou Céline, certaines formes de la chanson, la tradition carnavalesque, le théâtre de Guignol, etc.

La rage, la violence peut même être parfois plus intense dans des textes où il n’y a pas d’insulte (les morceaux de Casey, par exemple). Il y a beaucoup de choses à dire sur cette question car il ne faut pas oublier non plus la dimension raciale de l’accusation du rap. Par exemple, les rappeurs mis en cause à la suite des émeutes de 2005 insistaient déjà sur le fait que dès lors que des enfants d’immigrés dénoncent des choses dans leurs textes, c’est perçu comme de l’insulte. Tandis que quand quelqu’un d’autre le fera, on considérera d’abord que c’est de l’art et on parlera alors de liberté d’expression.

Il faut comprendre que l’ego-trip, les vannes et d’autres éléments agonistiques, perçus souvent comme de l’insulte et qui sont propres au rap, s’enchainent aussi dans toute une esthétique au fil des siècles : des troubadours au poète qui se vante de sa plume, de Cyrano de Bergerac aux pratiques langagières urbaines afro-américaines.

Enfin, il ne faut pas oublier que tout langage littéraire est détaché du langage institutionnel et il se permet alors certaines licences. On arrive ici à la question qui fâche : pourquoi accepte-t-on ces licences aux écrivains, poètes et chanteurs et non pas aux rappeurs ?

Justement, le rap s’est complexifié à mesure qu’il devenait connu et reconnu ; il parait aujourd’hui difficile de l’envisager et de l’étudier comme un seul et même mouvement. Pourtant comme en contradiction, nous assistons à des dynamiques réfractaires sur le rap dans son ensemble. Le genre artistique qu’il est fait débat et les émeutes de 2005 ont beaucoup participé à une cristallisation des positions sur sa place au sein du vaste ensemble de la « culture française ». Alors à quel point le rap peut-il être une ouverture nouvelle sur la langue ?

Cette question est la problématique qui traverse Sans fautes de frappe. Le rap est principalement « méconnu » en France et appréhendé par des a priori et des préjugés. Montrer qu’il se nourrit d’une culture littéraire (aimée cette dernière, non pas pour être le signe des élites, mais parce qu’elle fait partie d’un patrimoine dont tous devraient pouvoir se revendiquer), c’est montrer qu’il ne se place pas dans la contre-culture, mais qui fait bel et bien partie de la culture hexagonale chansonnière et littéraire, au même titre que Renaud, Brassens, Rostand ou Verlaine.

Après, il est intéressant d’entendre ce que disent les rappeurs là-dessus car ils sont nombreux à reconnaître que le rap les a rapprochés des textes, du bon usage de la langue, de la consultation assidue du dictionnaire, de la découverte de nouveaux auteurs ou des techniques poétiques. Cet aveu vient à contrepoint des constats de certains linguistes ou pédagogues qui expliquent le langage appauvri des jeunes banlieusards par l’écoute du rap. Par ailleurs, nombreux sont les textes qui revendiquent un emploi plus poussé de la langue et les rappeurs qui se vantent du bon usage de celle-ci, maintes fois dans une démarche d’ego-trip.

Dans quelle mesure alors, doit-il être utilisé dans l’enseignement (à l’image d’autres chansons) comme une porte d’entrée vers l’étude du français et de sa culture ?

Je pense que c’est aux enseignants de juger si le rap peut ou non être utile pour leur cours. Mais ils doivent arriver à ce constat une fois qu’ils en ont écouté avec le même recul que lorsqu’ils écoutent une chanson de Brel ou lisent Baudelaire. Le rap peut être effectivement une porte d’entrée vers certains textes littéraires. Il peut servir à introduire ou à illustrer une variété des thématiques comme la poésie des troubadours, la voix épique ou la chanson de geste, la vocation du poète, le système des rimes et des figures, tout comme un certain nombre d’auteurs et de personnages comme La Fontaine, Cyrano de Bergerac, Jules Vallès, Céline, Aimé Césaire, parmi d’autres.


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