Article PPourquoi les coalitions politiques s’appellent-elles « Jamaïque », « Turquoise-Rouge-Rose » ou « Bloc central » ? | The Conversation ©Photo de Ingo de Pexel Lorsqu’une coalition est créée, la question de la dénomination que lui donneront ses parties prenantes est cruciale. Faut-il assumer l’hétérogénéité des forces qui la composent ou, au contraire, mettre en avant ce qui les rassemble ? Est-il préférable d’opter pour un nom faisant référence aux couleurs associées aux partis, ou bien à leur positionnement politique ? Dans divers pays d’Europe, des réponses différentes sont apportées à ces interrogations.Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire]Début février 2025, après plusieurs mois de négociations, la Belgique s’est dotée d’un gouvernement dit « Arizona ». Cette dénomination est une référence au drapeau de cet État du sud des États-Unis, à base de bleu, d’orange, de jaune et de rouge : ces couleurs sont respectivement, en Belgique, celles des libéraux wallons du Mouvement réformateur ; des chrétiens-démocrates du CD&V et du parti centriste Les Engagés ; des nationalistes flamands de la N-VA ; et des socialistes flamands de Vooruit. L’Arizona succède à la « Vivaldi » – bleu-vert-rouge-orange, ainsi nommée par allusion aux Quatre Saisons, le vert étant, on s’en doute, associé aux partis écologistes.De son côté, après les législatives du 23 février 2025 consécutives à l’explosion en novembre 2024 de la coalition « feu tricolore » (rouge-vert-jaune, soit SPD/Verts/FDP), l’Allemagne entre dans une phase de négociations qui devrait aboutir à la mise en place d’une « coalition noire-rouge » (CDU/SPD), qu’on aurait jadis appelée « grande coalition ». Avant le scrutin, on envisageait d’autres options comme une « coalition Kenya » (noir-rouge-vert, soit CDU/SPD/Verts), faute de pouvoir aller vers une « Jamaïque » (noir-vert-jaune) ou une « allemande » (noir-rouge-jaune).Dans le même temps, en Autriche, cinq mois après les dernières législatives, on s’achemine vers une coalition « turquoise-rouge-rose » (conservateurs de l’ÖVP, sociaux-démocrates du SPÖ, libéraux de NEOS), et non pas, comme évoqué encore récemment, vers les options « bleu-turquoise » (extrême droite du FPÖ alliée à l’ÖVP) ou « turquoise-rouge » (ÖVP/SPÖ). Tout cela tandis que la coalition « turquoise-vert » (ÖVP/Verts) en place gère les affaires courantes.De quoi y perdre son nuancier ! Mais d’où sortent ces jeux de couleurs, et que nous révèle leur absence en France ?La couleur comme marqueur politique traditionnelL’usage d’une couleur comme marqueur politique est assez fréquent, mais implique que le paysage politique soit perçu comme stable et organisé autour de blocs bien identifiés. Il s’inscrit souvent dans la longue durée.Comme l’a amplement montré l’historien Maurice Agulhon, c’était le cas au XIXe siècle et sous la IIIe République, où la politique locale était souvent structurée entre les « Blancs » (royalistes) et les « Bleus » (républicains), auxquels se sont vite ajoutés les « Rouges » (socialistes), qui ont souvent supplanté les « Bleus » comme ennemis archétypaux des « Blancs ».Ce type d’opposition se retrouve dans de nombreux pays marqués par le bipartisme ou le tripartisme, avec des nuances importantes dans le choix de couleurs. En Europe, en particulier, pour désigner le christianisme politique, le blanc a souvent laissé la place au noir, couleur de la soutane (même si la démocratie chrétienne italienne fut longtemps appelée elle aussi « la baleine blanche »). Les « Noirs » sont les démocrates-chrétiens, notamment ceux des pays où le catholicisme est la confession majoritaire.La puissance d’identification de la couleur n’est pas circonscrite au passé : que l’on pense aux Verts un peu partout en Europe et dans le monde aujourd’hui, ou encore à la « révolution orange » ukrainienne de 2004.Ces codes couleur reposent sur des représentations partagées qui doivent être facilement identifiables pour fonctionner, et qui forment un système : les pays où le noir est la couleur de la démocratie chrétienne sont ceux qui associent le brun à l’extrême droite ; en Italie, la démocratie chrétienne était « blanche » parce que le noir y est d’abord la couleur des milices mussoliniennes et, par extension, de toute la mouvance fasciste. Ce type de code est favorisé lorsque les systèmes politiques nationaux durent dans le temps et que les frontières entre familles idéologiques sont bien identifiées, notamment parce que celles-ci sont associées à des blocs socioculturels voire socio-confessionnels.La fragmentation croissante du paysage politique de nombreux pays s’accompagne souvent d’un rebranding qui affecte aussi les couleurs : ainsi, le noir chrétien-démocrate cède souvent la place à l’orange (en Flandre, mais aussi en France avec le Modem, plus sporadiquement en Allemagne pour la CDU) ou au turquoise (en Autriche, ou plus récemment en Wallonie). On a alors vite fait de s’y perdre – et cela, d’autant plus que les dénominations des coalitions ne vont pas toujours de soi (tout le monde ne se figure pas spontanément le drapeau de l’Arizona ou celui du Kenya).L’art de nommer une coalitionReconnaître qu’une coalition en est une ne va pas de soi. Nommer la coalition, c’est aussi la circonscrire et reconnaître l’opposition. En France, le gouvernement minoritaire de François Bayrou est une coalition qui inclut les composantes historiques du macronisme (dont la principale n’a jamais reconnu l’usage pourtant quasi généralisé du jaune pour la représenter, de même qu’elle peine à se qualifier programmatiquement) et les républicains.En Belgique, une configuration analogue entre « Bleus », « Jaunes » et démocrates chrétiens fut appelée « suédoise » (drapeau bleu et jaune incluant une croix). Un esprit taquin rappellerait que, chez les francophones, elle fut aussi appelée « Coalition kamikaze » du fait de son caractère fortement minoritaire au sein de l’électorat wallon. Mais, en France, le terme retenu est « Bloc central », en partie sans doute pour maintenir l’idée que le Parti socialiste, parfois inclus dans cette désignation ambiguë, y serait le bienvenu.Cette opacité des désignations de coalition a des précédents, comme le « Bloc national » de 1919, voire la « Troisième Force » du milieu de la IVe République, dont la rhétorique n’est pas sans rappeler celle du « Bloc central » contre « les extrêmes ».De façon générale, les coalitions de centre droit refusent les étiquettes qui impliqueraient d’exclure qui que ce soit d’autre que « les extrêmes ». L’exemple le plus emblématique de cette inclusion est sans doute l’« Union pour la France », qui désignait la coalition RPR-UDF dans les années 1990. Ce refus de la latéralité et du clivage se retrouve dans les noms des partis : « Rassemblement du peuple français » (RPF), « Union pour la démocratie française » (UDF), « Union pour un mouvement populaire » (UMP).À gauche, la rhétorique de coalition se veut une rhétorique de lutte et d’unité dans le combat électoral. Cette dimension clivante est portée parfois par le nom, parfois par son qualificatif : c’est le « Front populaire » (1936), le « Front républicain » (1956) ; parfois, le nom est plus neutre (« Fédération », « Bloc », « Cartel ») mais il porte alors un complément univoque : « des gauches » ou « de la gauche », selon que l’on souhaite souligner la diversité ou au contraire la cohésion de l’ensemble. À droite, on préfère le « Bloc », l’« Union », le « Rassemblement ».Le « Front », à droite, ne fut que rarement le nom d’une coalition, et, uniquement à l’extrême droite, contre le Front populaire ; là encore, le nom des coalitions fait écho à celui des partis, et le passage du « Front national » au « Rassemblement national » correspondait aussi à une inscription dans l’histoire des droites françaises, une histoire qui n’est pas dépourvue d’ambiguïtés en raison de son refus de nommer les clivages.Lorsque la coalition s’assume comme telle, elle fait face à une seconde alternative : souligner sa cohésion ou souligner sa diversité. L’« Union de la gauche » n’est pas le « Cartel des gauches »…Le Cartel des gauches (1924-1926) rassemblait en France des partis qui s’opposaient sur de nombreux points.On trouve le même enjeu dans les pays où chaque parti a sa couleur attitrée : la « violette » (bleue et rouge) de la Belgique des années 1990 donnait à voir sa cohésion de façon autrement plus claire que le « feu tricolore » allemand.Se doter d’une étiquette programmatique est une stratégie fréquente pour qui entend souligner son aspiration à gouverner : les premières coalitions « rouge-jaune » en Allemagne se disaient « coalitions sociales-libérales » ; la coalition des partis de centre droit en Suisse est la « coalition bourgeoise » ou le « bloc bourgeois ». Ces dénominations programmatiques ont un avantage important : celui de pouvoir être employées, en contexte électoral, comme le résumé de la plateforme d’une coalition préexistante. L’accumulation de couleurs, en revanche, est plutôt typique des accords de coalition passés après le vote, au vu du résultat.Fruits ou drapeaux ?Si l’on multiplie les couleurs, plusieurs options sont possibles. Il semble que la métaphore du fruit rencontre peu de succès : ainsi le terme « coalition kiwi » pour une alliance entre les chrétiens-démocrates et les Verts a été proposé dans les pays germanophones, mais ne s’est pas plus imposé que la « papaye » noire et orange (coalition en place en Bavière).Une exception notable est la récente « coalition des mûres », une coalition tripartite régionale en Allemagne orientale, qui couvre une grande amplitude idéologique, de la démocratie chrétienne (noir) au souverainisme de gauche (violet) en passant par la social-démocratie (rouge). Les mûres passent par ces trois couleurs. De façon générale, il est difficile de prédire le succès d’une étiquette ; sans doute les images de fruit ou de drapeau sont-elles favorisées dans les contextes de coalitions tri- ou quadripartites, là où la simple juxtaposition l’emporte quand il n’y a que deux partis dans l’alliance.Le jeu des drapeaux présente un intérêt mnémotechnique et fonctionnel : Arizona, Kenya, Jamaïque… Le choix du drapeau permet également d’envoyer un message : lorsque la « grande coalition » ne suffit plus, on peut utiliser la « Coalition allemande », noire rouge et jaune, celle des trois partis historiques, dont le nom invoque l’unité nationale. Un précédent existe : sous la République de Weimar, la même coalition était dite « prussienne » pour se prévaloir de sa stabilité dans la province en question.Logo de l’Olivier (Italie), coalition qui a existé de 1995 à 2007.L’« Olivier » rouge et vert, apparu dans plusieurs pays (l’Italie, la Belgique ou encore la Grèce) dans les années 2000 et 2010, joue même sur plusieurs tableaux : il invoque une expérience italienne aux contours un peu différents d’une simple juxtaposition entre sociale-démocratie et écologie politique, puisqu’il exprime l’idée d’une coalition du centre (bleu), de partis de gauche et de centre gauche (rouge) et du parti écologiste (vert). Il hérite également de la métaphore initiale, celle de la plante qui pousse et qui donne des fruits utiles, et celle de l’arbre de paix. En Italie comme en Grèce et en Belgique, la coalition hérite du prestige et de la noblesse associés à la plante en question.Enfin, on peut jouer : la « Vivaldi » belge, tout en assumant son caractère hétéroclite, se voulait ludique et convoquait surtout l’univers musical, celui où des instruments aux sonorités différentes savent composer un ensemble harmonieux. Et n’est-ce pas finalement ce qu’on attend d’un gouvernement fonctionnel ?La métaphore est bien sûr un puissant vecteur de cohésion, qu’il s’agisse des termes « front » ou « bloc », ou de l’étiquette spécifique choisie : l’arbre millénaire pour « l’Olivier », le concert harmonieux pour « la Vivaldi ». La coalition rouge-vert peut également s’appeler, ici ou là, « coquelicot » pour évoquer le printemps et la nature en fête. En Belgique encore, la droite flamande parle de « dragon rouge » pour dénoncer une coalition des gauches.L’analyse de la désignation des coalitions ouvre une fenêtre sur la puissance suggestive et argumentative des désignations individuelles : nommer, c’est toujours qualifier.La qualification peut être assumée ou non, consciente ou non ; elle peut être métaphorique ; elle peut être opaque ou se vouloir transparente ; elle s’inscrit dans une histoire, parfois même dans une tradition. Surtout, elle est toujours biaisée. Même le jeu des drapeaux, dans son apparente naïveté, est lourd d’implications politiques, ne serait-ce que parce qu’il implique de reconnaître la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de la coalition et pose ainsi la question du partage entre majorité et opposition.Nommer la coalition, c’est aussi prendre position sur la tension qui peut exister entre cohérence programmatique et compromis, avec en creux un double impératif démocratique : la fidélité aux engagements et l’acceptation de l’existence d’un clivage. Peut-être la politique française gagnerait-elle à discuter plus souvent, si ce n’est des goûts, du moins des couleurs.Auteur :Pierre-Yves Modicom, Professeur, Université Jean Moulin Lyon 3Cet article est republié sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :THE CONVERSATION