RRegards croisés sur l’antisémitisme ordinaire en France | The Conversation Depuis les attaques du Hamas sur des civils israéliens le 7 octobre et les représailles massives d’Israël à Gaza, des événements graves et une hausse de l’antisémitisme en France ont conduit à des prises de position politique ou médiatique, tandis que de nombreux débats émaillent les discussions pour savoir ce qui est antisémite ou non. Parmi les artistes engagés sur ce sujet, l’illustrateur Joann Sfar a publié une série de posts Instagram afin d’exprimer son ressenti. La chercheuse Solveig Hennebert s’est appuyée sur certains de ses dessins afin d’expliciter un certain nombre d’éléments constitutifs de l’antisémitisme. Si certains faits ont surgi en lien avec le contexte, ils doivent aussi être analysés dans l’histoire longue de l’antisémitisme, sans prétention à l’exhaustivité. Illustrations publiées avec l’aimable autorisation de Joann Sfar.Les dernières semaines ont vu une hausse des actes antisémites en France : 1 518 ont été recensés entre le 7 octobre et le 15 novembre. Depuis le début des années 2000, les chiffres oscillent entre 400 et 1 000 par an habituellement, mais il est courant d’observer des pics de propos ou violence antisémites selon les actualités nationales ou internationales. Face à ces actes antisémites, les personnes juives ou – assimilées – ont souvent exprimé un sentiment d’abandon lors de cérémonies commémoratives ou encore dans les entretiens que j’ai réalisés au cours de mon enquête de terrain de thèse.J’utilise à dessein la formulation « personnes juives ou assimilées » que j’ai forgée dans le cadre de mes recherches. Cela permet d’inclure les personnes qui se définissent comme juives par religion, par culture, par rapport à leur histoire familiale ; tout autant que celles qui ne se considèrent pas comme juives, mais subissent l’antisémitisme malgré tout, du fait de représentations discriminantes liées au nom de famille, à l’apparence physique, etc.L’antisémitisme renvoie à la haine contre les personnes juives envisagées comme appartenant à une « race ». Cette conceptualisation remonte entre autres au XVe siècle avec les premiers statuts de pureté de sang dans la péninsule ibérique. Avant (sans que cela ait totalement disparu), les persécutions étaient plutôt liées à de la l’antijudaïsme, c’est-à-dire que les personnes étaient visées en tant que membres d’une religion et non d’une supposée race.Les chiffres de l’antisémitismeLe recensement des crimes et délits est source de nombreuses interrogations méthodologiques, mais les chiffres restent malgré tout des indicateurs à prendre en compte. Les données sont collectées de la même manière à toutes les périodes, et indiquent donc quoi qu’il en soit une hausse drastique.Des événements nationaux ou internationaux sont parfois identifiés comme le déclencheur d’une « nouvelle » vague d’attaques antisémites, et souvent associés au conflit israélo-palestinien. Cependant, des recherches scientifiques ont montré que les perceptions antisémites sont également en hausse lors d’événements centrés sur la France, comme ce fut le cas en 1999, au moment des débats sur l’indemnisation des spoliations subies par les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.Il convient de garder en tête que si analytiquement le contexte peut avoir du sens, il faut prendre en compte ce qu’il y a de structurel dans l’antisémitisme tel qu’il s’exprime en France.L’héritage de l’extrême droiteLa présence du Rassemblement national et plus largement de l’extrême droite au rassemblement contre l’antisémitisme du 12 novembre a causé de nombreux débats, certains allant même jusqu’à parler de « recomposition du champ politique ». À l’inverse, des organisations se sont mobilisées pour rappeler les liens du RN avec les idéologies antisémites.L’antisémitisme tel qu’il s’est exprimé ces dernières semaines s’inscrit dans une histoire longue avec des références au nazisme, un ancrage à l’extrême droite, et repose sur des mythes et des préjugés séculaires. En effet, de nombreux préjugés antisémites sont hérités de la l’antijudaïsme chrétien :« les Juifs ont de l’argent »« les Juifs contrôlent le monde »« les Juifs contrôlent les médias »« les Juifs sont des tueurs d’enfants »…L’ensemble de ces mythes qui sont formulés ainsi ou réappropriés selon des tournures différentes sont à comprendre dans une généalogie historique.Un nouvel antisémitisme ?Ces dernières années nous assistons à des discours sur ce qui est présenté comme « un nouvel antisémitisme ». Celui-ci serait le fait des populations musulmanes – ou assimilées – et aurait des spécificités liées à l’islam.Cependant, des enquêtes scientifiques montrent que ce sont toujours en partie les mêmes mythes issus de l’Europe chrétienne qui sont mobilisés dans les discours antisémites.Les stéréotypes principaux sont ceux qui renvoient à l’argent et au pouvoir notamment. Par ailleurs, le rejet des Juifs va souvent de pair avec des visions négatives d’autres minorités.Ainsi l’expression « nouvel antisémitisme », ne semble pas appropriée puisque ce sont les mêmes préjugés qui reviennent. Même si des évolutions sont perceptibles, il est nécessaire encore une fois de penser les préjugés dans une histoire longue.« Laissez-moi hors de propos »La question du silence de certains vis-à-vis des événements n’a pas manqué de soulever aussi celle de l’antisémitisme à gauche. Le sujet ne cesse d’être discuté depuis le 7 octobre, même si ce débat est présent depuis de nombreuses années. Les différentes personnalités politiques de gauche accusées se défendent de tous préjugés à l’encontre des Juifs. Un argument souvent mobilisé est de renvoyer à la tradition antisémite de l’extrême droite. S’il est vrai que les électeurs du Rassemblement national ont des préjugés antisémites particulièrement élévés, ceux des électeurs de La France Insoumise sont également supérieurs à la moyenne, rapporte Nonna Mayer dans Le Monde. Ce sont par ailleurs notamment les mythes séculaires du rapport des Juifs à l’argent et au pouvoir qui persistent, y compris à l’extrême gauche.L’antisémitisme de personnes à gauche du spectre politique n’est cependant pas récent, et des travaux universitaires montrent même que certains préjugés étaient présents au sein des mouvements de résistance de gauche (et de droite) pendant la Seconde Guerre mondiale.Des manifestations directes de la violenceAu niveau international, de nombreux actes de violences physiques ont été perpétrés, des menaces de mort proférées. En France comme ailleurs, on a recensé des cris de « mort aux Juifs », des incitations à « gazer les Juifs », des tags « interdit aux Juifs » notamment devant des boutiques parisiennes. Les agressions physiques, qu’elles soient mortelles ou non, sont également multiples, et la qualification antisémite n’est pas évidente.Les discussions politico-médiatiques qui interrogent la réalité de la motivation antisémite des auteurs de certains faits contribuent à un sentiment d’abandon chez certaines personnes juives – ou assimilées, ressenti déjà présent lors d’actes antérieurs aux événements du 7 octobre.Les crimes sont souvent d’autant plus traumatiques quand les personnes sont attaquées à leur domicile comme ce fut le cas de Mireille Knoll et Sarah Halimi.Le propos n’est pas de dire que toute personne juive agressée l’est à ce titre là, cependant les propos tenus par les agresseurs, les tags laissés sur les lieux, les revendications… sont des éléments qui doivent contribuer à interroger le motif. Par ailleurs, je ne remets pas en cause la non-poursuite des personnes qui ne sont pas responsables pénalement ; cependant le fait que leur violence se soit tournée contre des personnes juives – ou assimilées – doit être interrogé socialement. Si les troubles psychiatriques peuvent expliquer le passage à l’acte, les préjugés antisémites s’inscrivent dans un contexte social.BanaliserDepuis le 7 octobre, des discours relativisent l’existence de l’antisémitisme, soit à travers une minimisation : des chiffres, des formes de la violence, de l’existence des victimes, ou encore du caractère antisémite de certains actes. S’il est vrai que c’est à la justice de statuer sur le caractère aggravant « antisémite », cela n’empêche pas que le motif soit envisagé en amont.Le traitement médiatique des actes antisémites est complexe, et y compris après la Seconde Guerre mondiale, la spécificité des discriminations raciales n’était pas nécessairement dite ouvertement. Parfois sous couvert d’humour, la judaïcité des personnes est moquée ou tournée en dérision.Les manifestations directes et paroxystiques de la violence, tels que les meurtres, les coups et blessures… ne doivent pas conduire à minimiser ce qu’il est commun d’appeler des « micro-agressions ».Nous pouvons poser l’hypothèse que l’une des conséquences des violences extrêmes (qu’elles soient racistes, sexistes, homophobes…) est de contribuer à banaliser les autres formes d’agressions. Ainsi, par rapport au génocide, ou aux meurtres, d’autres actes peuvent paraître anodins, ils sont pourtant constitutifs de l’expérience de l’antisémitisme et témoignent de la permanence des préjugés et discriminations.« Leur peur, ma rage »De nombreuses personnes font le récit de micro-agressions qu’elles subissent dans leur quotidien. Par exemple, le fait d’associer automatiquement les personnes juives – ou assimilées – à Israël et plus spécifiquement au gouvernement en place, ou les personnes musulmanes – ou assimilées – au Hamas et au terrorisme.L’usage même du terme « antisémitisme » est parfois remis en question sur la base de l’argument selon lequel « les Arabes/les Palestiniens/les Musulmans » seraient également des Sémites.Utiliser ce terme pour parler uniquement des discriminations envers les personnes juives – ou assimilées – serait alors selon eux excluant. Pourtant l’expression « peuples sémites » n’est pas une réalité sociale, mais le fruit d’une conceptualisation raciste en Europe au XIXe siècle.Il s’agissait à l’époque de soutenir les idéologies stigmatisant les personnes juives – ou assimilées – en présentant une théorie pseudo-biologique sur les « sémites ». Cela a permis d’enraciner le discours racialiste envers les individus qui ne peuvent plus sortir du groupe par la conversion (bien que celle-ci ne protégeait pas toujours). Par ailleurs, à cette époque, les discours étaient centrés sur l’Europe et les Juifs, et l’antisémitisme dans ce contexte a véhiculé le sens qu’on lui connaît aujourd’hui.« Dieu et moi ne sommes pas en bons termes »Depuis le 7 octobre, et face à la multiplication des actes antisémites, de nombreuses personnes juives – ou assimilées – ont pris la parole dans les médias, sur les réseaux sociaux, auprès de leurs proches… pour parler de leur vécu de l’antisémitisme. Certains à l’inverse ne prennent pas la parole, d’autres prient… ces réactions sont variées, à l’image de la diversité de la population juive.Certains ont exprimé leurs critiques face à l’absence de la gauche dans la lutte contre l’antisémitisme, et à la présence de l’extrême droite.Le collectif « Golem » a même été créé dans ce prolongement, à l’image d’une autre organisation, les « guerrières de la paix » créée en 2022, qui se mobilise aux côtés de personnes musulmanes – ou assimilées, contre « les racismes » et pour la paix en Israël-Palestine.L’humour peut aussi être un moyen de surmonter les violences vécues au quotidien. Joann Sfar propose par exemple « la nouvelle blague juive », présentée en ouverture de cet article, pour dire que « ça ne va pas ». Cependant, l’humour ne doit pas faire oublier que certains propos peuvent être antisémites s’ils stigmatisent une population (à travers une tradition, des traits physiques, etc.), même s’ils sont pensés pour faire rire.Auteure : Solveig Hennebert, Doctorante, Université Lumière Lyon 2 – 30 novembre 2023Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>>> Lire l’article original.
DDes modèles de réussite féminins pour réduire l’autocensure dans l’accès au crédit En dépit de remarquables progrès ces vingt dernières années, les femmes cheffes d’entreprise demeurent moins susceptibles de demander un crédit bancaire que les hommes. Or, l’accès au crédit reste un élément clé pour soutenir la performance et la croissance d’une entreprise en lui permettant de saisir des opportunités d’investissement et de faire face aux aléas économiques.Ce moindre accès au financement réduit la contribution des entrepreneures à l’économie, notamment en matière de création d’emplois, de réduction de la pauvreté et de croissance économique. Cela affecte également leurs revenus personnels, constituant ainsi un obstacle à l’égalité des sexes.Une autocensure injustifiéePourquoi les femmes entrepreneures sont-elles moins enclines à demander un emprunt à la banque ? L’une des raisons est qu’elles s’abstiennent de déposer un dossier parce qu’elles s’attendent à être discriminées et à voir leur demande d’emprunt refusée ou limitée.La littérature existante souligne pourtant que cette anticipation est souvent erronée : une large partie des demandes de prêt de ces femmes aurait bien été accordée si elles en avaient fait la requête. Aux États-Unis, il y aurait ainsi deux fois plus d’emprunteurs découragés que de demandeurs rejetés (femmes et hommes confondus). Pour les économies émergentes en Europe de l’Est et en Asie, ce phénomène est encore plus exacerbé. Pour chaque demandeur rejeté, il y aurait trois emprunteurs découragés.[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]En outre, les demandes de prêt des entreprises détenues par des femmes ne sont, en général, pas davantage rejetées que celles des entreprises détenues par des hommes. L’autocensure des femmes sur leur accès au crédit n’a donc pas nécessairement des fondements économiques réels.L’un des facteurs clés du découragement féminin découle de la représentation que les femmes ont d’elles-mêmes. Une moindre confiance en leurs compétences entrepreneuriales, en particulier par rapport aux hommes, les amène à croire qu’elles sont moins susceptibles d’obtenir un prêt. En cause notamment, le manque de modèles féminins de réussite qui peut donner l’impression aux femmes que le succès entrepreneurial est un domaine inatteignable pour elles, restreignant ainsi leurs aspirations.Elles peuvent se sentir exclues ou ne pas se sentir à leur place dans un environnement où les hommes sont majoritaires. En somme, le manque de modèles de réussite féminin dans le domaine du leadership ne permet pas aux femmes de se projeter et de s’identifier dans un rôle similaire ou elle exercerait un pouvoir décisionnel fort. On parle d’« effet de rôle-modèle ».Des dirigeantes politiques inspirantesDans une récente étude, nous avons exploré dans quelle mesure cet effet permettait de changer les perceptions que les femmes ont d’elles-mêmes et d’encourager leur accès au crédit. Nous avons notamment démontré que les cheffes d’entreprise se trouvant dans des pays avec à leur tête des leaders politiques féminins tendaient à davantage demander de crédit.Ces leaders politiques féminins disposent d’une large visibilité et ont ainsi le pouvoir de modifier la perception de la compétence des femmes dans l’ensemble de la société, tout particulièrement en réussissant dans un milieu très compétitif et habituellement très masculin. Cela rejaillit sur le comportement des femmes cheffes d’entreprise. Celles-ci demandent davantage de crédit, s’autocensurant moins financièrement. Nous montrons que c’est bien le découragement « émotionnel » qui s’en trouve réduit, c’est-à-dire les sources de découragement liées à un manque de confiance en soi et à une croyance dans le rejet non lié à des causes économiques sous-jacentes.L’effet est d’autant plus efficace que le leader politique dispose d’un statut social élevé (mesuré à travers son niveau d’éducation) et provient du même pays (homophilie). Enfin, nous démontrons que ce résultat est vrai principalement dans les pays avec un revenu relativement faible, où les normes sociales envers les femmes sont aussi les moins avancées. Le modèle permet de contrebalancer l’absence de ces normes sociales et de promouvoir une meilleure équité homme-femme dans l’accès au crédit.Ce résultat suggère que l’exposition à des modèles de réussite féminins modifie la perception que les femmes ont d’elles-mêmes, avec des conséquences économiques notables. L’effet de rôle-modèle devient ainsi un levier puissant pour parvenir à l’équité homme-femme, en changeant globalement les (auto-) représentations mentales des compétences attribuées à chaque sexe.Auteurs : Jérémie Bertrand, Professeur de finance, IÉSEG School of Management ; Caroline Perrin, Postdoctorante, Université de Strasbourg et Paul-Olivier Klein, Maître de Conférences en Finance, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original.
FFrançaises, Français : le langage inclusif n’est pas une nouveauté ! Les protestations hautes en couleur entendues ou lues à propos de l’écriture inclusive pendant l’automne 2017 et le débat actuel après les déclarations d’Emmanuel Macron et la proposition de loi ont une nouvelle fois confirmé qu’il existe dans notre pays une hypersensibilité aux questions de langue.Et qu’elle jette régulièrement sur le champ de bataille des troupes aussi persuadées de l’urgence de leur engagement que peu armées pour mener le combat.Histoire de la langueLe contexte national explique ces protestations intempestives. Le français est enseigné à l’école comme un ensemble de difficultés orthographiques et grammaticales à mémoriser plutôt qu’à comprendre – d’autant que, bien souvent, elles n’ont pas de sens. Mais un bagage capable, à terme, de faire le tri entre celles et ceux « qui savent » et les autres. Entre celles et ceux qui sauront écrire une lettre de motivation, une note de synthèse, un discours, un livre… et les autres. Or, « celles et ceux qui savent » ne savent rien, le plus souvent, de l’histoire de leur langue, ni même de ce qu’était réellement cette « langue de Molière » qu’on voit régulièrement alléguée dans les controverses et qu’on croit sauvegarder en s’opposant à tout changement. D’où les cris poussés à l’idée d’écrire nénufar (que Molière a connu tel quel) et les évanouissements provoqués par ognon (dont le i aurait dû être supprimé en même temps que celui de montaigne, campaigne, et autre besoigne).Concernant la « féminisation », bien peu de gens savent que les terribles nouveautés qu’on impute aux féministes n’en sont pas, et que s’il y a idéologie quelque part, elle n’est pas là où l’on croit. Car la langue française a bel et bien été l’objet d’infléchissements contraires à son fonctionnement (qui va plutôt vers l’équilibre du féminin et du masculin), par un groupe de pression particulier (l’Académie et consorts), pour des raisons strictement politiques (la mettre au service de l’ordre masculin). Le tout avec la complaisance des gouvernants, qui financent l’Académie et son dictionnaire avec les deniers publics, sans lui donner la moindre feuille de route et pouvoir y caser de temps en temps quelques serviteurs.Des innovations limitées et encore en cours d’ajustementL’écriture inclusive n’a pourtant rien de bien nouveau, à part son nom, qui a une vingtaine d’années mais qui n’a que récemment devancé ses concurrents (écriture égalitaire, épicène, non sexiste, non discriminante…). Les abréviations qui ont tant soulevé d’émotions (par exemple « artisan·e ») sont pour leur part en expérimentation depuis un peu plus longtemps ; sous leur forme la plus archaïque, les parenthèses, elles ont d’ailleurs reçu l’aval d’institutions aussi peu soupçonnables de féminisme que le Ministère de l’Intérieur, à qui l’on doit le « né(e) » qui figure sur nos cartes d’identité. L’emploi des termes féminins désignant des fonctions prestigieuses, qui relève aussi de l’écriture inclusive, est plus ancien encore : il a fait l’objet de plusieurs circulaires de premiers ministres, dont la première date de 1986. Quant à l’expression successive des termes féminins et masculins (« les candidats et les candidates », « celles et ceux »…), elle remonte au moins aux discours du Général de Gaulle, qui commençaient par « Françaises, Français ». Le père de l’écriture inclusive, c’est lui !Comme on le comprend avec les deux derniers exemples, ce n’est pas d’écriture que nous devrions parler, mais de langage inclusif : celui qui inclut. D’abord les femmes, massivement exclues du langage ordinaire, mais aussi les minorités, généralement malmenées linguistiquement.Ses adeptes se sont échiné·es à le répéter depuis un an, et il faut le redire : le langage inclusif n’est nullement réductible à une typographie spécifique, comme celle des points médians, et il peut même s’en passer tout à fait. Rien ne m’oblige à écrire « les Français·es » : je peux écrire les deux mots en toutes lettres, en reproduisant ce que je fais à l’oral. Simplement, c’est plus rapide à écrire, et ça prend moins de place. Les abréviations sont faites pour cela, depuis que l’écriture existe. Jusqu’à présent, elles servaient à raccourcir des mots (Dr, M., Mme…). Là, il s’agit d’écrire deux mots en un seul. À besoin neuf, réponse neuve – même si cela fait une vingtaine d’années qu’on bricole pour savoir comment faire au mieux, et quel signe est le plus adapté pour noter cette abréviation-là.Le point milieu, ou médian, n’est que le meilleur des candidats expérimentés, après les parenthèses, les traits d’union, les E majuscules et les points bas, en raison de sa discrétion, de son insécabilité, de son emploi nouveau et spécifique à cet usage (et donc dénué de connotations positives ou négatives). Quant à son utilisation, elle laisse encore à désirer. Les années qui viennent verront certainement sa simplification (le second point dans les mots au pluriel est à oublier, c’est un simple héritage des parenthèses). Et aussi sa restriction aux termes très proches morphologiquement (« artisan·es » et « ouvrier·es », mais pas « acteur·rice »). C’est le seul débat qui, dans un contexte apaisé, c’est-à-dire informé, aurait dû avoir lieu l’automne dernier. Les responsables de l’Agence Mots-clés, à l’origine du premier Manuel d’écriture inclusive (2016) et moi-même faisons la promotion d’un système plus simple que celui qui a généralement cours dans Le Langage inclusif : pourquoi, comment.Des ressources séculaires, qu’il suffit de réactiverLoin de se réduire, donc, à cette question qui ne concerne que l’écrit, le langage inclusif repose sur différentes ressources du français, qui ont toutes plusieurs siècles d’existence.Celle qui consiste à nommer les femmes avec des noms féminins, de même qu’on nomme les hommes avec des noms masculins, est de rigueur dans toutes les langues romanes. La bagarre menée depuis les années 1970 pour bannir les appellations masculines (l’auteur, le juge, le professeur, le ministre, le maire…) ne consiste qu’à refermer une parenthèse de quelques siècles, voire de quelques décennies pour les fonctions politiques et la haute fonction publique. Parenthèse durant laquelle des grammairiens masculinistes ont explicitement condamné des mots féminins d’usage courant, afin que certaines activités, fonctions, métiers et dignités qu’ils estimaient propres à leur sexe aient l’air d’être impropres aux femmes.Des centaines de textes témoignent du fonctionnement normal de la langue avant leur action, puis encore longtemps après (c’est ce que j’ai appelé les « résistances de la langue française »). Ainsi, mairesse figure parmi les métiers soumis à l’impôt au XIIIe siècle, au même titre que féronne, maréchale et heaumière. Écrivaine est attesté dès le XIVe siècle, autrice depuis le XVe, les premiers académiciens utilisaient d’ailleurs ces mots normalement. Procureuse figure dans le Dictionnaire françois de Richelet, ambassadrice dans le premier qu’ait fait l’Académie ; les immortel·les devraient décidément lire leurs prédécesseurs ! On a appelé médecines les femmes soignantes jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Il y a eu des proviseuses dans les couvents de femmes durant des siècles. Professeuse est répertorié en 1845 dans le Dictionnaire des mots nouveaux de Radonvilliers, qui donne du reste comme exemple « professeuse de langue » ! Mais on le trouvait déjà dans les Lettres écrites de Lauzanne d’Isabelle de Charrière (1785), et il est toujours employé dans certains pays francophones. Voltaire utilisait les mots inventrice et huissière. La presse parisienne a fêté les premières chevalières et officières de la Légion d’honneur – et même le mot commandeuse a existé, à côté de commandeur (c’est les noms qu’on donnait aux dirigeant·es des plantations en Afrique coloniale).Ce que nous appelons aujourd’hui des « doublets », ou des « doubles flexions » (Françaises, Français), est également une pratique très ancienne – bien plus que les discours du général de Gaulle ! La coutume de Vitry (le-François), mise par écrit en 1481, stipule à propos des serfs que « tous hommes ou femmes de corps sont audit baillage [susceptibles] de poursuite, en quelque lieu qu’ils aillent demeurer […]. Car tels hommes et femmes de corps sont censés et réputés du pied et partie de la terre » (art. 145). Les Reglemens des maîtres passementiers, tissutiers et rubaniers de la ville et faubourgs de Lyon (1763) précisent que « nul maître ne pourra tenir plus d’un apprentis ou d’une apprentisse à la fois », qu’il « paiera l’apprentis ou l’apprentisse pour son année en apprentissage », que « ne pourra aussi aucun maître avoir un apprentis ou apprentisse s’il n’est marié » (art. 8)… La double flexion figure six fois dans ce seul article, elle est systématique. Ce qui n’est nullement préconisé aujourd’hui, mais qui montre que personne ne trouvait « lourd » ou « ridicule » ce qui est décrété tel avec tant d’assurance par les esprits chagrins du XXIe siècle.L’ordre alphabétique ne paraît pas non plus pouvoir être mis au compte des innovations, même si son recours ici est nouveau. Se pose en effet la question de savoir dans quel ordre disposer les doublets : « Françaises, Français ! », « Travailleuses, travailleurs ! » ou le contraire ? Les politiques qui ont mis ces formules au point avaient choisi la « galanterie », là où l’ordinaire déférence au sexe masculin nous a fait dire jusqu’il y a peu de temps « l’égalité hommes-femmes ». L’une n’étant que l’envers de l’autre, l’ordre alphabétique – totalement arbitraire – apparaît comme la solution idéale : « les candidates et les candidats », mais « les auteurs et les autrices ». En faisant démarrer ce mécanisme avec l’article, pour ne pas voir revenir par la fenêtre ce qu’on a mis à la porte : « la directrice et le directeur ».Un autre pilier du langage inclusif est l’accord de proximité, qui, à côté de l’accord selon le sens, a été d’usage pendant des siècles en français, avant et encore bien après l’invention de l’accord selon le genre « le plus noble » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647 ; Bouhours, Doutes sur la langue françoise, 1674), ou « le plus fort » (Dictionnaire de Furetière, 1690, entrée « Masculin »), ou « le premier des genres, parce que ce genre est attribué particulièrement à l’homme » (Dictionnaire de l’Académie, 1762, entrée « Masculin »).L’accord de proximité évitait de se casser la tête : lorsque plusieurs substantifs doivent être qualifiés par un adjectif ou un participe, c’est le plus proche qui donne ses marques. Ainsi le théologien janséniste Pierre Nicole parle-t-il, dans son traité De l’éducation d’un prince (1670), de « ces pères et ces mères qui font profession d’être chrétiennes » (et non chrétiens). Renouer avec ce mécanisme permet d’éviter les répétitions (et les recours aux abréviations, si l’on y est allergique) : « Les acteurs et les actrices qui ont pris position ont été entendues et seront reçues bientôt par la ministre » (plutôt que entendu·es et reçu·es).L’accord selon le sens permettait quant à lui de ne pas mettre tous les substantifs à accorder sur le même plan, si pour une raison où une autre on donnait plus d’importance à l’un d’eux, comme dans le titre de ce livre publié en 1571 : Le Parnasse des poètes francois modernes contenant leurs plus riches et graves sentences, discours, descriptions et doctes enseignements, recueillies par feu Gilles Corrozet, Parisien (et non recueillis). Renouer avec cette logique nous autoriserait enfin à écrire : « Cinq fillettes et deux chiens ont été retrouvées mortes dans les décombres » (et non morts) ; et surtout à nous adresser au féminin à toute assemblée majoritairement féminine. Le retour à ces systèmes simples aurait surtout l’avantage de ranger au magasin des antiquités la ritournelle qui dit que « le masculin l’emporte sur le féminin » (version IIIe République du genre le plus noble), ou sa variante euphémisée « le masculin l’emporte » (où donc ?), qui font des ravages dans les têtes des filles comme dans celle des garçons.Des exigences nouvellesEnfin, le langage inclusif consiste à mettre aux oubliettes aussi le terme homme dans tous les cas où l’on veut parler de l’espèce humaine, que ce soit au café du commerce, dans les amphis de paléontologie, dans les copies de philosophie ou dans les lieux dédiés à la parole publique, notamment à propos des « droits de l’homme ». Avec ou sans majuscule. D’une part, celle-ci est inaudible, et à l’écrit bien souvent oubliée ; elle est d’ailleurs d’usage récent (le Dictionnaire de l’Académie ne la préconise que dans son édition en cours – démarrée en 1936, la lettre H ayant dû être traitée dans les années 1960). D’autre part, les droits de l’homme ont exclu les femmes jusqu’à ce que des textes législatifs viennent explicitement les leur ouvrir : d’abord l’Ordonnance du 21 avril 1944, qui précisa que « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes », puis la Constitution de 1946, qui stipula que « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».Une fois de plus, la confusion revient à l’Académie. Avant elle, personne n’avait eu l’idée de soutenir que le mot homme désigne « toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes » (Dictionnaire de 1694). Que la Constitution française persiste à proclamer « solennellement son attachement l’[attachement du peuple français] aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 », n’est plus tolérable.Autrement dit, à part les abréviations, rien de nouveau sous le soleil. Le langage inclusif ne consiste qu’à recourir à des usages validés par le temps, parce que fondés sur le système de la langue, la politesse, l’exactitude, la raison. Ce n’est pas par hasard que ces usages s’étaient imposés, qu’ils ont survécu aux tentatives d’éradication, et qu’on les a retrouvés dès lors qu’on en a ressenti le besoin – c’est-à-dire dans un pays qui prétend désormais promouvoir l’égalité, et où des gens, des groupes, des forces poussent à la réalisation de cet objectif. Il s’agit de généraliser ces usages. Ce qui implique une action concertée, à la fois dans l’ensemble de la société pour parvenir à l’homogénéisation des (meilleures) nouvelles pratiques, et dans l’éducation nationale pour qu’elles soient enseignées à l’âge où l’on apprend à maîtriser sa langue.Dans son ensemble, cependant, le langage inclusif dessine bel et bien un programme politique ambitieux – pour ne pas dire révolutionnaire. Il ne s’agit rien moins que de démanteler les stratégies élaborées pour installer en douce dans les cerveaux l’évidence absolue, incontestable, légitime de la supériorité masculine. Ce n’est pas non plus un hasard si des grammairiens et intellectuels masculinistes y ont travaillé avec application, s’ils ont intrigué inlassablement pour que l’État les suive, ni si ceux d’aujourd’hui montent au créneau pour défendre cet édifice. Ni si leur bras armé n’a pas hésité, l’année dernière, à crier à ce « péril mortel » où serait la langue française, à partir du moment où la puissance du masculin y serait amoindrie.La langue n’est pas un « donné » qui serait tombé du ciel avec toutes ses bizarreries. Il faut réaliser que des gens l’ont complexifiée à plaisir pour pouvoir « se distinguer des ignorants et des simples femmes », comme le disait crûment dans les années 1660 l’homme qui était alors chargé de la confection du Dictionnaire de l’Académie, Eudes de Mézeray. Que ce qui a été fait dans un sens peut être fait dans l’autre. Que l’école, chargée malgré elle d’enseigner que « le masculin l’emporte sur le féminin », pourrait enseigner qu’il l’a emporté longtemps parce que des misogynes le voulaient ainsi, mais qu’il ne l’emporte plus, parce des féministes et des hommes progressistes se sont battus contre eux pendant des siècles, et qu’elles et ils ont finalement gagné la partieAuteure : Éliane Viennot, Professeuse émérite de littérature française de la Renaissance, Université Jean Monnet, Saint-Étienne Cet article a été co-publié avec le blog de la revue Terrain.Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>>> Lire l’article original.
PPrésenter l’IA comme une évidence, c’est empêcher de réfléchir le numérique Au printemps dernier, des personnalités aussi diverses que Elon Musk, Yuval Noah Harari ou Steve Wozniak s’associaient à plus de 1 000 « experts » pour mettre en garde face aux « risques majeurs pour la société et l’humanité » que représente l’intelligence artificielle et demander une pause de six mois dans d’entraînement des modèles plus puissants que GPT-4. Du Monde au Figaro, en passant par FranceInfo ou Libération, les médias ont volontiers relayé les termes de ce courrier qui appelle à une pause pour mieux affirmer le caractère inéluctable et la toute-puissance des systèmes d’IA à venir.Ce qui frappe dans la réception médiatique immédiate de ce courrier, c’est la myopie face à un processus théorisé depuis maintenant bientôt 30 ans : « l’impensé numérique » (ou informatique, avant lui). Ce concept d’« impensé » désigne les stratégies discursives par lesquelles la technologie est présentée comme une évidence, souvent sous l’influence des acteurs dont elle sert les intérêts économiques ou politiques.La lettre ouverte de l’institut Future of Life en est un cas d’école : selon elle, l’intelligence artificielle est un outil puissant, il est déjà là, et il est appelé à être encore plus présent et plus puissant à l’avenir pour le plus grand bien de l’humanité.Comment repérer l’impensé numérique ?Sept marqueurs discursifs devraient vous mettre la puce à l’oreille. Pour illustrer cette « boîte à outils », la lettre ouverte d’Elon Musk et consorts, qui prétend pourtant appeler à faire une pause, présente avantageusement tous les marqueurs discursifs de l’impensé, quoique l’on puisse également l’appliquer au très sérieux rapport Villani qui plaidait en 2018 pour une stratégie nationale et européenne en matière d’IA :©FreepikDans ce type de discours, l’objet technique se présente comme neutre : il revient à l’humanité de s’en servir à bon escient, sa seule existence lui sert de justification.Pourtant, si l’on nous dit que l’IA représente des « risques majeurs pour l’humanité », n’est-ce pas la preuve que nous sommes devant une technique qui n’est pas neutre justement ?Voilà sans doute le mécanisme le plus retors de l’impensé : diaboliser l’objet technique contribue à la fois à affirmer sa puissance et son potentiel lorsqu’il est utilisé à bon escient, et à alimenter le pseudodébat sans lequel l’intérêt médiatique retomberait. L’informatique, le numérique, l’IA sont déjà là, nul besoin de produire un travail historique sérieux à leur sujet, le storytelling des réussites entrepreneuriales suffit.L’impensé forme un cercle vicieux avec le glissement de la prérogative politique…L’impensé est indissociable de deux autres processus avec lesquels il forme un véritable cercle vicieux : le glissement de la prérogative politique et la gestionnarisation.À la faveur de l’impensé numérique, des outils détenus par des acteurs privés sans légitimité électorale ou régalienne déterminent jusqu’à l’accès du public à l’information. Un exemple en est la plate-forme X (anciennement Twitter), qui est scrutée par les journalistes parce qu’elle est alimentée par les personnalités publiques et politiques, ainsi que par les institutions publiques. Lorsqu’une plate-forme privée porte une parole politique, nous sommes dans ce que l’on appelle le « glissement de la prérogative politique ».En effet, lorsque des acteurs privés déploient des technologies de manière systématique, depuis les infrastructures (câbles, fermes de serveurs, etc.) jusqu’aux logiciels et applications, cela revient à leur déléguer des prises de décisions de nature politique. Ainsi, face à un moteur de recherche qui domine notre accès à l’information et occupe une place qui relèverait d’un véritable service public, nous sommes en plein dans un glissement de la prérogative politique.On observe le même phénomène lorsque le gouvernement français préfère recourir aux cabinets de conseil plutôt qu’à l’expertise universitaire. Des cabinets, dont les recommandations privilégient volontiers le recours systématique aux technologies numériques et font le lit de la gestionnarisation.… et avec la gestionnarisationAujourd’hui, les outils numériques ne nous permettent pas seulement de gérer diverses activités (banque, rendez-vous médicaux…), ils sont aussi et surtout devenus incontournables pour effectuer ces tâches. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous fondre dans les catégories que ces outils nous imposent. Il n’est pas toujours facile de prendre rendez-vous avec un ou une secrétaire médical, par exemple, ou de faire sa déclaration d’impôts sur papier. C’est ce que l’on appelle la « gestionnarisation ».Cette gestionnarisation témoigne aussi d’un glissement. Par exemple, l’outil d’accès à l’enseignement supérieur Parcoursup s’impose désormais aux lycéens et à leurs familles. Or cet outil porte une dimension politique aux conséquences critiquables, telles que l’exclusion de certaines catégories de bacheliers ou l’accentuation de la mise en concurrence des formations. Dans la gestion, l’outil est second par rapport à l’activité ; avec la gestionnarisation, l’outil devient premier : Parcoursup a pris le pas sur le besoin auquel il est censé répondre.Dans notre quotidien, pour visiter une nouvelle région, choisir le menu de son dîner comme pour rencontrer l’âme sœur, chacun saisit docilement les informations attendues par les plates-formes de consommation numérique. Lorsque l’on mène une activité sportive en s’équipant d’un bracelet qui traite, mémorise et fait circuler un ensemble de données biométriques, celles-ci deviennent le modèle que l’on suit, plutôt que le ressenti de son corps, dans une sorte d’« auto-gestionnarisation ».Dûment identifiés et profilés par nos outils, nous contribuons sans réserve aux profits économiques de firmes dont l’essentiel des revenus échappe à l’impôt… Et donc au pouvoir démocratique déjà ébranlé par le glissement de la prérogative politique.Productivité du numérique et management numérique (Enjeux sociopolitiques du numérique, Dominique Boullier).Critiquer… et agirLe numérique n’est pas cet avenir tantôt infernal et tantôt radieux que nous promettent ses impenseurs : ce n’est qu’une catégorie pour désigner un ensemble d’objets techniques et de dispositifs sociotechniques qui doivent être interrogés et débattus au regard de leur action politique et sociétale.Alors que l’impensé focalise notre attention sur l’IA, peut-être avons-nous davantage besoin outils nouveaux (dans lesquels il peut y avoir de l’IA) afin de mieux organiser l’expression (numérique) de notre intelligence face aux enjeux qui exigent des décisions collectives inédites. Climat, démocratie, environnement, santé, éducation, vivre-ensemble : les défis ne manquent pas.Dans cette perspective, nous vous invitons à découvrir la nouvelle version du service de navigation web contributive Needle. Nourrie par le concept d’impensé, cette proposition radicalement différente d’accès et de partage de contenus numériques mise sur l’intelligence collective. Needle est une plate-forme de mise en relation qui matérialise l’espérance d’un environnement numérique riche du maillage et de l’exploration curieuse de toutes et tous, en lieu et place du réseau de lignes droites par l’entremise desquelles des intelligences artificielles devraient nous désigner quels documents consulter.Cette technologie est désormais portée par une start-up, preuve qu’il est possible de concevoir des propositions concrètes qui tiennent compte de la nécessaire critique de la place accordée à la technique dans nos sociétés.Auteur : Julien Falgas, Maître de conférences au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine et Pascal Robert, Professeur des universités, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques ; laboratoire elico, MSH Lyon Saint-Étienne, Université de LyonCet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>>> Lire l’article original
CCes sportifs amateurs qui renoncent aux montres connectées, pourquoi ? Mesurer son nombre de pas quotidiens ; suivre sa fréquence cardiaque, son allure ou le dénivelé cumulé lors d’un footing ; mémoriser sur une année la distance totale parcourue en vélo et la partager sur un réseau communautaire en ligne. Voilà des pratiques devenues courantes dans l’univers sportif, y compris au niveau amateur.Cette numérisation de l’activité physique s’opère dans un contexte plus global de prolifération des outils d’autoquantification, que ceux-ci portent sur la productivité au travail, la régulation du sommeil, le contrôle des apports caloriques, de la glycémie et/ou du poids…Si l’on ne considère que la sphère des activités sportives, le marché s’avère aussi bien lucratif que concurrentiel. Comme le rapportent les chercheurs finlandais Pekka Mertala et Lauri Palsa, le business de la technologie numérique du sport serait évalué annuellement à 12 milliards de dollars et comptabiliserait plus de 10 000 dispositifs numériques portatifs pour la seule activité de course à pied. 90 % des coureurs amateurs utiliseraient aujourd’hui une montre connectée ou une application mobile.La mise en chiffres de soi est associée à une série de promesses : promesses d’activité, de bonheur, de santé et d’empowerment. Cette connaissance est considérée, de par son objectivité et sa transparence jugées incontestables (comparativement au caractère approximatif des ressentis corporels) comme le fondement d’un projet personnel d’optimisation de soi.Ces dispositifs embarqués sont également érigés en soutien motivationnel incitant tout aussi bien à être régulier et assidu qu’à rompre avec des habitudes de vie jugées malsaines. L’intégration à une communauté de pratiquants est susceptible d’amplifier cet effet par l’entrelacement des systèmes d’encouragements mutuels et de mises en concurrence.Malgré tout, nous constatons aujourd’hui un certain ralentissement de ce marché, en lien avec un phénomène massif d’abandon de ces dispositifs digitaux ou, tout du moins, d’utilisation à très court terme.Comprendre les processus d’abandon des outils connectésIl convient tout d’abord de rappeler que l’adoption des objets connectés dans le cadre de la pratique sportive n’est pas répartie de façon équitable dans l’ensemble de la population. Elle serait ainsi surreprésentée parmi les hommes, urbains, fortement diplômés, socialement favorisés et physiquement actifs. En outre, la tranche des 30-39 ans serait la plus équipée en bracelets intelligents et montres connectées.Si certains groupes de population ont moins accès à ces technologies embarquées, d’autres, qui les ont acquises, vont les abandonner, le plus souvent après une période restreinte d’utilisation. Les mécanismes conduisant à ces abandons sont extrêmement variés : surcharge logistique, dimension chronophage du transfert et de l’interprétation des données, déficit de précision et de fiabilité des recueils, difficulté à leur donner du sens et à les exploiter…Nous considérons pour notre part que ce rejet pourrait résulter d’une dégradation conséquente de la qualité de son expérience vécue en situation sportive. En effet, pour certains pratiquants, la mise en chiffres de soi conduit à ressentir son activité davantage sur le mode du travail contraint que du loisir gratuit et autodéterminé.La motivation intrinsèque (le plaisir de pratiquer la course à pied pour elle-même) tendrait alors à être supplantée par une motivation extrinsèque (récompenses, comparaisons, surveillances mutuelles) induisant une peur anticipée de l’échec dans le cadre d’une injonction constante à l’excellence ainsi qu’un sentiment de honte et de culpabilité en cas de contre-performances. Des phénomènes de surcharge cognitive et de distraction attentionnelle peuvent également occasionner une coupure vis-à-vis de l’ici-et-maintenant de son activité et des sensations corporelles afférentes.Dans d’autres configurations, le retrait de la montre connectée participe d’un acte de résistance à forte signification politique, philosophique, voire spirituelle. Il peut s’agir tantôt d’une volonté de rompre avec ce qui est perçu comme un système généralisé de surveillance, de s’émanciper de la pression des réseaux sociaux sportifs, de récuser une course matérialiste au suréquipement ou encore de privilégier à nouveau les sensations corporelles dans la programmation de l’entraînement.Ces comportements de rejet peuvent ici être reliés à l’émergence de valeurs minimalistes comme la sobriété choisie, la simplicité volontaire ou la frugalité. Il est ici question de retrouver une forme de liberté perdue, de légèreté, voire de résonance.Comprendre le processus d’adhésion à la quantificationTous les coureurs amateurs ayant commencé à utiliser un outil digital d’autoquantification n’ont pas pour autant cessé de s’en servir. Si l’abandon constitue un phénomène prégnant et explicable, la persévérance doit également être prise au sérieux. Quelles sont les conditions qui permettent à des coureurs amateurs de continuer à pratiquer et à se quantifier numériquement tout en conservant plaisir et bien-être dans l’activité ?Nous avons montré que les coureurs amateurs qui persévéraient avaient développé une expertise poussée de leur autoquantification. Plus précisément, ils sont parvenus à bricoler et incorporer une série de tactiques voire de « ruses du quotidien », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, leur permettant d’interagir avec leur dispositif numérique sans altérer la qualité de leur expérience sportive.Une première tactique consiste à différencier et alterner, dans le temps, les utilisations de la montre connectée. À l’échelle de leur vie sportive tout d’abord, ils modulent l’intensité et le type d’usage de l’outil afin de l’adapter aux conditions de vie changeantes (par exemple, en suspendant l’ambition de dépassement des performances durant une année familialement exigeante). Ils ont également appris à délaisser certains domaines de quantification (le sommeil par exemple) afin de focaliser leurs efforts sur la seule course à pied.À l’échelle d’un cycle d’entraînement, les coureurs différencient les modes d’interaction avec l’outil (fréquence de consultation, nature des données recueillies) suivant les types de séances considérées ; par exemple, ils réservent un usage intensif de la montre aux séances d’interval training tandis que dans les footings de récupération, les sorties à allure marathon ou les séances techniques, ils ne la consultent que très épisodiquement. Enfin, à l’échelle d’une séance donnée de course, les coureurs ont ciblé certains moments clés de consultation. D’autres ne regardent jamais la montre pendant leur sortie mais seulement après, le schéma inverse étant également apparu.Une deuxième tactique consiste à accepter d’ajuster, de réviser, voire d’abandonner ses objectifs en cours de route, en fonction de l’état de forme perçu et/ou des conditions environnementales. Cette flexibilité témoigne de la construction d’un rapport d’indulgence et de bienveillance envers soi-même.Enfin, une troisième tactique du quotidien conduit les coureurs amateurs à veiller systématiquement à remettre en contexte ce qu’ils considèrent comme des (contre-) performances. Loin de ne considérer le chiffre que dans son rendu brut, ils prennent appui sur celui-ci pour comprendre les mécanismes sous-tendant le processus de production de (contre-) performance (mauvaise nuit, stress professionnel…).Comprendre la nature de l’attachement au dispositifNous avons voulu mieux comprendre le lien noué par les coureurs avec leur dispositif numérique de tracking. Pour ce faire, nous leur avons demandé de le retirer, le temps d’une seule session de course, tout en décrivant en temps réel, au moyen d’un dictaphone, ce qu’ils ressentaient. Ce dépaysement, exceptionnel pour la plupart, s’est avéré particulièrement déstabilisant et a révélé, en creux, la profondeur de l’incorporation de l’outil et de l’attachement tissé.La totalité des sujets étudiés a tout d’abord admis une forte appréhension à l’idée de courir sans la montre. Ils ont tenté de la gérer de différentes manières : en repoussant la sortie ; en la réalisant sur un parcours qu’ils venaient de réaliser avec la montre afin de s’appuyer sur des repères chiffrés ; en se servant du dictaphone pour estimer la durée et l’allure de course ; en cachant une montre dans le sac à dos pour enregistrer, malgré tout, le volume de course effectué…La majorité des participants a ensuite ressenti un vide motivationnel causé par l’absence de la montre qui, portée, remplit une fonction d’incitation à la performance et au dépassement de soi. La session réalisée sans montre leur est ainsi apparue plus longue, pénible, douloureuse voire vide de sens : en effet, à quoi bon se dépasser s’il est impossible d’en connaître le résultat exact et si celui-ci n’est pas mémorisé ni archivé ?[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]Les coureurs ont également noté que le simple fait de porter la montre avait tendance à sur-focaliser leur attention sur les données chiffrées, au détriment de leur technique de course, de l’environnement extérieur ou de leurs sensations corporelles.L’absence de la montre est également apparue pour certains comme physiquement déstabilisante. Privés de leur outil, les coureurs se sont sentis nus, déséquilibrés, asymétriques, ne parvenant le plus souvent à inhiber le geste réflexe de le consulter, preuve que l’objet ainsi que le mouvement associé ont été assimilés dans le schéma corporel du coureur. Certains d’entre eux ont enfin éprouvé de profondes difficultés à réguler leur course et à estimer de façon fiable des variables, pourtant fréquemment manipulées, comme la durée, la distance, la vitesse, la fréquence cardiaque.En définitive, interagir avec son dispositif de quantification de façon fonctionnelle n’a rien de spontané, de magique ni d’automatique. Cela s’apprend et se construit patiemment. L’éducation physique et sportive scolaire se doit ici d’assumer son rôle formateur, tant la digitalisation devient incontournable dans le domaine sportif. Auteur : Matthieu Quidu, Maître de conférences en sociologie du sport, Université Claude Bernard Lyon 1 et Brice Favier-Ambrosini, Professor, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. >> Lire l’article original.Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
LL’égalité femmes-hommes dans le sport français : une chimère ? À la veille des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en juillet 2024, certaines parties prenantes de l’événement vont sans doute accentuer la communication sur les valeurs choisies comme étendard vertueux de cette olympiade. Parmi elles, l’égalité entre les femmes et les hommes (F/H) occupe une place de choix, car ces jeux seront les premiers de l’histoire olympique à être paritaires (autant d’hommes que de femmes parmi les athlètes en compétition, mais aussi parmi les relayeurs et relayeuses de la flamme olympique, et – presque – parmi les salariées et salariés du comité d’organisation avec 52 % de femmes).Dans cette perspective, cette olympiade propose également plus d’épreuves mixtes ; un logo à l’effigie de Marianne (porte-parole de la devise républicaine) ; une mascotte en forme de bonnet phrygien que les internautes ne manquent pas de comparer avec un clitoris.Enfin, ces jeux candidatent au nouveau label d’État Terrain d’égalité (lancement en 2022) en vue de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et de lutter contre les discriminations et les violences sexistes et sexuelles dans le domaine de l’événementiel sportif. Bien que volontaires, ces mesures sont-elles les signes d’une politique aboutie d’égalité entre les femmes et les hommes dans le mouvement olympique et/ou représentatives de la situation des femmes dans le mouvement sportif français ?Parcours de combattantesLa parité des athlètes aux JOP 2024 est assurément un élément clé de la communication égalitaire des instances olympiques quand on sait le parcours de combattantes nécessaire, d’une part à l’intégration des femmes dans ses grands événements et à leur lente augmentation numérique dans l’ensemble des disciplines olympiques. Alors que Pierre de Coubertin, en 1912, juge l’arrivée des femmes dans le programme officiel des JO, « impratique, inintéressante, inesthétique et, nous ne craignons pas d’ajouter incorrecte », il faudra toute la persévérance et la pugnacité d’une femme, Alice Milliat, pour s’opposer à l’idéologie androcentrique de l’institution olympique ; organiser – comme alternative – des Jeux mondiaux féminins entre 1922 et 1934 et fédérer les dirigeantes internationales du sport autour de la cause des femmes dans et par le sport.Ainsi, le premier combat pour les sportives fut de conquérir le droit d’accès aux fédérations sportives nationales (le droit d’obtenir une licence sportive), et ensuite aux compétitions internationales comme les JO (le droit de performer). Ainsi, pas de femmes licenciées à la fédération française de cyclisme jusqu’en 1948 et pas de femmes cyclistes aux JO avant 1984. Pas de femmes licenciées à la fédération française de football jusqu’en 1970 et pas de footballeuses aux JO avant 1996.Quantitativement, la progression des femmes parmi les athlètes fut lente, irrégulière jusqu’à la dernière décennie du XXe siècle où le sujet de l’égalité F/H dans le sport gagne en légitimité et visibilité lors de la déclaration de Brighton en 1994 (sous l’égide du groupe de travail international femmes et sport) ; de la conférence mondiale sur les femmes de Beijing en 1995 (sous l’égide de l’ONU) ; puis de diverses commissions et projets au sein du Comité international olympique.Au final, c’est en 2012 (JO d’été) et 2014 (JO d’hiver) que toutes les disciplines olympiques (mais pas forcément toutes les épreuves) sont autorisées aux femmes comme aux hommes. Néanmoins, encore aujourd’hui, le ratio femmes/hommes demeure très variable en fonction des délégations olympiques et en fonction des disciplines sportives (par exemple à Tokyo en 2021, seules six fédérations internationales – le canoë, le judo, l’aviron, la voile, le tir et l’haltérophilie – ont adopté des quotas équilibrés d’athlètes entre les femmes et les hommes).Des inégalités persistantesDe plus, si cet objectif de parité des athlètes aux Jeux olympiques de Paris constitue l’un des leviers clés de la promotion, à l’international, du sport vers les femmes, il s’avère décalé avec la situation des sportives dans la plupart des pays. En France, par exemple, les femmes représentaient 39 % des licences sportives en 2020 (chiffre au plus haut avant la pandémie de Covid-19), mais elles n’étaient que 32,8 % dans les fédérations olympiques françaises (et majoritaires dans seulement 4 fédérations olympiques sur 39 : les fédérations de danse, de gymnastique, de roller et skateboard et celle d’équitation). Certes, la progression des licences sportives repose principalement sur l’arrivée de femmes et davantage de jeunes filles – avec +8,1 % de licences féminines contre +2,5 % de licences masculines entre 2012 et 2017 – mais il demeure une importante division sexuée dans l’adhésion aux sports en France.S’il n’est plus possible d’imputer ce constat à des politiques d’exclusion (inégalités d’accès) – comme ce fut le cas par le passé – sans doute révèle-t-il les effets – moins directs – d’inégalités de traitement (moindres ressources matérielles, financières et humaines) et de reconnaissance (moindre valeur et dignité) persistantes qui continuent à être largement défavorables à l’engagement des femmes et des filles dans le sport.Dorénavant, les restrictions à l’égard des femmes prennent la forme d’une absence de sections féminines dans le club sportif choisi à proximité ; d’une offre d’activités, d’horaires, d’équipements, de budget ou d’encadrement (parfois tout à la fois) restreinte. Ces inégalités de traitement vont de pair avec un système de représentations culturelles qui, non seulement entretient la distinction entre la catégorie, socialement construite, des femmes et celle des hommes (autour de ce que « doit être » une femme ou un homme) mais davantage les hiérarchise (Clair, 2015). Ainsi, dès le plus jeune âge, sous les effets d’une socialisation genrée qui se joue dans plusieurs instances, dont les médias, les filles sont davantage encouragées à être lectrices, musiciennes ou sédentaires plutôt que sportives – ou danseuses, gymnastes, athlètes plutôt que footballeuses, rugbywomen ou boxeuses.Les filles sont davantage incitées à participer, à coopérer et à entretenir leur(s) forme(s) plutôt qu’à se battre, se dépasser et performer. Les filles intériorisent une représentation déclassée d’elles-mêmes qui justifierait qu’elles valent moins et donc mériteraient moins de moyens que les hommes. Ainsi, au-delà de la seule parité numérique des athlètes, d’autres critères d’égalité devront être mobilisés pour juger de l’égalité entre les femmes et les hommes comme les usages des espaces sportifs, la qualité des commentaires médiatiques, et plus largement le droit à la reconnaissance de la dignité de toutes les personnes.Le leadership féminin à la traîneDe plus, en matière d’égalité, il convient également d’interroger la situation des femmes hors de l’aire de compétition, notamment dans les fonctions de direction (politique et/ou technique) du sport. Bien que peu médiatisé, le sujet mobilise le législateur français, comme la gouvernance du mouvement olympique, depuis une vingtaine d’années.Au sujet de l’égalité d’accès aux fonctions électives du sport, la France est à l’avant-garde avec, en l’espace de huit ans, deux lois ambitieuses : celle du 4 août 2014, puis celle du 2 mars 2022 fixant l’exigence de parité dans les conseils d’administration des fédérations sportives pour 2024 et dans les conseils d’administration des ligues sportives régionales pour 2028. En l’espace de quelques olympiades, ces politiques ont fait bondir la représentation des femmes dans les instances dirigeantes du sport français (passant de 27,4 % en 2009-2012 à 40,3 % en 2021-2024).Mais ces résultats numériques ne sont que l’arbre qui cache (mal) la forêt des inégalités, car en matière de politique sportive, le plancher colle. En France, seules deux femmes (5,7 %) sont, en 2023, présidentes d’une fédération olympique et pour les autres, nous manquons cruellement d’études sur les fonctions qu’elles occupent dans les CA ; les mécanismes de résistance qu’elles rencontrent et/ou les stratégies de contournement qui limitent un partage efficace du pouvoir. « Car ce n’est pas tant le pouvoir des nombres, qui, somme toute, fait la différence, mais bien le nombre au pouvoir ».Enfin, les mondes de l’entraînement sportif et/ou de l’arbitrage révèlent également d’importantes inégalités entre les femmes et les hommes. En France, le pourcentage de femmes entraîneurs de haut niveau stagne durablement entre 8 % en 2006 et 11 % en 2020. Dans ce secteur professionnel, la mixité (et encore moins la parité) n’est pas à l’ordre du jour, et ce d’autant plus que la situation des femmes est encore mal connue. Si les travaux de la sociologue Caroline Chimot font encore figure d’exception, ils sont actuellement prolongés au sein du LVIS par des recherches en cours sur les carrières et conditions de travail des femmes entraîneurs, sur les raisons de leur moindre durabilité dans le métier et sur les formes de leadership qu’elles développent en lien (ou non) avec les perceptions/réceptions dans l’écosystème sportif.Ainsi, sans vouloir minimiser la portée politique et culturelle de cette décision historique, espérons que la parité aux JOP de Paris 2024 ne sera pas « le dernier pas vers une parité historique aux JO » mais une étape de route vers des politiques et pratiques permettant l’inclusion des personnes minorisées sur le plan de l’ordre de genre à partir d’un travail critique sur les pratiques et politiques à l’œuvre et/ou de l’ancrage épistémique et idéologiques des dirigeants du sport en France et au-delà.Auteure : Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, Maîtresse de Conférences en histoire, Université Claude Bernard Lyon 1Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. >> Lire l’article original. Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». https://www.fetedelascience.fr>>> Retrouvez tous les événements en métropole lyonnaise et Rhône sur popsciences.fr
CCe que les chansons préférées des adolescents nous apprennent sur leur imaginaire amoureux Que ce soit dans leur chambre, entre amis, dans les transports pour aller à l’école, sur leur téléphone ou sur l’ordinateur familial ou encore en fond sonore de vidéos TikTok, les adolescentes et adolescents d’aujourd’hui écoutent constamment de la musique. Leur goût pour telle pop-star ou tel nouveau hit relève-t-il uniquement de leurs préférences personnelles ? Ou peut-on déduire certaines de ces tendances de leurs caractéristiques sociales ?Lors d’une enquête de terrain effectuée en 2022 auprès de cinq classes de quatrième dans une grande ville française, j’ai pu interroger 120 jeunes de 12 à 14 ans sur leurs goûts musicaux. Je me suis ensuite intéressée plus spécifiquement à leurs chansons d’amour préférées. Que peut-on dire des représentations que celles-ci véhiculent ?Le genre et la classe sociale, déterminants pour les goûts personnelsDe nombreuses enquêtes, comme celle réalisée par Agi-Son auprès des 12-18 ans pour le Baromètre : Jeunes, Musique et risque auditifs placent le rap en première place des genres musicaux les plus écoutés par les jeunes, et ce depuis 2017. Cette tendance se retrouve très largement chez les personnes rencontrées dans mon enquête dont la majorité, peu importe leur genre ou leur origine sociale, écoute du rap.Si on peut parler d’une homogénéisation des goûts musicaux, en y regardant de plus près on constate que les filles écoutent les mêmes artistes que les garçons mais que l’inverse n’est pas vrai. En effet, non seulement les garçons n’écoutent quasiment pas d’artistes féminines, hormis quand celles-ci chantent en duo avec un artiste qu’ils apprécient (Tiakola et Ronisia) mais certains styles musicaux sont relégués dans le domaine du féminin : les chansons d’amour, la k-pop, la musique traditionnelle, la j-pop, les pop-stars féminines, le raï et la musique de comédie musicale. À l’inverse, le rap et le rock sont écoutés indifféremment par les filles comme par les garçons.Ronisia – Comme moi (Clip officiel) ft. Tiakola.Dans une moindre mesure, les adolescentes et adolescents d’un milieu aisé écoutent ce qu’écoutent les jeunes de classe populaire mais pas le contraire. La popularité du rap peut expliquer pourquoi ce sont les jeunes hommes, souvent racisés, de classe populaire qui décident actuellement des tendances : la majorité des artistes rap populaires font partie de ce groupe et ciblent un public qui leur ressemble.Les pratiques d’écoute des jeunes de familles bourgeoises se singularisent par l’écoute de la radio, que l’on ne retrouve dans aucun autre groupe, tout comme l’écoute de podcasts et de « musiques anciennes » (quand je leur demande de préciser, ils et elles citent Jacques Brel et Nancy Sinatra) ainsi que la musique classique, citée par 7 % des élèves de cette classe, mais par 3,33 % des adolescents interrogés au total.Et tu écoutes quelle(s) musique(s), quand tu es amoureux·se ?La question de leurs chansons d’amour préférées, posée afin d’en savoir un peu plus sur leur imaginaire amoureux, nous donne une idée de ce qui se passe dans les AirPods d’un ado amoureux. Plusieurs déclarent que leurs pratiques d’écoute sont modifiées par le sentiment amoureux, comme Vincent, qui écrit : « Quand je suis amoureux, je vais écouter des musiques d’amour version rap et essayer de m’imaginer avec la personne sur laquelle je suis en crush ».Les deux chansons d’amour les plus citées par les adolescents se divisent également suivant le genre. Pour les filles il s’agit du titre Je t’a(b)ime de la chanteuse Nej, dont voici le refrain :On s’aime mais on s’abîmeDans toute cette histoire j’y ai laissé mon êtreSi t’aimer est interdit j’veux que tu sois mon enfer(On s’aime mais on s’abîme, on s’aime mais on s’abime)Tu es ma punition, sur Terre mon châtimentÀ l’agonie je n’comprend plus mes sentimentsEt pour les garçons c’est « Lettre à une femme » du rappeur Ninho qui remporte la première place :J’pourrais t’aimer toute ma vie même si tu fais trop mal au crâneC’est comme une maladie sans vraiment savoir où j’ai malEt tes copines veulent tout gâcher, à chercher mes erreursEt si elles arrivent à trouver, y aura des cris, des pleurs[…] J’ai son cœur dans la pocheMais rien qu’elle brouille les pistesElle veut qu’j’fasse des efforts,Elle prendra la tête toute ma vieCes deux chansons, très populaires au sein de la discographie de leurs artistes respectifs, proposent une vision de la relation de couple bien loin de celle des contes de fée que les ados lisaient encore quelques années auparavant. A les écouter, on se dit que les relations amoureuses « des grands », c’est quand même beaucoup de problèmes et de souffrance.Ninho, « Lettre à une femme ».Ces deux titres montrent parfaitement le fossé entre les tourments amoureux attendus de part et d’autre d’un couple hétérosexuel ; alors que Ninho parle de « mal au crâne » Nej chante déjà « l’agonie » et quand elle accepte la « punition » et même le « châtiment » par amour, lui menace de « cris et des pleurs » si sa compagne et ses amies le critiquent un peu trop.Les histoires d’amour finissent mal, en général ?Quand on leur demande « ce qui en fait des vraies chansons d’amour, ce qui prouve qu’il y a de l’amour », voici ce que répondent les collégien·ne·s :Le groupe qui a choisi « Lettre à une femme » surligne « y aura des cris, des pleurs » comme étant une preuve d’amour. Axelle m’explique « Il veut dire qu’il reste avec elle dans les hauts et les bas quand il dit qu’elle fait mal à la tête ! » Derrière, Elif et Nabila ont choisi Je t’a(b) ime de Nej et surlignent « Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment ». Je remarque « Bah c’est pas très romantique ça non ? Une punition c’est plutôt négatif ! », les deux s’insurgent : « Mais non mais c’est trop beau ce qu’elle dit ! », petit moment de gêne, incompréhension des filles qui essayent de me prouver que la souffrance est romantique, j’essaye de me rattraper « C’est vous qui décidez ce que vous trouvez romantique de toute façon ! » (extrait carnet de terrain).Si Ninho est un des artistes préférés de tous les garçons interrogés, peu importe leur classe sociale, les jeunes filles aisées ne déclarent pas écouter la chanteuse Nej et lui préfèrent Angèle, connue notamment pour sa chanson « Balance ton quoi ». Les discours féministes, qu’ils passent en chanson ou par d’autres contenus culturels, sont généralement plus accessibles et recommandés aux filles de classes sociales supérieures. Si elles ne sont pas les seules victimes de violences, les jeunes de classes populaires auraient besoin de pouvoir accéder en priorité aux programmes de prévention des violences dans les relations amoureuses. Sans rendre les œuvres culturelles responsables de cette violence, on peut noter comment celle-ci est mise en scène et comment elle est reçue par les jeunes.Angèle – Balance Ton Quoi (CLIP OFFICIEL).Jordan et Farid remplissent le questionnaire en lisant les questions à haute voix l’un à l’autre. Jordan « Si ton ou ta partenaire te dit des choses méchantes et s’énerve contre toi, comment réagis-tu ? », Farid répond « je la frappe ! » et Jordan renchérit « j’lui mets deux-trois coups de couteaux ! » puis ajoute en captant mon regard « c’est une chanson hein ! » (extrait de carnet de terrain)La chanson en question est « CANADA » du rappeur 1PLIKÉ140, dans laquelle on entend ces paroles « 2-3 coups d’couteau bien placés, impossible qu’ils reviennent comme le mec de Nabilla ». L’artiste fait référence ici à Thomas Vergara, mari de Nabilla Benattia, qui a été poignardé par sa compagne lors d’une dispute conjugale en 2014. Le couple, qui s’est formé dans une émission de télé-réalité, est toujours ensemble neuf ans après l’incident. Les relations d’amour/haine, au sein desquelles une réelle violence s’exprime, font la popularité de nombreuses émissions de télé-réalité actuelles. D’après l’étude #MoiJeune 20 Minutes – OpinionWay de 2021, près d’un tiers des jeunes regarde des émissions de télé-réalité, avec toutefois une nette différence entre les garçons (18 %) et les filles (43 %).Que ce soit dans la musique, les émissions de télé, les séries ou la littérature « young adult », faire rimer romance et violence est fréquent dans de nombreuses œuvres qui rencontrent un grand succès auprès des ados : on peut citer la série Gossip Girl, la chanson Jaloux de Dadju, le film 365 jours, le roman Jamais plus de Colleen Hoover, la chronique Wattpad d’Inaya Jusqu’à la mort…Cette fascination pour les relations torturées, que l’on appellerait aujourd’hui abusives ou toxiques, soulève des inquiétudes quant aux attentes amoureuses des adolescentes. En effet les filles de 15 à 25 ans sont, comme le rappelle Sophie Barre, membre de la coordination nationale de l’association féministe NousToutes, « les premières à subir les violences conjugales, mais les moins présentes dans les dispositifs mis en place pour leur venir en aide ».Auteur :Marine Lambolez, Doctorante, ENS de LyonCet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
CComment aider les élèves à régler leurs conflits Avec son bruit et son agitation, la cour de récréation peut ressembler au premier abord à un espace désorganisé. Il n’en est rien. L’émergence des childhood studies à la fin des années 1980 a mis en avant que, loin d’être un chaos, le monde enfantin dispose de ses propres modes de régulation, comparables à ceux d’une microsociété, et qu’il s’agit de les prendre au sérieux.Dès lors, conflits et disputes entre enfants sont analysés comme un mécanisme puissant de socialisation langagière et politique. Un élément fondamental dans cette approche est alors la mise en avant d’une agency enfantine, au sens où les enfants sont conçus comme un groupe social certes minorisé, mais doté d’une capacité d’action. En est tirée la conséquence normative qu’il faudrait reconnaître des droits à ce groupe plutôt que de le surveiller d’aussi près que possible ; il n’est alors pas surprenant que les références à la Convention internationale des droits de l’enfant, hui %20ratifi %C3 %A9e %20par %20196 %20 %C3 %89tats.), adoptée en 1989 par les Nations unies, soient aussi fréquentes dans cette littérature.Toutefois, reconnaître que les enfants disposent de leurs propres modes de régulations ne règle pas la question des conflits enfantins. De nombreux chercheurs et chercheuses ont en effet montré que la cour de récréation est également un espace de violence et de domination : des grands sur les petits, des garçons sur les filles…Si répondre aux enjeux de violence par la répression et la surveillance témoigne d’un mépris du groupe enfantin, il ne s’agit donc pas de tomber dans une vision angélique d’enfants capables de s’autoréguler en toute égalité sans intervention des adultes. C’est autour de cette position que j’essaie de fonder empiriquement ma thèse consacrée aux conseils d’élèves.Le dispositif des conseils d’élèvesLe monde éducatif a, de longue date, mis en place des dispositifs visant une gestion par les enfants de leurs propres conflits, mais avec l’encadrement des adultes. Dès le début du XIXe siècle, les écoles mutuelles mettent en place des tribunaux d’enfants. Mais c’est surtout, au XXe siècle, la pédagogie de Célestin et Élise Freinet qui développe cette idée par l’implémentation de conseils de coopérative.Retour sur la pédagogie de Célestin Freinet (France Culture, 2020).Durant ces conseils, les élèves et leurs enseignants réunis en assemblée ont l’occasion de débattre de propositions pour la classe, mais aussi (et surtout) de porter des critiques à leurs camarades et de traiter collectivement des conflits. L’objectif pour Freinet n’est pas répressif, mais plutôt moral :« À l’issue de notre séance coopérative, nous n’avons jamais, comme on pourrait le croire, une liste de punis mais seulement des enfants heureux d’avoir discuté de ce qui leur tenait à cœur, de s’être déchargés parfois de leurs péchés, d’avoir éclairci et libéré leur conscience ».À la suite de Freinet, la pédagogie institutionnelle développe cette idée du conseil comme « rein » du groupe, ayant une fonction d’épuration des conflits. Inspiré de psychanalyse, ce courant pédagogique voit dans ce dispositif (parmi d’autres « institutions ») des fonctions de thérapie collective. Il s’agit d’abord, en retirant l’enseignante ou l’enseignant comme instance personnalisée d’autorité, de limiter les phénomènes de transfert avec l’adulte.Mais le conseil permet aussi, à travers l’usage du langage dans un dispositif institutionnalisé, la confrontation à l’autre et la sortie de l’égocentrisme : ce n’est pas en tant qu’individu singulier, mais en tant que membre du groupe que les enfants sont invités à intervenir. Là encore, « le conseil n’est pas nécessairement un tribunal, et la recherche de la vérité importe moins que l’élimination des conflits perturbateurs. […] L’essentiel est peut-être moins ce qui est dit, que le fait que ce soit dit et entendu ».[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]D’autres dispositifs de gestion des conflits ont vu le jour, comme la technique des « messages clairs », inspirée de la communication non violente. Lors de celui-ci, les élèves « agresseurs et agresseuses » et « agressés » sont invités à verbaliser leur description des faits, leurs émotions et leurs besoins. Cet échange est supervisé par un médiateur ou une médiatrice, qui peut être un adulte ou un enfant dûment formé. Quoiqu’il en soit, tout ceci implique que l’enseignant renonce à arbitrer directement les conflits, tout en garantissant le cadre pour que les enfants le fassent eux-mêmes. Cette posture est assurément complexe à trouver.Réfléchir aux limites de l’autorégulationIl ne faut néanmoins pas croire que ces dispositifs abolissent complètement la violence des relations entre enfants. En effet, ils ne sont pas exempts de phénomènes de détournement et de manipulation. On peut assister à des accusations à répétition contre des élèves, à une volonté de vengeance ou de punition plutôt que d’intercompréhension.Si ces dispositifs sont théoriquement fondés sur l’empathie et la communication non violente, ils peuvent donc aussi représenter une humiliation publique aux yeux de certaines et certains. Ce phénomène est renforcé par le fait que tous les enfants ne sont pas à égalité face à ces outils. En effet, ils impliquent une conception du langage et de l’autorité tendanciellement plus fréquente dans les classes moyennes et supérieures, face à laquelle les enfants de classe populaire peuvent se retrouver en difficulté.Face à ces limites, la figure enseignante garde donc un rôle central. Un élément important est celui de la dépersonnalisation. En effet, on retrouve souvent dans le discours des enseignantes et enseignants l’idée de ne pas risquer de faire du conseil un tribunal. Cela implique qu’à partir d’une accusation d’un élève envers un autre, l’enseignant incite les enfants à monter en généralité. Il s’agit souvent de déporter l’attention de l’auteur ou l’autrice de l’acte répréhensible pour la diriger vers l’acte lui-même, afin d’éviter d’étiqueter l’accusé comme « déviante » ou « déviant ».Le sujet central devient alors les modifications à apporter à la classe pour que le problème ne se reproduise pas. Si Maiwenn est excédée par Hamza qui pose toujours son classeur sur son bureau, n’est-ce pas qu’il y a un problème avec l’agencement des tables ? On rejoint ici un principe fondamental dans ces pédagogies, à savoir que les conflits entre élèves sont le signe d’un dysfonctionnement de l’organisation de la classe.Ce genre de dispositif prend habituellement en charge de « petits » conflits du quotidien, et n’est peut-être pas à même de traiter des cas de violences plus graves tels que le harcèlement scolaire. Néanmoins, on sait que la dynamique de celui-ci repose en grande partie sur la passivité des spectateurs et spectatrices et la loi du silence. Dès lors, en habituant les enfants dès le plus jeune âge à traiter publiquement leurs problèmes de façon coopérative, et en contribuant à constituer une communauté d’enfants et d’adultes dans un meilleur climat scolaire, on peut espérer des effets positifs de ces outils y compris sur des enjeux plus graves.Auteur :Nicolas Duval-Valachs, Doctorant en sociologie (EHESS/Lyon-2), Université Lumière Lyon 2Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
SSainte-Hélène, la petite Atlantide des oiseaux En août-septembre 2022, un projet de longue date a enfin pu voir le jour : un mois de fouilles paléontologiques sur l’île de Sainte-Hélène, comme une première étape pour mettre au jour l’écosystème disparu de cette île lointaine, où Napoléon finit sa vie, perdue dans l’Atlantique sud à 2000 km de la Namibie en direction du Brésil.Formant une équipe composée de chercheurs et naturalistes Héléniens, notre collègue britannique Julian P. Hume, et nous-mêmes chercheurs établis à Lyon, recherchions principalement les restes subfossiles des oiseaux ayant vécu sur cette petite île volcanique de 10 km sur 12 km, dépourvue d’êtres humains jusqu’à l’arrivée des Européens dès l’an 1502. Les restes subfossiles sont récents (souvent quelques centaines à quelques milliers d’années) et par conséquent quasiment pas reminéralisés, ressemblant à des ossements presque actuels.Crâne fossile ©Anaïs DuhamelD’ailleurs, les seuls vertébrés tétrapodes n’ayant jamais pu atteindre cette île océanique naturellement à partir des continents, sont des oiseaux : exploit qui ne fut égalé par aucun reptile, amphibien, ou mammifère – pas même par des Chiroptères (chauve-souris) – ce qui est une situation rare au niveau global.Ainsi, non seulement toute une faune d’oiseaux marins a évolué sur place, produisant même des espèces endémiques, mais aussi une faune d’oiseaux terrestres, étrange, comprenant une marouette, un râle, une huppe, une tourterelle, ou encore un coucou, devenus endémiques.La plupart de ces oiseaux terrestres sont devenus non-volants, phénomène classique sur les îles sans prédateurs. Hélas, l’arrivée de l’homme a sonné le glas de la plupart de ces espèces. La majorité des espèces endémiques – presque tous les oiseaux terrestres et plusieurs espèces marines – ont disparu de l’île et sont donc aujourd’hui éteintes. Et plusieurs autres espèces, exclusivement des oiseaux marins, ont disparu de l’île, mais vivent encore ailleurs dans le monde : on dit qu’elles ont été extirpées.Un impact anthropique majeur sur l’écosystèmeCertes Sainte-Hélène n’a pas été submergée par les eaux comme la légendaire cité de l’Atlantide, mais métaphoriquement cette île a été submergée par les nombreux impacts anthropiques. Comme tant d’autres îles, les premiers occupants humains ont apporté avec eux des mammifères, volontairement (chèvres et autre bétail pour constituer une ressource en viande ; chiens, chats…) ou moins volontairement (rats, et souris, transportés dans les cales des bateaux…).Les chèvres ont rapidement dévasté la végétation notamment sur tout le pourtour de l’île. Chats et rats se sont attaqués aux oiseaux endémiques non volants ; ainsi qu’aux œufs et poussins de tous les oiseaux, surtout à ceux des nombreuses espèces nichant au sol : les très vulnérables océanites, pétrels et puffins, entre autres.En parallèle, les humains ont déforesté une grande partie de l’île, et planté à la place des espèces introduites, par exemple le Lin de Nouvelle-Zélande, utilisé pour fabriquer des cordages de marine pour les nombreux navires en escale sur l’île, qui se trouvait sur la Route des Indes au plus fort de la navigation, avant le creusement du canal de Suez. Depuis, cette plante s’est avérée extrêmement invasive, et coriace face à plusieurs programmes de restauration de la flore endémique, lors desquels des agents tentent héroïquement de les arracher sur de vastes surfaces, et de replanter à leur place des endémiques survivantes, reproduites auparavant sous serres. Au-delà de ces impacts indirects et généralement inconscients sur la faune locale, les humains ont également exercé une prédation directe sur les oiseaux marins et leurs œufs, pratique courante encore récemment. Enfin, des oiseaux introduits, gibier ou passereaux exotiques notamment, ont concurrencé les derniers endémiques et contribué à leur déclin.Reconstituer un environnement disparuMettre au jour les oiseaux qui vivaient, nichaient et évoluaient à Sainte-Hélène jusqu’à l’arrivée de l’homme en découvrant et en identifiant leurs restes subfossiles apporte de précieuses informations. Notre but est de documenter toutes les espèces ayant vécu sur l’île, ainsi que leur contexte paléoenvironnemental, en analysant les autres éléments de faune et de flore que nous avons trouvés sur les sites : pollen, bois, charbon, gastéropodes et sédiments.De plus, les sites fossiles connus s’étalent de la fin du Pléistocène (-14 000 ans) jusqu’à la fin de l’Holocène (il y a quelques siècles). Ainsi, ils couvrent non seulement l’arrivée et l’occupation humaine depuis 500 ans, mais aussi les changements climatiques antérieurs et naturels : notamment la transition Pléistocène-Holocène lors de laquelle il y a eu de toute évidence d’importants changements dans les populations d’oiseaux.Les fossiles se concentrent en surface sur certains reliefs des sites fossiles, sous l’action des vents et autres intempéries. Tout ce qui n’est pas ramassé rapidement finit par s’éroder et/ou tombe à la mer. ©Anaïs DuhamelÉtudier ces différentes périodes permettra de discerner les effets climatiques naturels des effets dus à l’homme sur l’histoire récente des oiseaux de l’île, ce qui permettrait en outre de mieux anticiper et prévenir les impacts actuels de l’activité humaine : l’action de l’homme et des mammifères introduits dans la continuité des cinq derniers siècles, mais aussi le changement climatique anthropique actuel.Enfin, documenter la présence et la nidification il y a encore quelques siècles, d’oiseaux aujourd’hui non présents sur l’île, tels que les frégates, plusieurs Procellariiformes (pétrels, puffins et océanites), et certains fous, peut guider l’éventuelle réintroduction de certaines de ces espèces dans un futur proche. D’ailleurs, les Fous masqués reviennent nicher d’eux-mêmes sur l’île principale alors qu’ils ne subsistaient que sur des îlots périphériques jusqu’à récemment. On peut imaginer que les frégates suivent, et se réinstallent sur Sainte Hélène après près de deux siècles d’absence totale.Phaeton a bec rouge. ©Anaïs DuhamelUne initiative de science participativeC’est dans cette optique que nous avons repris les recherches paléontologiques en 2022, une quinzaine d’années après le géologue Colin Lewis qui s’est surtout attaché à mieux dater les sites, après Philip et Myrtle Ashmole, et près de 50 ans après le travail majeur de Storrs L. Olson, célèbre paléo-ornithologue états-unien qui avait alors décrit la plupart des espèces éteintes. Olson avait encouragé à poursuivre les recherches, pressentant le potentiel de l’île pour révéler encore davantage d’oiseaux y compris d’autres espèces éteintes à cause de l’homme encore à découvrir. D’autant plus que l’érosion permanente met au jour les fossiles contenus dans des sédiments meubles, mais très vite les lessive et les emporte à la mer : il devient donc urgent de les collecter.Notre première mission a permis de collecter près de 7000 fossiles, faisant plus que doubler tout ce qui avait été collecté auparavant.Œuf fossile. ©Anaïs DuhamelEn cours d’étude, cette moisson révèle déjà de nouvelles occurrences d’espèces à différentes époques, et surtout de nouvelles espèces jamais décrites jusqu’alors. Nous comptons ainsi multiplier les missions dans les années à venir et poursuivre l’étude du matériel collecté, exauçant le souhait de S. Olson et réalisant ses prédictions, pour le plus grand intérêt de l’ornithologie insulaire.Ce travail est suivi de près par les « Saints », les habitants de l’île, que ces découvertes passionnent souvent. D’ailleurs, leur enthousiasme et leur implication personnelle sur le terrain ont inspiré une initiative de science participative par laquelle nous les formons et encourageons à collecter des fossiles de surface en notant rigoureusement le lieu et contexte précis, pour ensuite centraliser le matériel au Musée de Sainte Hélène, où seront à terme conservés tous les fossiles issus de nos missions. Un petit guide d’identification des fossiles à l’usage des habitants sera réalisé dans ce but dans les mois à venir.Nous tenons à remercier les autres participants à cette mission, qui font partie intégrante du projet : Julian P. Hume (NHM Tring, UK), Rebecca Cairns-Wicks (Saint Helena Research Institute et SH Research Council) pour son aide essentielle et son soutien depuis le tout début du lancement du projet, ainsi que, de façon non-exhaustive : Kevin Gepford (écrivain scientifique, USA), Sacha Devaud (Univ. Rennes, Angers et Lyon), les membres du Saint Helena Research Council ; Helena Bennett, Natasha Stevens et Gavin « Eddie Duff » Ellick (Saint Helena National Trust) ; Adam Sizeland (Museum of Saint Helena) ; Annalea Beard (Cardiff University, UK) ; Stedson Stroud (Conservationist, Saint Helena) ; et Charlize Henry et d’autres étudiant·e·s locaux. Enfin, nous remercions le CNRS (programme International Emerging Actions), l’OSU de Lyon, et le Laboratoire de Géologie de Lyon (LGL-TPE) pour leur aide.Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.Auteurs :Antoine Louchart, chargé de recherche CNRS en paléornithologie, ENS de Lyon; Anaïs Duhamel, Doctorante en paléo-ornithologie, ENS de Lyon et Julien Joseph, Doctorant en biologie évolutive, ENS de Lyon Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
PPenser les sociétés humaines dans une longue histoire évolutive Où allons-nous? Qu’allons-nous devenir ? Pexels, CC BY-NC-ND « Et si les sociétés humaines étaient structurées par quelques grandes propriétés de l’espèce et gouvernées par des lois générales ? Et si leurs trajectoires historiques pouvaient mieux se comprendre en les réinscrivant dans une longue histoire évolutive ? Dans une somme importante récemment parue aux Éditions de la Découverte, Bernard Lahire propose une réflexion cruciale sur la science sociale du vivant. Extraits choisis de l’introduction. »« D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » [Ces questions] relèvent non de la pure spéculation, mais de travaux scientifiques sur la biologie de l’espèce et l’éthologie comparée, la paléoanthropologie, la préhistoire, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie.C’est avec ce genre d’interrogations fondamentales que cet ouvrage cherche à renouer. Si j’emploie le verbe « renouer », c’est parce que les sciences sociales n’ont pas toujours été aussi spécialisées, enfermées dans des aires géographiques, des périodes historiques ou des domaines de spécialité très étroits, et en définitive coupées des grandes questions existentielles sur les origines, les grandes propriétés et le devenir de l’humanité.Les sociologues notamment n’ont pas toujours été les chercheurs hyperspécialisés attachés à l’étude de leurs propres sociétés (industrialisées, étatisées, bureaucratisées, scolarisées, urbanisées, etc.) qu’ils sont très largement devenus et n’hésitaient pas à étudier les premières formes de société, à établir des comparaisons inter-sociétés ou inter-civilisations, ou à esquisser des processus de longue durée.De même, il fut un temps reculé où un anthropologue comme Lewis H. Morgan pouvait publier une étude éthologique sur le mode de vie des castors américains et où deux autres anthropologues étatsuniens, Alfred Kroeber et Leslie White, « ne cessèrent d’utiliser les exemples animaux pour caractériser la question de l’humanité » ; et un temps plus récent, mais qui nous paraît déjà lointain, où un autre anthropologue comme Marshall Sahlins pouvait publier des articles comparant sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs et vie sociale des primates non humains.La prise de conscience écologiqueMais ce qui a changé de façon très nette par rapport au passé des grands fondateurs des sciences sociales, c’est le fait que la prise de conscience écologique – récente dans la longue histoire de l’humanité – de la finitude de notre espèce pèse désormais sur le type de réflexion que les sciences sociales peuvent développer. Ce nouvel « air du temps », qui a des fondements dans la réalité objective, a conduit les chercheurs à s’interroger sur la trajectoire spécifique des sociétés humaines, à mesurer ses effets destructeurs sur le vivant, qui font peser en retour des menaces d’autodestruction et de disparition de notre espèce. Ces questions, absentes de la réflexion d’auteurs tels que Durkheim ou Weber, étaient davantage présentes dans la réflexion de Morgan ou de Marx, qui avaient conscience des liens intimes entre les humains et la nature, ainsi que du caractère particulièrement destructeur des sociétés (étatsunienne et européenne) dans lesquelles ils vivaient.Cinéma et littérature ont pris en charge ces interrogations, qui prennent diversement la forme de scénarios dystopiques, apocalyptiques ou survivalistes. Et des essais « grand public » rédigés par des auteurs plus ou moins académiques, de même que des ouvrages plus savants, brossent depuis quelques décennies des fresques historiques sur la trajectoire de l’humanité, s’interrogent sur ses constantes et les grandes logiques qui la traversent depuis le début, formulent des théories effondristes, etc.Comme souvent dans ce genre de cas, la science a été plutôt malmenée, cédant le pas au catastrophisme (collapsologie) ou au prométhéisme (transhumanisme) et à des récits faiblement théorisés, inspirés parfois par une vision angélique ou irénique de l’humanité. Cette littérature se caractérise aussi par une méconnaissance très grande, soit des travaux issus de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie ou de la préhistoire, soit des travaux de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie, et parfois même des deux, lorsque des psychologues évolutionnistes prétendent pouvoir expliquer l’histoire des sociétés humaines en faisant fi des comparaisons inter-espèces comme des comparaisons inter-sociétés.Le social ne se confond pas avec la cultureCette situation d’ensemble exigeant une forte conscience de ce que nous sommes, elle me semble favorable à une réflexion scientifique sur les impératifs sociaux transhistoriques et transculturels, et sur les lois de fonctionnement des sociétés humaines, ainsi qu’à une réinscription sociologique de la trajectoire de l’humanité dans une longue histoire évolutive des espèces.Elle implique pour cela de faire une nette distinction entre le social – qui fixe la nature des rapports entre différentes parties composant une société : entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, entre les différents groupes constitutifs de la société, entre « nous » et « eux », etc. – et le culturel – qui concerne tout ce qui se transmet et se transforme : savoirs, savoir-faire, artefacts, institutions, etc. –, trop souvent tenus pour synonymes par les chercheurs en sciences sociales, sachant que les espèces animales non humaines ont une vie sociale mais pas ou peu de vie culturelle en comparaison avec l’espèce humaine, qui combine les deux propriétés.Si les éthologues peuvent mettre au jour des structures sociales générales propres aux chimpanzés, aux loups, aux cachalots, aux fourmis ou aux abeilles, c’est-à-dire des structures sociales d’espèces non culturelles, ou infiniment moins culturelles que la nôtre, c’est parce que le social ne se confond pas avec la culture.Œuvrer pour une conversion du regardÀ ne pas distinguer les deux réalités, les chercheurs en sciences sociales ont négligé l’existence d’un social non humain, laissé aux bons soins d’éthologues ou d’écologues biologistes de formation, et ont fait comme si le social humain n’était que de nature culturelle, fait de variations infinies et sans régularités autres que temporaires, dans les limites de types de sociétés donnés, à des époques données. Certains chercheurs pensent même que la nature culturelle des sociétés humaines – qu’ils associent à tort aux idées d’intentionnalité, de choix ou de liberté – est incompatible avec l’idée de régularité, et encore plus avec celle de loi générale.Les structures fondamentales des sociétés humaines. 2023. Éditions la DécouverteC’est cela que je remets profondément en cause dans cet ouvrage, non en traitant de ce problème abstraitement, sur un plan exclusivement épistémologique ou relevant de l’histoire des idées, mais en montrant, par la comparaison interspécifique et inter-sociétés, que des constantes, des invariants, des mécanismes généraux, des impératifs transhistoriques et transculturels existent bel et bien, et qu’il est important de les connaître, même quand on s’intéresse à des spécificités culturelles, géographiques ou historiques.Cette conversion du regard nécessite un double mouvement : d’une part, regarder les humains comme nous avons regardé jusque-là les non-humains (au niveau de leurs constantes comportementales et de leurs structures sociales profondes) et, d’autre part, regarder les non-humains comme nous avons regardé jusque-là les humains (avec leurs variations culturelles d’une société à l’autre, d’un contexte à l’autre, d’un individu à l’autre, etc.).L’auteur vient de publier Les structures fondamentales des sociétés humaines, aux Éditions La Découverte, août 2023.Auteur : Bernard Lahire, Directeur de recherche CNRS, Centre Max Weber/ENS de Lyon, ENS de LyonCet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. 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