CComment réussir sa relocalisation en France ? Entre 2009 et 2020, la France compte 144 relocalisations contre 466 délocalisations. Heureusement, certaines entreprises (re)transfèrent avec succès leurs activités dans l’Hexagone. Notamment la coopérative Atol et Lucibel, pionnière française du LED.En ce mois de janvier 2025, sept nouveaux projets ont été soutenus par France 2030 pour renforcer ou relocaliser la production de 42 médicaments essentiels. L’objectif : réduire la dépendance aux importations, notamment de Chine ou d’Inde où sont produits 60 % et 80 % des principes actifs pharmaceutiques.Aujourd’hui, le manque de foncier abordable, la hausse des prix de l’énergie, auxquels il faut rajouter le manque de main-d’œuvre disponible, constituent trois freins à la relocalisation. Certains industriels relèvent cependant ces défis. Ils font de la relocalisation une stratégie de développement rentable, proposant des produits Made in France en phase avec les attentes d’une grande partie des consommateurs.Dans une étude sur Lucibel et Atol, nous analysons les conditions de réussite d’une relocalisation : nouvelle conception des produits, des « process » et des procédés, nouvelle organisation de la production et de la chaîne logistique.Prix de l’éloignementAu début des années 2000, les entreprises à capitaux étrangers ont contribué à près du tiers de la production manufacturière chinoise. Après l’engouement pour la production à l’étranger, les sociétés françaises constatent une hausse de leurs coûts liée à l’éloignement. Parmi les raisons, on trouve la hausse des salaires locaux, la suppression des subventions, des aides fiscales ou des délais de livraison allongés.La distance créée d’autres complications. Pour éviter la contrefaçon, les malfaçons et les vols, des contrôles fastidieux sont mis en place. Enfin, les conditions de production peu éthiques nuisent à l’image de certaines entreprises qui relocalisent pour préserver leur réputation. Des produits délocalisés créent aussi des clients insatisfaits.144 relocalisations contre 466 délocalisationsOn dénombre 144 relocalisations contre 466 délocalisations entre 2009 et 2020. Elles concernent principalement l’industrie manufacturière, même si le Brexit a entraîné une petite dizaine de relocalisations dans le secteur bancaire et financier. En part de créations d’emplois, les relocalisations pèsent peu. Moins de 1 % des créations d’emplois sont industriel, alors que les délocalisations représentent 6,6 % des pertes d’emploi industriel. Une hausse des délocalisations début 2020 montre que la tendance à la relocalisation n’est pas acquise. Les entreprises rencontrent des obstacles majeurs pour revenir vers des circuits locaux : manque de foncier abordable, hausse des prix de l’énergie ou manque de main-d’œuvre disponible.Bien qu’elles soient encore relativement limitées, des initiatives françaises témoignent d’un effort coordonné pour soutenir la relocalisation. Elles incluent des aides financières directes et indirectes aux entreprises, ainsi que deux plans de financement. En 2010, la certification « Origine France Garantie » est lancée pour valoriser la production des entreprises françaises. Entre 2012 et 2014, le ministère du redressement productif développe des outils comme la plate-forme Colbert 2.0 pour réaliser les études de faisabilité des projets de relocalisation. Des événements annuels mettent en valeur la production française à l’instar des assises « Produire en France » en 2018 ou des « Rencontres du Made in France en 2024.Atol et Lucibel : des relocalisations réussiesCertains industriels comme la société coopérative des opticiens Atol ou le groupe Lucibel réussissent à relocaliser leur production en France de manière durable. Comment ? En imaginant des modes de production plus efficaces et moins coûteux.Pour améliorer sa compétitivité et se différencier de ses concurrents, Atol a créé des lunettes connectées assemblées dans son usine de Beaune. Ses composants électroniques sont fabriqués dans les Côtes–d’Armor. Le célèbre opticien a également inventé les lunettes « zéro vis », déformables sans soudures, proposant à ses clients une garantie à vie. Atol a automatisé la production en investissant dans la robotique et réorganisé le temps de travail, en passant à 2×8, puis à 3×8 pour réduire ses coûts et accroître la productivité.Fondée en 2008, Lucibel conçoit et fabrique des produits et solutions d’éclairage de nouvelle génération issus de la technologie LED. Le groupe est pionnier dans les nouvelles applications permises par la LED au-delà de l’éclairage : l’accès à Internet par la lumière (LiFi), des produits cosmétiques et des lumières d’intérieur. Parce qu’en France en 2008, peu d’industriels connaissent la technologie LED, c’est à Shenzhen que Lucibel construit sa première usine. Mais confronté à des problèmes de qualité, des vols de ses technologies et des délais de livraison allongés, il décide en 2014 de relocaliser sa production en Normandie.Innover, innover et encore innoverPour être rentable, un re-ingineering complet à la fois des « process » et des produits est réalisé. La production est organisée par îlots. Contrairement à la Chine où les ouvriers travaillaient à la chaîne, ils sont responsabilisés et deviennent plus polyvalents. Cette mesure leur permet d’avoir un travail plus varié, de pouvoir remplacer plus facilement un collègue absent. L’entreprise arrive ainsi à diviser par trois le temps homme passé sur chaque produit par rapport à la Chine, réalisant de conséquents gains de productivité.Les produits montent en gamme avec un positionnement « plus premium ». Les équipes R&D et fabrication sont désormais regroupées sur le même site.« On a pu aller vite sur ces sujets d’innovation, car on était en France. La colocalisation des équipes sur le même site à Barentin nous a permis d’être plus efficaces et de monter en puissance »,souligne Frédéric Granotier, le président-directeur général de Lucibel. Depuis, l’entreprise ne cesse d’innover avec 20 % de ses effectifs dédiés à la R&D.En relocalisant, ces entreprises gagnent en créativité, en efficacité et en innovation. Pour les pouvoirs publics, il semble alors pertinent de renforcer les aides en lien avec l’innovation et de favoriser la (re)construction de filières : renforcer la coopération technologique distributeurs/fabricants/fournisseurs en favorisant l’achat local.Auteur.ice.s : Catherine Mercier-Suissa, Professeure des Universités en sciences économiques, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3 ; Daniel Suissa, Responsable pédagogique master management industriel, ESDES – UCLy (Institut Catholique de Lyon)Cet article est republié sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation
LL’école éduque-t-elle aux émotions ? | The Conversation Lieu de transmission des savoirs, l’école est aussi un espace de construction affective, à travers les relations entre élèves, mais aussi par la vision des émotions que proposent différentes disciplines.Dans l’imaginaire collectif, l’école est souvent perçue comme un lieu neutre, un décor où seules la transmission des savoirs et l’évaluation des compétences importent. Cette vision fait abstraction d’une dimension essentielle : l’école est aussi un espace de socialisation émotionnelle, un lieu où se forgent des valeurs, des attitudes et des représentations.Certes, on s’y initie aux mathématiques, aux langues vivantes, mais on apprend aussi à se faire des amies et des amis, à respecter l’autorité, à trouver sa place dans un groupe… La majorité des relations sociales entre jeunes d’âge scolaire (6 à 15 ans) ont d’ailleurs lieu dans un établissement scolaire.Les adultes de la communauté éducative jouent un rôle dans cette socia(bi) lisation, s’inquiétant lorsqu’un ou une élève semble ne pas avoir d’amis et endossant parfois le rôle de médiateurs dans les conflits entre élèves. Et, au-delà des espaces de vie scolaire, la classe elle-même est un lieu où se conjuguent apprentissages académiques et construction affective. C’est ce que l’on peut particulièrement observer dans les cours de français, où l’étude des œuvres littéraires joue un rôle insoupçonné dans l’éducation sentimentale des élèves.Une approche transversale des émotionsLe Bulletin officiel n°9 du 27 février 2003 du ministère de l’éducation nationale le stipule :« Tous les personnels, membres de la communauté éducative, participent, explicitement ou non, à la construction individuelle, sociale et sexuée des enfants et adolescents. »Intégrer les émotions dans les apprentissages ne déroge pas à la mission première de l’école mais en élargit plutôt la portée, en préparant les élèves à devenir non seulement des citoyennes et citoyens instruits, mais aussi des êtres humains capables de vivre et de s’épanouir en interaction avec les autres.Repenser la classe comme un lieu d’éducation émotionnelle ne signifie pas en faire un substitut aux familles ou aux autres espaces de socialisation. Il s’agit plutôt de reconnaître que l’école contribue, de manière indirecte mais fondamentale, à la construction des élèves en tant qu’êtres qui ressentent des émotions.L’éducation émotionnelle s’intègre de manière transversale dans l’ensemble des disciplines scolaires sans pourtant être présente au programme. C’est ce qu’on appelle le curriculum caché. Les différentes disciplines proposent des visions de ce que les émotions doivent être et comment on doit les exprimer en société.L’histoire, par exemple, offre des opportunités d’explorer les émotions collectives comme l’espoir ou la révolte, tandis que les sciences se tournent vers la dimension biologique des émotions. Dans le programme de sciences et vie de la Terre, on retrouve par exemple les entrées suivantes : prendre en charge de façon conjointe et responsable sa vie sexuelle, devenir homme ou femme, vivre sa sexualité.En éducation physique et sportive, ce sont les émotions générées par la victoire et la défaite qui sont enseignées. Les moments de récréation, gérés par les membres de la vie scolaire, sont forts en émotions amicales, amoureuses et même hostiles. Les assistants d’éducation (dits surveillants) jouent eux aussi un rôle dans l’éducation émotionnelle en décidant quels moments sont appropriés pour crier ou non, de quelle façon il est autorisé de pleurer ou d’exprimer la colère…La communauté éducative dans son ensemble inculque aux élèves des normes concernant l’expression des émotions acceptées dans le monde des adultes, en se basant sur un modèle occidental et professionnel.L’éducation sentimentale en classeLa séquence du programme de français intitulée « Dire l’amour » fait advenir l’irruption de l’intime dans un contexte scolaire. Les enseignantes et enseignants interrogés constatent les parallèles faits par les élèves entre les œuvres étudiées et leur vie sentimentale :« Ça fait assez écho à ce qu’ils peuvent vivre à l’extérieur, montrer que l’école c’est pas un microcosme à part, que c’est aussi intégrer l’école à ce qu’il se passe autour dans leur vie de tous les jours. » (Laurianne, 31 ans, neuf ans d’enseignement)Certains pensent même que les élèves peuvent s’inspirer des œuvres étudiées pour mettre en lumière leurs propres sentiments et situations sentimentales, parfois pour la première fois. Le documentaire de 2011 Nous, princesses de Clèves de Régis Sauder montre comment l’étude du roman de Madame de La Fayette par une classe de lycéennes et lycéens les amène à adopter un nouveau regard sur leur propre vie sentimentale.Tableau d’Albert Lynch, illustrant le roman de l’abbé Prévost, Manon Lescaut, au programme du bac de français. | ©Albert Lynch, via Wikimédia« Il y a un moment dans la construction de l’individu où on passe par une forme de pastiche, de modèle qui nous inspire. Que l’école puisse véhiculer des modèles qui soient plus contrôlés ou du moins explicités, replacés dans un contexte historique, et que ces modèles-là puissent être détournés, réappropriés par les élèves, en vrai je trouve ça cool », remarque Georges, 27 ans, et trois ans d’enseignement à son actif.Timothée, 24 ans et lui aussi enseignant depuis trois ans, fait un constat similaire :« En quatrième, l’amour c’est au cœur de pas mal d’histoires, de discussions, de sujets entre les élèves. Et puis je pense que, quel que soit le sujet, la littérature et les arts influencent notre façon de nous comporter. »Élèves comme enseignants ont alors en tête que ce moment d’enseignement a le potentiel de dépasser l’univers du scolaire pour entrer dans le cadre d’une éducation sentimentale.Le rôle des enseignantsLes enseignants et enseignantes engagés profitent de la séquence « Dire l’amour » pour diffuser des discours de prévention au sujet des violences sexistes et homophobes auprès de leurs élèves. Certains s’appuient sur les textes étudiés pour cultiver l’esprit critique des élèves quant à ce qui est présenté comme romantique dans certaines œuvres.Une enseignante observée profite d’un débat spontané en classe pour faire entendre un discours de prévention des violences dans les relations amoureuses. Ce débat éclot lors d’un exercice sur le champ lexical de l’amour, qui proposait aux élèves de ranger les verbes de l’amour par ordre d’intensité. Des élèves évoquent alors les « crimes passionnels », ce à quoi l’enseignante répond « c’est la justice qui décide que c’est extrême dans ces cas-là. C’est pour ça que, s’il y a un trop grand déséquilibre dans la relation, on peut arriver à des problèmes de harcèlement et même à des violences. » Ici la professeure de français relève l’intervention de ses élèves afin de diffuser un discours de prévention quant aux violences dans le couple.Nous, princesses de Clèves, de Régis Sauder (Shellac Films, bande-annonce, 2011).Pour la majorité des enseignants interrogés, la séquence « Dire l’amour » entraîne « forcément » des discussions en classe sur les relations amoureuses.Créer un cadre sécurisant, où chacun se sent libre d’exprimer ses ressentis, est une condition indispensable pour que l’éducation émotionnelle porte ses fruits. La question du genre et de l’orientation sexuelle s’est avérée déterminante pour différencier les pratiques enseignantes. Les femmes, les jeunes et les personnes LGBTQIA+ semblent plus susceptibles que les autres enseignants d’avoir des discours de prévention en classe, sortant occasionnellement du cadre strict du programme scolaire.Au sein du panel d’enseignants, ceux qui ne se saisissent pas de la séquence « Dire l’amour » pour proposer à leurs élèves des réflexions sur les violences dans les relations amoureuses sont les hommes hétérosexuels qui n’ont pas de personnes LGBTQIA+ dans leur entourage.> Autrice : Marine Lambolez, Doctorante en sociologie, ENS de LyonCet article est republié sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :THE CONVERSATION
CCongés menstruels : quels retours des différentes expérimentations ? Chez Carrefour, dans la Métropole de Lyon, dans des universités… les retours d’expérimentations de congés menstruels soulèvent des questions liées au flou législatif, au respect de l’égalité femmes-hommes ou au risque que la référence à leur spécificité biologique fait courir aux femmes en termes d’égalité professionnelle.Expérimentations par des entreprises et des institutions, projets de loi… le « congé menstruel » est un sujet d’actualité en France et il existe déjà dans de nombreux pays (Japon, Corée du Sud, Indonésie, Taïwan, Zambie et Espagne). Le principe ? Offrir aux femmes souffrant de règles douloureuses la possibilité de s’absenter de leur travail. Bonne idée ? Pas si sûr.Une analyse de la mesure prise par la Métropole de Lyon en septembre 2023 a été menée par un groupe d’étudiantes et d’étudiants dans le cadre de la Public Factory de Sciences Po Lyon. Ce dispositif pédagogique innovant est dédié à la « fabrique de projets » et à l’analyse de problématiques d’action publique et d’intérêt général. Leur travail nourrit cette synthèse.15,5 millions de personnes menstruées en FranceEn France, en moyenne, les premières règles surviennent à l’âge de 12,6 ans et la ménopause à 51 ans. Entre les deux, presque 40 ans, et plus de 400 occasions d’avoir ses règles. On estime que 15,5 millions de personnes entre 13 et 50 ans sont menstruées en France. Au total, elles menstruent 2280 jours au cours de leur vie.Voilà quelques raisons de s’intéresser au sujet d’autant que ce phénomène, pour naturel qu’il soit, est parfois (très) difficile à vivre : douleurs, saignements anarchiques ou si abondants qu’ils conduisent à l’anémie, pathologies associées comme l’endométriose qui touche près de 10 % des femmes.Des expérimentations chez Carrefour, la Métropole de Lyon, des universités…Dans la vie professionnelle, presque 70 % des femmes entre 15 et 64 ans « participent au marché du travail » selon l’Insee, auxquelles s’ajoutent les étudiantes (qui représentent plus de la moitié des personnes fréquentant un établissement d’enseignement supérieur).Les règles peuvent être très handicapantes. D’où l’idée d’offrir à celles qui en auraient besoin un congé spécifique : le congé menstruel.En avril 2023, Carrefour est la première grande entreprise française à l’envisager, mais spécifiquement pour les femmes souffrant d’endométriose. De plus petites structures avaient ouvert la voie, telle l’entreprise toulousaine Louis, spécialisée dans le mobilier de bureau, qui permet aux « personnes menstruées » de « poser un jour de congé payé supplémentaire une fois par mois pour se reposer pendant les règles ».Des collectivités territoriales leur ont emboîté le pas, à l’instar de la Métropole de Lyon, ainsi que des universités – selon diverses modalités – pour leurs étudiantes, mais pas pour les personnels (Angers, Paris-Est Créteil, Bordeaux notamment). Sciences Po Lyon a suivi en octobre 2024. Pourtant, l’idée n’est pas neuve : le Japon a inscrit un congé menstruel dans le Code du travail dès… 1947 !La mesure soulève toutefois plusieurs questions :Est-elle bénéfique du point de vue de l’égalité professionnelle entre femmes et hommes ?S’agit-il d’une mesure de santé publique ?Est-ce l’occasion de visibiliser un sujet encore tabou ?Est-ce une fausse bonne idée, ou occasion de placer les questions de santé au centre du monde du travail ?Le sujet est complexe. Et mérite un temps d’analyse.Flou et obstacles juridiquesLe congé menstruel pose d’importantes difficultés juridiques, notamment dans la fonction publique. Au travail, les absences se soldent par une perte de rémunération, sauf à rentrer dans un cadre réglementaire défini : congés payés au titre de vacances, arrêts maladie indemnisés par l’Assurance maladie, etc.Or la loi de transformation de la fonction publique (2019) supprimant les régimes dérogatoires à la durée de travail hebdomadaire de 35 heures constitue un obstacle majeur. Dans ce cadre, il n’est plus possible de créer de nouvelles « autorisations spéciales d’absence », pour utiliser les termes consacrés.Les mesures de « congé menstruel » prises par les collectivités territoriales ont donc parfois été retoquées devant les tribunaux administratifs, mais ce n’est pas systématique. Pour l’instant, ce sont donc seulement des « expérimentations » qui ont été déployées dans le cadre d’un relatif flou juridique. De plus, le congé menstruel est parfois considéré comme attentatoire au principe de secret médical.Un nombre considérable de bénéficiaires potentiellesSe pose en outre la question de savoir qui doit en bénéficier. La proposition de loi française évoque des « menstruations incapacitantes », ce qui permet d’envisager les règles douloureuses, indépendamment d’un diagnostic d’endométriose. Les dysménorrhées – douleurs de règles – concerneraient entre 40 et 90 % des femmes menstruées, ce qui en fait le trouble gynécologique le plus fréquent.L’imprécision de cette évaluation, comme la faiblesse de la réponse thérapeutique, eu égard à l’ampleur du problème, laisse rêveuse. Jusqu’à un tiers des concernées évaluent ces douleurs comme « sévères » entraînant une incapacité de travail de 1 à 3 jours.S’y ajoutent les règles abondantes, correspondant à plus de 80 millilitres par jour (soit 5 cups de taille moyenne remplies, ou plus de 5 tampons super plus ou plus de 5 serviettes hygiéniques super plus remplies) et/ou d’une durée supérieure à 7 jours (chez 3 à 30 % des femmes en âge de procréer selon certaines estimations). Un nombre considérable de personnes pourraient donc être concernées.Pourtant dans les faits, au sein de la Métropole de Lyon par exemple, entre septembre 2023 et avril 2024, il y a eu 117 bénéficiaires : 2,5 % de l’effectif de 4 700 agentes (50,32 % des 9400 agents sont des femmes). L’expérience japonaise montre également qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter : selon les statistiques du ministère de la santé japonais en 2020, moins de 1 % des femmes âgées de 19 à 49 ans ont bénéficié de la mesure.Que nous dit la faiblesse de ces chiffres ? Qu’il n’y a pas d’abus. À moins que ce soit, aussi, le signe que ce n’est pas la bonne solution…La question de l’égalité femmes-hommesLa mesure est volontiers présentée comme favorable à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ne constitue-t-elle pas plutôt un risque du point de vue de l’égalité professionnelle, entretenant l’idée que les femmes ne sont pas adaptées au monde du travail en général, et aux postes à responsabilités en particulier ?Une chose est sûre, au sein de la Métropole de Lyon, les bénéficiaires interrogées ne font pas le lien entre la mesure et la question de l’égalité professionnelle, certaines considérant même que la mesure est contre-productive.« On a toujours le risque d’être vues comme une tire-au-flanc », dit l’une d’elles qui redoute le report de sa charge de travail sur ses collègues, avec les conséquences qu’on imagine en termes d’organisation et d’ambiance dans le service. Des managers se défendent de tout comportement discriminatoire mais reconnaissent que cela peut « créer des discriminations à l’embauche ».À l’université, pour les étudiantes, il faudrait aussi évaluer le préjudice que constituerait le recours au dispositif en termes de réussite. L’impact de la mesure doit pouvoir faire l’objet d’une évaluation rigoureuse et dépassionnée.Les risques d’une référence à la biologie des femmesHistoriquement en tout cas, la dépréciation des femmes, empêchées par leur corps systématiquement présenté comme dysfonctionnel, n’est pas nouvelle. Elle leur a longtemps fermé l’accès aux responsabilités (sacerdotales, politiques, professionnelles, etc.), la possibilité de faire des études ou de prétendre à l’autonomie.Pour les femmes, la référence à la biologie n’est jamais sans risque tant les mécanismes de la naturalisation qui permet d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire restent redoutablement efficaces et tant cette « mise en nature » fondée sur des caractères biologiques consacre l’infériorité des femmes. L’instrumentalisation de la biologie reste efficace. On ne peut l’ignorer.Bénéficier d’espaces de travail adaptés ou souffrir à domicile ?Du reste, tout indique que la mise en place d’un congé menstruel n’est susceptible d’effets positifs que si elle est assortie de campagnes de sensibilisation permettant de lever le tabou des règles dans le monde du travail. Dès lors, n’y a-t-il pas un paradoxe frappant à laisser les femmes en souffrance à leur domicile alors que l’aménagement des espaces de travail ouvre peut-être des solutions intéressantes ?À la Métropole de Lyon, les bénéficiaires partagent des idées simples : des espaces « repos » permettant de s’allonger voire de faire la sieste, des bouillottes ou encore des postes de travail « assis-debout », de hauteurs réglables…Dans cette dynamique, le sujet n’est pas évacué en même temps que les concernées renvoyées dans leurs foyers et cela permet de promouvoir une approche plus inclusive en termes de santé au travail.Penser les règles douloureuses dans le cadre de la santé au travailLe « congé menstruel » n’est donc peut-être pas la bonne solution, parce que c’est le problème qui est mal posé. Plutôt que d’envisager la question des règles invalidantes comme un sujet de « santé des femmes » dans une perspective mal ajustée d’égalité professionnelle entre femmes et hommes, nous proposons de changer radicalement de regard et d’envisager les règles douloureuses comme une maladie chronique, conduisant à inscrire la réflexion à leur sujet dans une politique globale de santé au travail.Les aménagements, du temps comme de l’espace de travail, sont globalement bénéfiques au-delà de la seule problématique menstruelle. Au regard de l’augmentation constante du nombre de personnes concernées par une maladie chronique dans notre pays, faire une place au sujet dans la sphère professionnelle paraît indispensable : c’est à la fois une question de justice sociale et de soutenabilité économique.> Autrice : Muriel Salle, Maîtresse de conférences, Université Claude Bernard Lyon 1Cet article est republié sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original : The Conversation
LLa solitude des Juifs français face aux attentats et à l’antisémitisme | The Conversation Cette semaine marque les 10 ans des attentats de janvier 2025 au cours desquels 17 personnes ont été assassinées, dont 4 dans une épicerie cacher. Depuis 2015, l’antisémitisme n’a pas disparu. Une hausse des actes antisémites en France a même été constatée suite aux attaques du Hamas en Israël le 7 octobre 2023. Comment les juifs de France vivent-ils cette recrudescence de la haine à leur égard ?Les 20 dernières années ont été émaillées par des attentats meurtriers, dont une part importante avaient un caractère antisémite. Si en 2012, nombre d’analyses évoquaient l’action de « loups solitaires » isolés, l’année 2015 marque un tournant. La multiplication d’attentats antisémites signale une violence structurelle et identifiée en tant que telle.Au-delà de ces moments de violence extrême et meurtrière, les agressions subies par les personnes juives de France montrent que ces événements s’inscrivent dans un contexte plus large. Entre 2004 et les 2014 le nombre d’actes et menaces antisémites oscille entre 400 et 1000 faits délictueux ou criminels par an. En 2023, 1676 cas ont été recensés, soit une multiplication par quatre, tendance qui s’est maintenue en 2024.Comment les Français juifs ont-ils vécu les actes antisémites et les attentats de ces dernières années ? Une série d’entretiens réalisés dans le cadre de ma thèse de doctorat permet d’éclairer la manière dont les Juifs français se positionnent vis-à-vis de l’antisémitisme contemporain en France.Un retour de l’antisémitisme ?Certains commentateurs évoquent un « retour de l’antisémitisme » depuis les années 2000. Pourtant, les décennies précédentes avaient été marquées par différents événements, dont certains particulièrement meurtriers, comme les attentats de la synagogue Copernic en 1980 et de la rue des Rosiers en 1982, ou encore le meurtre de Ilan Halimi en 2006.Attentat au 24 de la rue Copernic, dans le XVIeà Paris, le 3 octobre 1980, INA.Cette perspective invite donc à sortir d’une lecture ahistorique, pour ancrer les événements récents dans l’histoire structurelle de l’antisémitisme en France.Antisémitisme à la française ?Actuellement, l’antisémitisme est parfois décrit comme étant le fruit de l’importation du conflit israélo-palestinien. Ces considérations sont exacerbées depuis l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre et des bombardements israéliens sur Gaza qui ont débutés peu de temps après.Mais si la période récente a bien vu une hausse des actes antisémites, l’analyse ne doit se contenter d’une perspective conjoncturelle et au contraire interroger ce qu’il peut y avoir de structurel dans l’antisémitisme en France.Rappelons par exemple que les débats sur l’indemnisation des spoliations des biens des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ont suscité des vagues d’agressions antisémites dès l’année 1999.Ces éléments de contexte qui ont un impact mesuré par des données statistiques, ne doivent pas conduire à minimiser l’histoire longue des discriminations de persécutions contre les juifs, qui reposent sur des préjugés séculaires.L’Hyper Cacher, un attentat qui s’inscrit dans une série noireAu-delà des considérations théoriques sur les sources de l’antisémitisme, ce que de nombreuses personnes juives ou assimilées partagent, c’est que l’attaque de l’Hyper Cacher s’inscrit dans une continuité et non dans un surgissement soudain de la violence antisémite.Ce qui change en janvier 2015, c’est la multitude des réactions sociales aux attentats, notamment à travers la marche républicaine organisée peu après les faits. Le 11 janvier 2015, des millions de Français se rassemblent en hommage aux victimes des jours précédents, mais rapidement, un certain désenchantement apparaît au sein des communautés juives.Celui-ci est exprimé de manière très marquante par Roger :« On savait très bien le 11 janvier que les gens manifestaient pas pour l’Hyper Cacher. Parce qu’ils avaient pas manifesté pour Ilan Halimi, parce qu’ils avaient pas manifesté pour Toulouse. Donc seuls les Juifs, en gros, se retrouvaient à manifester d’où le sentiment de malaise, le sentiment d’exclusion qu’avaient les Juifs. »Commémoration de la mairie de Saint-Mandé, janvier 2017, autour d’une plaque posée par la mairie dans le Jardin du Souvenir inauguré pour rendre hommage aux victimes des attentats de janvier 2015. | ©S.Hennebert, Author providedAu cours des années, le sentiment d’abandon perdure – y compris en 2015 où, pour de nombreuses personnes interrogées, les victimes juives disparaissent dans l’ombre de Charlie Hebdo. L’usage du slogan « Je suis Charlie » semble avoir exacerbé ce ressenti.Les réactions politiques : hommages ou récupérations ?Pourtant, en 2012 (à la suite des attentats de Mohamed Merah) et en janvier 2015, les réactions politiques sont nombreuses. Mais, pour les personnes rencontrées, elles ne sont pas suffisantes face au silence du reste de la population et restent considérées comme de la récupération politique.Par exemple, Romi, qui n’est pas habituée à se rendre à des commémorations ou des manifestations, s’est dite choquée par la manière dont s’est déroulée la marche blanche en hommage à Mireille Knoll assassinée à son domicile en 2018 :« Je me rappelle que j’étais partie là-bas, y avait plein de Juifs, et j’me rappelle qu’il y avait Marine Le Pen qui s’est faite huer […]. Y avait je crois le CRIF qui était là, et y avait aussi Jean‑Luc Mélenchon, y avait la télé, en fait à la fin ça devenait n’importe quoi, c’était juste les politiques qui se faisaient huer, et on oubliait le but principal de la marche. »Certains, comme Camille, refusent de se rendre à l’événement en raison du paysage politique qui s’y trouve rassemblé :« Je crois qu’il y avait toute une histoire [parce que] Marine Le Pen allait participer à la marche aussi, des choses comme ça […] et que ouais j’ai pas forcément envie de manifester avec Marine Le Pen. Mais, et en même temps je veux pas du tout minimiser l’importance des marches comme ça ou, enfin je condamne pas du tout le fait d’y aller quoi. »Plus récemment, en 2023, lors du rassemblement organisé contre l’antisémitisme, la présence du RN a été très mal acceptée par certaines personnes juives. Mais si certains se sont opposé frontalement au RN en raison de son histoire ancrée à l’extrême droite, d’autres ont surtout critiqué les positions de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise.L’importance du processus judiciaireL’arène politique n’est pas le seul espace de revendication et de tensions. La justice est perçue comme particulièrement importante pour les personnes interrogées qui attendent la condamnation des auteurs des crimes antisémites.Ainsi, les cours de justice ont été particulièrement investies à la suite de meurtres antisémites, comme en atteste la présence de nombreuses associations (CRIF, France-Israël, MRAP, SOS Racisme, etc.) parmi plus de 200 parties civiles au procès des attentats de janvier 2015.Cela n’empêche pas certains d’exprimer une certaine désillusion face à l’institution judiciaire. À ce titre, le processus judiciaire après le meurtre de Sarah Halimi en 2017, a été source de nombreuses désapprobations car le caractère antisémite ne fut pas reconnu comme l’a exprimé Michel :« Je me dis mais attends, j’ai l’impression que c’est des rigolos les juges mais je me dis bah ils doivent pas connaître ce que c’est l’antisémitisme c’est ça le problème, c’est que finalement, c’est quoi le critère. »Les juifs et le procès « Charlie »Le procès « historique » de 2020 qui a jugé les complices et soutiens logistiques des attaques terroristes de 2015 semble avoir redonné une place aux différentes victimes qui se sentaient oubliées, qu’elles soient juives ou non. Ce procès a été évoqué comme « le procès des attentats 2015 » permettant d’inclure toutes les victimes des 7, 8 et 9 janvier. Cependant, dans la pratique, il était courant d’entendre parler du “procès Charlie”, ce qui a pu être vécu comme une reproduction de l’invisibilisation ressentie en 2015.Cinq ans après ce procès, le sentiment d’abandon des juifs de France perdure. En outre, la suite des attaques du 7 octobre ont conduit à des désaccords politiques entre les organisations qui revendiquent un héritage juif. Si certains ne se retrouvent pas dans ce sentiment d’abandon, d’autres au contraire ont constitué des groupes pour lutter contre l’antisémitismL’autrice réalise actuellement sa thèse Les mémoires de l’antisémitisme en France, sous la direction Nancy Venel (Université Lyon 2) et de Sarah Gensburger (Université Paris Nanterre).> Autrice :Solveig Hennebert, Doctorante, Université Lumière Lyon 2Cet article est republié sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation
LLes « pétrosavoirs », alliés des climatosceptiques contre les énergies renouvelables Derrière l’insolent succès des ouvrages climatosceptiques en France, c’est une véritable guerre culturelle qui se joue. Son enjeu ? Les connaissances relatives à l’énergie. On y trouve notamment les « pétrosavoirs », portés par l’industrie fossile, qui font tout pour rendre inaudibles les bonnes nouvelles relatives aux énergies renouvelables. Il est pourtant possible de décarboner nos imaginaires et de sortir des narratifs dystopiques qui nous plongent dans l’impuissance.Une guerre culturelle a commencé. Continue, ouverte ou cachée, explicite ou détournée, elle concerne le destin de l’humanité tout entière. Elle concerne les savoirs autour de l’énergie, et plus particulièrement les contre-vérités diffusées par les « pétropouvoirs » internationaux.En témoigne l’insolent succès, en librairie, des ouvrages climatosceptiques qui nourrissent explicitement le doute.Le problème ? Ces « pétrosavoirs » retardent les engagements collectifs et individuels dans la sortie des énergies fossiles et la compréhension des fantastiques potentialités des énergies renouvelables de flux.Fossiles contre renouvelables : s’empoisonner, quoi qu’il en coûteL’IRENA (Agence internationale pour les énergies renouvelables, International Renewable Energy Agency en anglais) l’a exprimé clairement dans ses Perspectives des transitions énergétiques mondiales 2023 :« Les investissements mondiaux dans toutes les technologies de transition énergétique ont atteint un niveau record de 1 300 milliards de dollars en 2022, mais les investissements dans les combustibles fossiles étaient près de deux fois supérieurs à ceux dans les énergies renouvelables. »En termes clairs : les technologies renouvelables sont désormais largement disponibles et maîtrisées. Pourtant, le monde continue de foncer à pleine vitesse vers la catastrophe. Il faudrait tripler le niveau des capacités renouvelables installées annuellement pour conserver la possibilité de rester sur la trajectoire d’un réchauffement limité à 1,5 °C par rapport au niveau préindustriel à l’horizon 2050, ainsi que le prévoyait l’accord de Paris en 2015.Ce niveau pourrait être atteint dans la prochaine décennie, 2025 se présentant comme une année charnière. Même la nécessité d’une « électricité de base non renouvelable » (nucléaire ou autre) vient d’être récemment modélisée comme inutile et trop coûteuse dans la stabilisation d’un système électrique basé sur les renouvelables. Comprendre : les énergies renouvelables peuvent se suffire à elles-mêmes.Qu’il soit difficile d’arrêter de fumer est une chose. Mais que vous décidiez de continuer à augmenter continuellement votre consommation journalière de cigarettes (plus de 15 % d’augmentation des investissements dans les fossiles durant les deux dernières années), alors que l’on vous a diagnostiqué depuis plusieurs décennies un cancer du poumon, en est une autre. C’est pourtant ce que fait l’humanité avec les énergies fossiles.Les « Energy Humanities » à la rescousseD’où vient cet irrationalisme énergétique global qui, comme on l’a vu plus haut, confine au suicidaire ? Tant les problèmes que les solutions mobilisent des connaissances de dimensions collectives et individuelles. S’y ajoutent aussi des enjeux de désinformation et de déni, de manque de confiance dans les capacités d’agir et de différences dans la relation au temps. En témoignent la difficulté à se projeter et la domination dans l’espace médiatique d’un « présentisme perpétuel ».Ainsi, la proportion de Français et Françaises qui doutent du caractère anthropique du réchauffement climatique a doublé en 20 ans pour désormais atteindre 30 %. Les intérêts économiques ou politiques les plus immédiats sont souvent invoqués, sous forme conjointe, pour le justifier.Il existe toutefois une perspective de sciences humaines et sociales plus large et désormais bien documentée, notamment par les Environmental Humanities anglo-saxonnes. Le sous-champ des Energy Humanities – ou humanités énergétiques – est, à cet égard, particulièrement intéressant.Quand les « pétrosavoirs » s’emploient à amoindrir les bonnes nouvellesComme le souligne l’anthropologue Dominic Boyer, les grands acteurs des énergies fossiles mobilisent aujourd’hui un ensemble de « pétrosavoirs » très large afin de contrer la réalité de la transition énergétique et la possibilité de maîtriser le réchauffement climatique. Cela se fait soit frontalement, soit par la ruse : les faits sont déformés et émerge une « post-vérité » antidémocratique.Ces acteurs ont mobilisé d’importants moyens pour diluer ou masquer la « bonne nouvelle », ainsi que l’a illustré le récent film français Goliath (2022) à travers le personnage de lobbyiste incarné par Pierre Niney.Site éolien de La Ventosa, au Mexique, d’une puissance de 101 MW.Frédéric Caille, Fourni par l’auteurPourtant, les potentialités des techniques récentes des énergies renouvelables (solaire et éolien) sont bien réelles, de même que celles des réseaux intelligents ou de la sobriété énergétique. De nombreux chercheurs du domaine en témoignent, tels, en France, Daniel Lincot ou Philippe Bruyere. Ils soulignent que, grâce à ces progrès, une transition intégrale vers un mix énergétique totalement décarboné et dénucléarisé à l’échelle mondiale d’ici 2050 est possible.Les faits leur donnent raison. Dans l’indifférence générale ou presque, l’éolien et le solaire ont, pour la première fois, dépassé les énergies fossiles dans l’UE au premier semestre 2024. Au-delà de la France, ce constat est aujourd’hui fermement défendu de l’autre côté de l’Atlantique, et pas seulement par le pionnier du domaine Amory Lovins.Centrale solaire photovoltaque de 20 MW à Merina Ndakhar, au Sénégal.Frédéric Caille, Fourni par l’auteurMais il est plus tentant, pour les pétrosavoirs, d’envisager d’autres scénarios totalement farfelus, comme couvrir les déserts de panneaux photovoltaïques, ou de laisser entendre – à tort – que la poussière ou la chaleur empêcheraient la production d’électricité photovoltaïque en Afrique, surtout au moment même où l’Australie lance la plus grande centrale solaire au monde, d’une puissance équivalente à six réacteurs nucléaires.Sortir des narratifs dystopiquesLe combat est donc engagé pour sortir de la domination des énergies fossiles dans la culture et dans les imaginaires, comme en témoignent par exemple les travaux du groupe Petrocultures. Il s’agit de l’une des guerres « contre-hégémoniques » les plus importantes de l’histoire de l’humanité, dont l’issue pourrait décider de sa survie.Illustration représentant l’invention d’Augustin Mouchot pour concentrer l’énergie solaire.Le Petit inventeur, 1927Faute de connaître les solutions énergétiques positives possibles et leur inscription dans le temps long, les populations actuelles se trouvent facilement exposées aux sirènes du climato-dénialisme.Qui se souvient encore des travaux pionniers sur la récupération de la chaleur d’Augustin Mouchot (1825-1912) et des débuts de l’énergie solaire thermodynamique en France, dont Alexandre Mouthon a retracé les accomplissements dès les années 1970 ?Centrale électrique fossile abandonne sur l’île de Santiago, Cabo Verde.Frédéric Caille, Fourni par l’auteurLes narratifs dystopiques qui dominent les productions culturelles actuelles font ainsi écho aux saillies négationnistes de Donald Trump, et qu’importe si 2024 est une nouvelle fois l’année la plus chaude jamais enregistrée.Il est également possible, comme le suggère Dominic Boyer, que ces narratifs correspondent à une forme de pouvoir « gérontocratique » déréalisé, comparable à la fin du système soviétique, sinon à un véritable « fascisme fossile » toujours plus menaçant, où se mêlent confusément les peurs identitaires et la défense des énergies du passé.Dans ce contexte, les éditeurs qui prospèrent sur le marché du climatoscepticisme et des pétrosavoirs sont des assassins et doivent être stigmatisés comme tels. Plus que jamais, il est urgent de déconstruire, partout et par tous les moyens, les offensives culturelles des pétrosavoirs et de faire comprendre que les énergies renouvelables sont une source d’espoir considérable pour l’ensemble des femmes et hommes de la planète. Il est possible d’échapper à la fatalité de l’accélération du réchauffement climatique et de permettre le développement humain et l’accès aux services vitaux et énergétiques pour toutes et tous, notamment en Afrique.Auteur : Frédéric Caille, Maître de Conférences HDR en Science Politique, ENS de LyonCet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation
LLe travail émotionnel des repas de famille : le prix de la convivialité Les repas sont de plus en plus marqués par une attente de convivialité. À Noël, le phénomène est à son paroxysme. Cette injonction à la convivialité est liée au diktat du bien-être, du bonheur et à l’importance accordée aujourd’hui au bien-être des enfants. Elle répond aussi à une anxiété collective liée aux risques alimentaires. Mais cette convivialité, loin d’être spontanée, repose sur un travail émotionnel important, surtout porté par les mèresPartager un repas, aussi appelé commensalité, est souvent présenté par les sciences de la nutrition et les politiques de santé publique comme un moyen de prévenir des maladies liées à l’alimentation, telle l’obésité, ou comme levier pour améliorer la santé mentale et sociale des convives. Manger ensemble en famille régulièrement, et d’autant plus manger ensemble dans une ambiance conviviale, serait ainsi la panacée pour des enjeux sanitaires et sociaux contemporains. Pourtant, ces supposés bienfaits ne sont pas clairement démontrés, et nous ne savons pas vraiment ce qui serait bénéfique dans le fait de manger ensemble.Si l’attention à l’ambiance des repas de famille est grandissante, nous en savons peu sur la manière dont la convivialité prend forme et sur les effets de cette injonction sur les mères, principales responsables du travail alimentaire domestique.Nous avons mené entre 2020 et 2023 une enquête sociologique, basée sur une centaine d’heures d’observation de repas de famille dans 14 foyers aux positions socio-économiques variées, en France et en Australie, ainsi que sur des entretiens avec les parents observés. Celle-ci révèle l’ampleur de la gestion des émotions que sous-tendent les repas de famille quotidiens. Les repas sont appréhendés non seulement par l’assiette, mais aussi à travers une approche relationnelle. Ses résultats montrent que la convivialité a un prix : un travail émotionnel invisibilisé.Le concept sociologique de « travail émotionnel »Le concept de « travail émotionnel », théorisé par la sociologue Américaine Arlie R. Hochschild dans les années 1980, est de plus en plus connu, mais demeure mal compris. Le « travail émotionnel » (« emotion work » en anglais), correspond au management de ses propres émotions pour correspondre à un état requis dans une situation donnée. C’est aussi travailler sur ses émotions pour influer sur l’état émotionnel des autres. Ce qui sous-tend le travail émotionnel sont des normes sociales dominantes concernant la parentalité, la famille et les pratiques alimentaires guidant ce que l’on « devrait » ressentir et comment, dans certaines circonstances. Celles-ci sont qualifiées, selon Hochschild, de « règles de sentiments ». Le travail sur les émotions peut être essayer de provoquer, chez soi-même ou chez une autre personne, une émotion qui n’est pas initialement présente ou alors chercher à atténuer ou dissimuler une émotion ressentie. Le travail émotionnel peut également être évité, par exemple si les ressources émotionnelles manquent.Au-delà de l’assiette : la gestion des émotions à tableLes manières de tables ont longtemps régulé la façon de manger ensemble. Les « règles de sentiments » constituent désormais un cadre de référence supplémentaire pour la commensalité. À table, il est ainsi souvent attendu de jouer le jeu du collectif, d’éviter les antagonismes, l’isolement, le mécontentement, et de favoriser le plaisir, l’affection ou l’humour. Il s’agit aussi de faire en sorte que les émotions se manifestent de manière contrôlée : on peut être content à table, mais pas surexcité.Loin de l’image idéalisée des repas de famille, la convivialité repose sur un équilibre fragile d’émotions qu’il s’agit de réguler en permanence. C’est là que le travail émotionnel entre en jeu.Même dans les familles dôtées de super-pouvoirs, les stratégies de travail émotionnel sont souvent mises en échec.Les membres des familles observées lors de l’enquête passent la plupart de leur temps séparé (travail, école, activités extrascolaires, etc.). Ainsi, en plus de l’impératif de nourrir la famille et de socialiser les enfants à une certaine manière de manger, les repas partagés sont une occasion de se retrouver en famille, de se raconter sa journée, de vérifier que les enfants vont bien, et d’être ensemble, tout simplement. C’est également l’occasion de passer un bon moment ensemble, car c’est aussi ce qui « fait famille » aujourd’hui.Le travail émotionnel prend plusieurs formes, comme reprendre des frères et sœurs qui se chamaillent, mais calmement, avec un ton de voix apaisant ; inciter les enfants à manger leurs légumes, mais avec humour ou avec affection ; ne pas prêter trop d’attention au rejet d’un enfant de certains légumes, tout en l’incitant à manger ; prendre sur soi pour rester calme, s’animer pour se montrer plus enjoué ou énergique qu’on en l’est vraiment. Dans les faits, il s’agit plus d’un effort pour tendre vers cet idéal que d’une véritable réussite, car les conditions sociales d’existence empêchent souvent d’y parvenir pleinement. Cet écart entre normes dominantes et réalité pèse fortement sur les parents, en particulier sur les mèresLe genre du travail émotionnelEn plus du travail alimentaire domestique, condition sine qua non aux repas partagés, générer la convivialité exige une quantité importante d’efforts à table, qui sont invisibilisés et répartis inégalement entre les parents en fonction du genre. Si le temps consacré par les femmes à la cuisine a diminué, la répartition genrée du travail alimentaire domestique reste fortement inégalitaire, les femmes passant 34 minutes de plus par jour que les hommes sur le travail alimentaire domestique. Par ailleurs, même si les pères participent plus, les mères portent en général la charge mentale et émotionnelle, ce qui intensifie pour elles ce travail.Les mères et les pères des familles enquêtées s’engagent différemment dans le travail émotionnel. Les mères assument une grande partie de la gestion des émotions à table, bien que celle-ci soit peu visible : c’est le propre du travail émotionnel que de passer inaperçu, comme un jeu d’acteur réussi. Le travail émotionnel des mères vise à la création d’une ambiance harmonieuse et à la modération des tensions et conflits. Cela se fait souvent à travers la démonstration d’affection, en lien avec la place centrale des normes émotionnelles et de bien-être dans la construction de la famille et le soin aux enfants.Les pères, en revanche, assument la partie plus visible de l’iceberg du travail émotionnel commensal, à travers une socialisation par l’humour, taquinant par exemple un enfant sur ses manières de table. Ceux-ci se montrent en revanche plus autoritaires, enclins à s’énerver et à provoquer des émotions intenses (positives ou négatives), ce qui sape parfois le travail émotionnel de fond fourni par les mères.Convivialité et manque de ressourcesL’injonction à la convivialité à table n’a pas non plus les mêmes effets sur les convives et le repas en fonction des ressources de la famille. Lorsqu’un ensemble de ressources (économiques, culturelles, temporelles, émotionnelles, etc.) manque, les parents se trouvent dans une situation où il est difficile de faire plaisir aux enfants autrement que par la nourriture. La démonstration de l’amour parental et le soin accordé aux enfants se cristallise alors à travers la convivialité, en servant des menus qu’aiment plus facilement les enfants, mais souvent moins équilibrés. Cela incite à nuancer les discours parfois moralisateurs adressés aux parents qui ne se conformeraient pas aux normes commensales et nutritionnelles dominantes.Un autre regard sur ce que « bien manger » veut direAlors que la charge mentale du travail domestique est de plus en plus connue, prendre en compte le travail émotionnel propre aux repas de famille enrichit notre compréhension de ce que signifie nourrir la famille et « bien manger » aujourd’hui, notamment au regard d’inégalités socio-économiques et de genre. Les enquêtes sociologiques qualitatives révèlent aussi à quel point le travail domestique alimentaire s’est alourdit pour les mères et que, plus généralement, le métier de mère s’est fortement intensifié.Auteure : Fairley Le Moal, Chercheuse associée en sociologie au Centre Max Weber UMR 5283, Université Lumière Lyon 2.Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation
PPour limiter les troubles du sommeil liés à l’âge, il faut s’exposer à la lumière naturelle Lorsqu’on prend de l’âge, s’exposer davantage à la lumière naturelle aide à limiter les troubles du sommeil, suggèrent des travaux de recherche récents. Ces résultats plaident pour une exposition plus longue et à des lumières plus riches à l’intérieur des bâtiments, en particulier dans les Ehpad.La lumière est essentielle à la vision. Mais on sait aujourd’hui qu’elle joue également un rôle clé dans le sommeil. Des études ont montré que la lumière naturelle est le troisième régulateur du sommeil, avec l’horloge circadienne qui synchronise le sommeil sur l’alternance jour/nuit et l’homéostasie, un ensemble de mécanismes qui accroît le besoin de sommeil quand la période de veille se prolonge.Le fait que la lumière naturelle joue un rôle aussi important dans le sommeil est une bonne nouvelle parce que la lumière naturelle n’est pas un médicament. Tout le monde y a accès. Elle est gratuite et disponible à l’extérieur. Pour en bénéficier, il suffit de sortir !Notre équipe qui mène des travaux de recherche dans ce domaine vient d’identifier un nouveau mécanisme d’adaptation de la rétine au vieillissement. Notre étude suggère que, lorsqu’on prend de l’âge, il faut s’exposer plus longtemps à la lumière naturelle pour limiter les troubles du sommeil et bien dormir. Explications :La rétine synchronise l’horloge biologique et le sommeilAvant tout, il est indispensable de décrire la composition de la lumière naturelle. Elle est constituée de plusieurs longueurs d’ondes, et celles qui se situent entre 400 et 700 nm (le nanomètre ou nm correspond à l’unité de mesure des longueurs d’ondes) sont visibles par l’œil humain.En dessous de 400 nm, on est dans l’ultra-violet et, au-dessus de 700 nm, dans l’infrarouge. Si la lumière naturelle est blanche, c’est parce qu’elle est composée par toutes les longueurs d’ondes (couleurs du spectre) dans la même quantité (le bleu, le vert, le rouge, le jaune, etc.).Notre rétine a évolué sous l’influence de cette lumière naturelle pour optimiser notre vision (composantes bleu, vert et rouge de la lumière via des cellules appelées les cônes et les bâtonnets). Les travaux récents nous ont appris qu’elle a aussi évolué pour synchroniser notre horloge biologique et notre sommeil, via des cellules très spécifiques de la rétine (les cellules à mélanospine), spécifiquement sensibles à la lumière bleue du spectre lumineux.Quand la rétine s’adapte au vieillissementEn accord avec la littérature scientifique récente, nos résultats suggèrent qu’un sujet jeune pourrait se contenter d’être exposé à une lumière qui correspond au bleu du ciel, pour que ses rythmes biologiques soient bien synchronisés à la journée de 24 heures et que le sommeil soit nocturne. Chez le sujet plus âgé en revanche, ce n’est pas aussi simple.Au court du vieillissement, le cristallin – la lentille de l’œil qui permet à la lumière de converger sur la rétine – brunit, et diminue ainsi la quantité de lumière bleue qui atteint la rétine. Nos résultats montrent qu’avec l’âge, pour que la lumière naturelle continue à jouer son rôle de régulateur du sommeil de manière efficace, la rétine doit recevoir une lumière naturelle plus riche.À noter que dans notre étude, les sujets les plus âgés avaient environ 60 ans et les plus jeunes, autour de 25 ans. Il est également important de comprendre que le vieillissement de la rétine et le brunissement du cristallin sont des continuums, même si on observe une accélération entre 35-40 et 60 ans.Quand on vieillit, il semble que l’horloge biologique et le sommeil ne se contentent plus du bleu mais doivent percevoir une lumière présentant des couleurs additionnelles (dans les longueurs d’ondes rouge et vert).Ainsi, nous proposons qu’un mécanisme adaptatif pourrait s’être mis en place au cours de l’évolution afin de maintenir une bonne sensibilité à la lumière avec l’âge, et donc une bonne synchronisation de l’horloge biologique et du sommeil, pour faire face au brunissement inéluctable du cristallin.Des résultats à prendre en compte dans la vraie vieIl est impossible d’empêcher le vieillissement de la rétine. En revanche, nos résultats suggèrent qu’il est important de s’exposer plus longtemps et à des lumières plus riches quand on est plus âgés, surtout dans nos sociétés modernes où nous passons 80 % de nos journées dans des bâtiments, sous des lumières artificielles.Notre équipe travaille chez l’humain depuis toujours. Nous faisons le lien entre les mécanismes fondamentaux de la physiologie, et la santé dans la vraie vie. En pratique, différents paramètres influencent les comportements. En l’occurrence, l’hiver, la durée du jour plus courte et le froid représentent de réels freins à une exposition suffisante à la lumière naturelle.Le manque de lumière est corrélé à la saisonnalité. En France, nous bénéficions d’une exposition à la lumière de 16 heures l’été ; elle est limitée à 8 heures l’hiver. L’intensité lumineuse varie aussi : elle est comprise entre 2 000 et 20 000 lux à l’extérieur l’hiver, entre 10 000 et 100 000 lux l’été. Toutefois, même en hiver, nous conservons une intensité lumineuse qui est suffisante pour le bon fonctionnement de l’horloge biologique.Néanmoins, si le jour est deux fois plus court en hiver qu’en été, cela ne signifie pas pour autant qu’il convient de s’exposer à des lumières deux fois plus intenses durant cette saison. Les relations ne sont pas linéaires.Mieux dormir en Ehpad en apportant plus de lumièreNos résultats peuvent aussi avoir des implications concrètes pour nos parents et grands-parents qui résident dans des Ehpad. Quand nous leur rendons visite, nous voyons bien que les locaux sont souvent peu lumineux, et cela peut avoir des conséquences sur la qualité de leur sommeil la nuit.Nous recommandons donc aux responsables d’établissements de soin (Ehpad et hôpitaux) de prendre en compte l’importance de la lumière. Il est en effet indispensable d’apporter une certaine intensité lumineuse à l’intérieur des locaux, en installant des éclairages de plus forte intensité, même quand la vue des résidents ou des patients est très affaiblie.L’intensité lumineuse moyenne dans les Ehpad américains est en moyenne de 70 lux. C’est évidement très insuffisant et les études montrent que ce niveau de lumière trop faible explique, en partie, à la fois les troubles du sommeil nocturne, la somnolence diurne, et le déclin cognitif.L’éclairage devrait dépasser les 500 lux et sans doute atteindre au moins 1 000 lux durant la journée. À titre de comparaison, l’intensité lumineuse d’une lampe de chevet n’est que de 30 lux, celle du soleil au lever du jour de 10 000 lux.Et dans la mesure du possible, même en fauteuil roulant, il faut que les résidents des Ehpad bénéficient de la lumière extérieure en journée, surtout s’ils sont somnolents pendant la journée et/ou dorment mal la nuit.Pourquoi certains sont « couche-tard » et « lève-tard », d’autres « couche-tôt » et « lève-tôt »On découvre aujourd’hui l’importance de la lumière naturelle pour réguler le sommeil, alors que le rôle de l’horloge circadienne, cette petite structure localisée dans le cerveau, est lui connu depuis longtemps. L’horloge circadienne pulse avec une oscillation de presque 24 heures.L’étude des personnes non voyantes nous a appris que la synchronisation de l’horloge circadienne passe par la rétine à laquelle est connectée. La rétine capte la lumière qui est responsable de la synchronisation de l’horloge circadienne. Cette horloge biologique est en permanence synchronisée, c’est-à-dire remise à l’heure, sous l’effet de l’environnement, et en particulier de la lumière.L’horloge circadienne des personnes que l’on classe dans la catégorie des « couche-tard » ou « lève-tard » est lente et peut osciller avec une période de 24h30. Chaque jour, si les conditions lumineuses sont suffisantes, elle va être avancée de 30 minutes et permettre une physiologie au bon moment, sinon les horaires de coucher et de lever seront plus tardifs chaque jour, jusqu’à 30 minutes, par exemple chez l’aveugle.En revanche, l’horloge circadienne des « couche-tôt » et « lève-tôt » est rapide. Elle peut osciller sur 23h30 et doit être retardée quotidiennement. Là encore, c’est un cycle lumière-obscurité suffisant et stable qui va permettre la remise à l’heure de l’horloge biologique, et des horaires de sommeil réguliers.Encore une fois, il faut comprendre que la lumière ne sert pas qu’à la vision. On comprend désormais combien elle est au cœur de la santé humaine, pour le sommeil comme dans d’autres domaines.Auteur : Claude Gronfier, chercheur neurobiologiste à l’Inserm, Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon (CRNL, Inserm/CNRS/Université Claude-Bernard Lyon 1), InsermNos travaux de recherche ont été soutenus par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets, dans le cadre des programmes TecSAN et IDEXLYON. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR. Ces recherches ont également reçu des financements de la région Auvergne-Rhône-Alpes et de l’Université Claude Bernard Lyon1.Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation
LLa croissance durable des PME passe par un meilleur accompagnement humain : le cas du programme Elite Faire croître les PME européennes est impératif. Pourtant, les soutiens les plus efficaces ne sont pas forcément ceux qu’on imagine. Le programme Elite offre une approche et des outils originaux.La question de la croissance et du scale-up des PME européennes est un sujet d’actualité très discuté à la fois par les acteurs économiques, politiques et académiques. Comment permettre aux PME européennes de devenir exportatrices et compétitives à l’étranger ? Pendant longtemps, les PME allemandes ont été citées comme des modèles à suivre, mais face à la montée en puissance économique de nombreux pays comme l’Inde et la Chine, la pertinence de ce modèle est de plus en plus remise en question. S’agissant des obstacles rencontrés par les PME européennes depuis plusieurs décennies, de nombreux travaux de recherche conduits en sciences économiques et de gestion convergent vers les résultats suivants :l’accès aux ressources financières demeure une préoccupation essentielle ;la croissance des PME ne dépend pas des seules variables financières. Les questions d’organisation, de connaissances… ont même un effet autorenforçant.Multiplication des aidesFace à ces constatations, les acteurs publics nationaux et européens, ont multiplié les dispositifs d’aide destinés à stimuler la croissance et l’exportation des PME, le financement européen en cascade pour les entreprises, avec aussi des mesures orientées directement sur la question de la soutenabilité. On retrouve dans ces dispositifs, à la fois des mécanismes de financement (subventions, prêts, fonds de capital-risque). Simultanément, des mécanismes d’accompagnement des PME ont été développés, comme le font les chambres de Commerce en France avec le dispositif « Team France Export », qui propose une interface digitale pour guider les entrepreneurs.Il a été souvent mentionné qu’une des difficultés des PME est de se retrouver dans le maquis des dispositifs régionaux, nationaux ou européens, chacun jouant différents rôles parfois complémentaires. Au-delà de la question de la visibilité de ces dispositifs, et de leur accessibilité aux entrepreneurs, une question apparaît comme essentielle : quels sont les besoins réels des dirigeants de PME européennes pour s’orienter vers une croissance soutenable ?L’importance de l’humainNotre thèse est qu’au-delà de tous les dispositifs proposés, les entrepreneurs ont besoin d’un accompagnement « humain », c’est-à-dire d’une interaction continue sur un temps relativement long avec des individus, une équipe, ayant à la fois une vision globale, des compétences complémentaires et des réseaux pour les accompagner.Afin d’étayer cette thèse, nous avons conduit une étude et réalisé des entretiens auprès de l’équipe du groupe Elite issue de la place financière Euronext. Elite illustre selon nous, un exemple de ce qui peut être mis en place pour tenter d’accompagner des PME désireuses de croître et de faire face aux différents défis. Elite a été lancé en 2012 par la Bourse italienne, et est aujourd’hui intégré au Groupe Euronext. C’est un dispositif payant d’accompagnement des PME qui doivent remplir certaines conditions pour y accéder, généralement avoir un chiffre d’affaires supérieur à 10 millions d’euros.Un accompagnement globalL’originalité de ce programme est i) de s’interroger sur le mode de financement de l’entreprise le plus adapté à son stade de développement, ii) de ne pas se focaliser uniquement sur l’accès aux ressources financières mais de s’intéresser également aux connaissances et compétences que l’entrepreneur doit acquérir pour atteindre une croissance durable sur le long terme grâce à des formations ciblées, iii) et d’impliquer les entrepreneurs dans des ateliers (workshops), des événements de réseautage, des réunions et des échanges entre communautés industrielles et financières essentielles pour leur développement. Il s’agit donc de proposer un accompagnement global, et de dépasser ce qu’on entendait traditionnellement par l’intermédiation financière, via les banques ou via les marchés financiers.Nous avons conduit une série d’entretiens avec les membres de l’équipe d’Elite afin de mettre en lumière ce que nous appelons une nouvelle forme d’intermédiation de la part d’une place financière. Trois grands domaines d’action d’Elite ont été identifiés afin de mieux répondre aux défis rencontrés par les PME souhaitant croître de manière soutenable et durable.Le premier domaine concerne l’acquisition de nouvelles compétences et connaissances dans un processus dynamique. Dans un environnement très changeant, les entreprises doivent faire preuve d’anticipation, de réflexivité et de capacité à se transformer :« Nous sommes aussi une boîte à outils. Nous nous décrivons souvent comme une boîte à outils, pour l’entrepreneur, le PDG ou le directeur financier. Et ils sont libres de choisir les différents outils en fonction de leurs besoins » (chef du développement des produits).Roland Berger (cabinet de conseil privé).Le deuxième domaine : l’inscription dans des réseaux de manière agile et réactive ; celle-ci est devenue incontournable pour les PME.« Les compétences et la mise en réseau sont prioritaires. C’est notre premier objectif. Parce que, vous savez, tout le monde a besoin d’évaluer ses compétences ou d’en acquérir de nouvelles pour rester compétitif sur le marché ».Un accompagnement sur mesureEt enfin, faciliter l’accès à des financements alternatifs, comme l’émission de titres adossés à des actifs d’investisseurs institutionnels et éventuellement préparer les entreprises à accéder aux marchés de capitaux privés ou publics :« Nous mettons en avant le rôle et l’importance du reporting, de la transparence, de la structuration adéquate du plan financier et de l’importance de la soutenabilité. »La réussite des PME dans la trajectoire de croissance soutenable dépend le plus souvent des synergies entre ces trois domaines. Il est ainsi crucial d’adopter une approche holistique sur les actions à entreprendre et sur la manière d’agencer ces actions dans le temps et l’espace : « Les réalisations les plus importantes sont liées à la capacité de croissance de ces entreprises dans trois domaines en termes de management, d’emploi et de durabilité ». Elite propose aux entreprises engagées dans son programme un accompagnement avec une équipe dédiée. « Ainsi, chaque entreprise sait qu’une fois insérée dans le programme Elite, elle a un contact Elite personnel. Le dirigeant, le CEO, l’entrepreneur peut décrocher le téléphone, nous sommes là, pour eux, pour les questions de communication, de stratégie, etc., de sorte qu’ils soient très accompagnés ».Selon Elite, les entreprises bénéficiant de ce programme d’accompagnement affichent des performances supérieures sur trois critères : chiffre d’affaires, marge d’exploitation et création d’emplois. En moyenne, ces entreprises ont enregistré une augmentation annuelle de leur chiffre d’affaires de 11,8 ; %, contre 7,8 ; % pour l’échantillon de référence. Leur taux de marge atteint 17,1 ; %, nettement supérieur aux 12,4 ; % observés dans le groupe de comparaison. Enfin, elles ont vu leur taux d’emploi progresser de 15,5 ; %, bien au-delà des 0,8 ; % de l’échantillon de référence.Une nouvelle mission pour les places financièresPour assurer efficacement la croissance des PME, il est nécessaire de mettre en place un accompagnement global, que ce soit en termes de compétences, de formations, de réseaux et de financement. Cela est particulièrement important dans un contexte international extrêmement complexe et mouvant.Il est intéressant de noter que cette proposition émane de la place financière Euronext, qui, jusqu’à présent, était très focalisée sur les marchés financiers pour attirer les PME. Il semblerait que les places financières aient, à leur tour, intégré que l’accès aux ressources financières n’est pas le seul obstacle à la croissance soutenable des PME, et que d’autres variables doivent également être prises en compte. Quelques premières limites à ce programme peuvent être mentionnées. Premièrement, l’efficacité du programme reposant largement sur les interactions entre les entrepreneurs impliqués et l’équipe dédiée, comment conserver la qualité de cet accompagnement avec un nombre croissant d’entreprises ? Deuxièmement, Elite repose sur la coordination de nombreux intermédiaires spécialisés dans des domaines particuliers – banques, sociétés de conseil, cabinets juridiques. On peut s’interroger sur l’équilibre à trouver avec ces partenaires entre coopération et concurrence. Enfin, pour juger de l’efficacité d’un tel dispositif, il est nécessaire, dans une approche croisée, d’interroger les entreprises impliquées et de suivre leur évolution, afin d’évaluer l’impact réel du programme proposé.Autrices : Laurence Cohen, Maître de conférences en Finance, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3 et Valérie Revest, Professeure des universités en sciences économiques, centre de recherche Magellan, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.>> Lire l’article original :The Conversation
QQu’est-ce que le biomimétisme ? Comment s’inspirer des principes du vivant tout en respectant la biosphère ? Le biomimétisme nous invite à replacer l’homme comme une espèce vivante parmi les autres espèces vivantes. Explications.Quel point commun entre les vitrages auto-nettoyants, les verres fabriquées par chimie douce et le traitement des eaux usées ECOSTP ? Tous relèvent du biomimétisme, une démarche visant à résoudre des problèmes et concevoir des solutions en s’inspirant des principes du vivant tout en respectant la biosphère et les limites planétaires.Ainsi, les vitrages auto-nettoyants reproduisent l’effet superhydrophobe observé à la surface des feuilles de Lotus : une surface microtexturée et très hydrophobe qui ne retient ni la saleté ni l’eau. La chimie douce fabrique du verre à température ambiante en s’inspirant des processus biologiques identifiés chez les Diatomées, des microalgues qui fabriquent des « carapaces » transparentes en verre de silice. Quant au procédé ECOSTP, il s’inspire du fonctionnement de l’estomac à plusieurs chambres des vaches pour purifier l’eau sans alimentation électrique.Les solutions identifiées par cette démarche sont ainsi par essence même économes en matière et en énergie, robustes et résilientes, elles s’insèrent dans leur milieu sans le dégrader et elles ne génèrent pas de déchets non réutilisables, au même titre que les processus développés par l’ensemble des êtres vivants au long des 3,8 milliards d’années d’évolution de la vie sur Terre.Le tournant des années 1990Cette démarche de biomimétisme a toujours existé spontanément dans les populations humaines mais elle s’est structurée et théorisée récemment. Le terme lui-même de biomimétisme a été proposé pour la première fois en 1969 par le biophysicien américain Otto Herbert Schmitt dans le titre de son article Some interesting and useful biomimetic transforms.Une étape majeure dans la structuration du concept a été la publication en 1997 du livre de l’Américaine diplômée en gestion des ressources naturelles Janine Benuys Biomimétisme : quand la nature inspire des innovations durables (Biomimicry : Innovation Inspired by Nature). L’auteure a regroupé et structuré de nombreuses approches hétérogènes comme la permaculture, la symbiose industrielle, l’écoconception… et a proposé de quitter la vision très technique de la bionique (démarche qui crée des systèmes technologiques inspirés du vivant) pour construire la vision systémique du biomimétisme, qui prend en compte les conditions d’équilibre et les interactions entre les différents éléments du système vivant étudié.Sous l’impulsion de ce livre, des think tanks et des cabinets de conseil se sont ensuite créés, tels que Biomimicry 3.8 et le Biomimicry Institute aux États-Unis, ou le CEEBIOS (Centre d’excellence en biomimétisme de Senlis) en France.Ainsi le biomimétisme s’est développé et installé dans le paysage mondial ces vingt-cinq dernières années : la mise en œuvre technologique du concept s’est accompagnée d’une définition par une norme ISO, les politiques s’en sont également emparés et les chercheurs ont commencé à livrer des analyses critiques, notamment sous l’angle de la philosophie et de l’éthique.Des enjeux éthiquesLe biomimétisme doit désormais faire ses preuves. Se contenter de reproduire des concepts techniques ne suffira pas, seule l’intégration d’une dimension systémique peut répondre aux enjeux environnementaux de manière réellement soutenable. Quelques réalisations indiquent que c’est possible, comme celles relevant de l’écologie industrielle et territoriale ou encore les démarches de type permaentreprise.Cette dimension systémique est rendue visible par le terme d’écomimétisme parfois utilisé à la place de biomimétisme : il enjoint de nous inspirer non pas seulement des fonctions biologiques mais des propriétés des écosystèmes, donc de prendre en compte les interrelations entre les espèces et les populations, la circularité des flux de matière et d’énergie, la frugalité dans l’utilisation des ressources… : des propriétés des écosystèmes garantes du respect de la biosphère et des limites planétaires.Le biomimétisme et l’écomimétisme doivent également faire leurs preuves dans leur capacité à intégrer une réflexion éthique : imiter la nature pour des applications purement techniques n’est qu’une instrumentalisation de plus de la nature.De nombreux auteurs invitent au contraire à un changement de paradigme philosophique : replacer l’homme comme une espèce vivante parmi les autres espèces vivantes. Car c’est la position dominante de l’homme vis-à-vis de la nature qui a abouti à notre économie extractiviste, linéaire et mondialisée, destructrice de nos milieux de vie et des conditions d’habitabilité de la Terre.Autrice :Cathy Grosjean, Enseignante-chercheuse sur la transition écologique, UCLy – Institut catholique de LyonCet article est republié sous licence Creative Commons. >> Lire l’article original :The Conversation
EEntreprise apprenante : les étonnantes leçons de l’armée allemande | The Conversation L’armée allemande est un exemple peu connu d’organisation apprenante et pourtant. Les victoires militaires de l’armée du Kaiser et les suivantes s’expliquent aussi par une sorte de management moderne, où, par exemple, la notion de retour d’expériences est déjà présente.En matière d’apprentissage organisationnel – défini comme la capacité collective de réfléchir sur l’expérience pour modifier les stratégies d’action au service d’objectifs partagés – il est fréquent de commencer par les moyens d’apprendre (les concepts, les principes, les outils et les pratiques) pour s’intéresser alors à sa contribution éventuelle à la performance de l’organisation. Parfois même, le lien de causalité est considéré comme un postulat de départ non questionné. Pourtant, au niveau de l’organisation, le lien empirique entre apprentissage et performance reste à démontrer de manière convaincante.En adoptant l’approche inverse, on commence par identifier une organisation dont la performance est démontrée pour mettre ensuite en exergue des éléments observables liés à l’apprentissage qui sont considérés par les acteurs eux-mêmes comme à la source de cette performance. Et si on identifie une organisation perçue par ses pairs et ses concurrents comme sans égal, on peut s’attendre à trouver en son sein une architecture d’apprentissage organisationnel pensée, déployée et constamment affûtée. Testons cette hypothèse avec l’armée prussienne devenue l’armée allemande de la période impériale jusqu’en 1945.Ainsi, exempt de portée politique, cet article est illustratif de pratiques de développement de capacités sans lien avec le contexte idéologique ou social des périodes historiques concernées. Le postulat est qu’une organisation, dont on réprouve sans condition les idées ou intérêts qu’elle a servis, peut être un objet de recherche dépassionné et une source d’approfondissement académique.L’armée prussienne, puis allemandeIl est peu de notions plus sûres dans l’histoire moderne que celle de l’excellence militaire allemande. Et cette conviction est largement partagée par les historiens, comme Max Hastings (« Pendant de nombreuses années après 1945, la reconnaissance de la [supériorité militaire allemande] était trop douloureuse pour être partagée publiquement ») ; par les praticiens, comme le Field Marshal anglais Harold Alexander (« L’ennemi était plus rapide […] en attaque, en défense […], dans les remplacements […], pour monter des attaques et des contre-attaques et, par-dessus tout, plus rapide à décider sur le champ de bataille ») ; par les praticiens-analystes comme le colonel Trevor Dupuy pour qui le soldat allemand infligeait 50 % de plus de pertes à ses opposants et ce en toutes circonstances (en attaque ou en défense, en état de supériorité ou d’infériorité, avec ou sans le soutien aérien, en cas de victoire ou de défaite) ; ou encore pour les chercheurs, comme le théoricien israélien Martin van Creveld qui conclut son ouvrage de performance militaire comparée par un lapidaire :« L’armée allemande était une organisation combattante exceptionnelle. Sur le plan du moral, de l’initiative, de la cohésion et de la résilience, elle n’avait probablement pas d’égal au sein des armées du XXe siècle. »Si pour Bismarck, « l’humanité commence au rang de lieutenant », on comprendra, au-delà du bon mot, que la performance de l’armée allemande n’était pas le fait du hasard.La question est alors de passer du « vouloir être performant » à le devenir réellement. L’exemple allemand montre de manière éloquente que la performance s’apprend. Pour analyser la stratégie de développement de la performance échafaudée par l’armée allemande pour en faire le fondement de sa culture organisationnelle, utilisons une grille de lecture développée par une équipe de chercheurs israéliens, experts de l’apprentissage, notamment en contexte militaire. Phénomène complexe, l’apprentissage organisationnel peut s’observer au travers de trois facettes : culturelle, structurelle et contextuelle.Une culture favorable à l’apprentissageLes normes comportementales de nature à faciliter l’apprentissage composent le volet culturel du développement collectif de capacités. Dans ce domaine, l’armée allemande était en avance sur son temps, ce qui pourrait être vrai encore aujourd’hui.Au sein du corps des officiers, en particulier, la culture du débat, la tolérance à l’altérité de points de vue, l’absence de « solution parfaite », la transparence dans les échanges, le courage et l’intégrité de partager toute l’information, la curiosité pour comprendre les sujets en profondeur, et la responsabilité personnelle d’apprendre constamment et de mettre en pratique les acquis sont exceptionnels. Surtout dans un contexte militaire que l’on imagine aisément hiérarchique, étriqué et peu innovant. C’est tout le contraire que le corps des officiers, et l’armée allemande en général, donnent à voir à l’époque.Cette culture organisationnelle facilitante de l’apprentissage collectif s’appuie sur deux leviers clés : la confiance interpersonnelle (fondée sur une sélection rigoureuse et une socialisation intense) et l’obsession de la performance, du travail bien fait. C’est cette culture qui permet à l’armée allemande de constamment apprendre de ses erreurs et de développer sa performance superlative.Des simulations pour apprendreLes procédures et processus par lesquels une organisation collecte, analyse, codifie, partage et dissémine toute information facilitant l’atteinte des objectifs de l’organisation constituent la facette structurelle de l’apprentissage organisationnel. On distingue la temporalité, à savoir s’entraîner sans relâche avant l’action et apprendre sans fard de l’expérience après l’action.L’armée allemande a inventé, par exemple, la simulation intensive de combat pour entraîner ses officiers à la prise de décision en incertitude. Au travers de jeu de plateaux (Kriegsspiel) ou de galops d’essai annuels sur le terrain, l’entraînement en situation permet de développer les réflexes, d’identifier des points d’amélioration, de faire émerger de nouvelles tactiques et de transmettre les bonnes pratiques. L’entraînement des soldats s’effectue en conditions réelles, une philosophie « train as you fight » que les Américains reprendront après-guerre.Après l’action, le retour d’expérience systématique (Erfahrungsberichte) analyse les décisions et les conséquences à tous les niveaux hiérarchiques pour réinjecter dans le système les leçons identifiées ou les hypothèses émergentes.Un retour d’expérience XXL après la défaite de 1918De même, à l’issue de la Grande Guerre, le chef d’État-Major von Seeckt lance un effort de retour d’expérience sans précédent pour comprendre la défaite militaire : 500 officiers sont mobilisés autour de 57 points (traversée de rivière, moral des troupes, justice militaire…) en répondant à quatre questions : Quelles situations apparues pendant la guerre n’avaient pas été envisagées ? Dans quelle mesure les conceptions d’avant-guerre étaient-elles efficaces pour faire face aux situations susmentionnées ? Quelles lignes directrices ont été élaborées dans l’emploi de nouvelles armes pendant la guerre ? Quels sont les problèmes posés par la guerre qui n’ont pas encore trouvé de solution ?Musée de la Grande Guerre du pays de Meaux.Conceptualiser l’environnement, et en tirer (toutes) les conséquencesSi plusieurs éléments constituent cette facette contextuelle de l’apprentissage organisationnel, et en facilitent le développement, comme la criticité de l’erreur (perdre une bataille n’a rien de comparable à manquer ses objectifs trimestriels) ou la structure même du métier, deux caractéristiques se détachent nettement dans le contexte militaire allemand : le rapport à l’environnement et le leadership.Dès Clausewitz et son Vom Krieg (1832), et plus encore avec Helmuth von Moltke, l’emblématique chef de l’État-Major prussien de 1857 à 1888, la conception de l’environnement par l’armée allemande est simple : le champ de bataille est par nature imprévisible et complexe, et il est vain de pratiquer le réductionnisme pour se convaincre qu’il est possible de le mettre en équation. Le choix est donc fait d’identifier, de sélectionner, de former et de faciliter la promotion d’artistes de la guerre et non d’exécutants ; en clair, des officiers et sous-officiers qui, au contact du terrain, vont s’adapter, prendre des risques, apprendre, innover, surprendre l’ennemi et vaincre.Un leadership centré sur la performance collectiveLe leadership au sein de l’armée allemande, c’est-à-dire la capacité à créer les conditions dans lesquelles les soldats seront préparés, compétents, motivés, créatifs, autonomes dans la pensée et proactifs dans l’action, est considéré comme une valeur cardinale à tous les échelons. Dans la plupart des conflits dans lesquels l’Allemagne sera impliquée entre 1864 et 1945, l’armée allemande aura des moyens matériels et un accès aux matières premières inférieurs à ses ennemis ; mais le leadership, centré sur la performance collective, le développement de capacités, l’exemplarité, et l’attachement aux soldats, plus que compenseront ces carences pour faire de l’armée allemande une impressionnante organisation apprenante (et performante).Sans occulter le caractère funeste joué par l’armée d’Allemagne dans l’histoire, les entreprises d’aujourd’hui, jouant des coudes dans un environnement volatil et incertain, ont peut-être matière à trouver inspiration dans la manière avec laquelle les forces armées allemandes ont développé une infrastructure d’apprentissage organisationnel rarement égalée par son exhaustivité et son impact. En connaître les clés peut servir à tous.> L’auteur :Thomas Misslin, Doctorant, Sciences de Gestion, Dauphine-PSL – Chef de projet, Executive Education, EM Lyon Business SchoolCet article est republié sous licence Creative Commons. >> Lire l’article original :The Conversation